Ketama126 place Rome sous le symbole du Lion

In Dossiers by Arthur DuqLeave a Comment

En 2015, la vague trap qui avait inondé la France l’année précédente submerge les Alpes pour éclabousser l’Italie et dans un premier temps, la Lombardie. La botte, longtemps cantonnée au hip-hop des années 1990, bourrée de revendications sociales sur du boom-bap, va se laisser dériver doucement sur les flots plus libres et divertissants qu’offre la 808. C’est donc Milan et le Nord du pays, traditionnellement plus ouvert aux nouvelles tendances que le sud, qui vont être touchés par cette révolution musicale, avec des artistes comme Sfera Ebbasta ou encore Ghali. A Rome, c’est le séisme Dark Polo Gang qui secoue le game italien et noie le conservatisme romain, entraînant un renouveau de la scène locale, totalement décomplexée. Ainsi, dans le sillage des amateurs de Gucci et d’opiacés, surfent Ketama126 et sa famiglia CXXVI, sans doute les plus talentueux de la nouvelle génération romaine. Portrait.

Sur les marches de Tamburino

Sur la rive ouest du Tibre se trouve le rione XIII de Rome appelé Trastevere, littéralement « au delà du Tibre », symbolisé par le lion. Il s’agit d’un des quartiers les plus anciens et authentiques de Rome, à tel point que ses habitants se considèrent comme le cœur de la romanité. Les bâtiments, aux couleurs chaudes, craquelées et fatiguées par le soleil méditerranéen, sont des vestiges de l’histoire architecturale romaine et rendent cet arrondissement unique. Plutôt populaire au début du XXe siècle, Trastevere s’est peu à peu gentrifié pour former un mix parfait entre trasteverini et bobos. Cependant, le rione n’a pas perdu son identité propre et forme un petit village au centre de Rome, au sein duquel les gens se connaissent et s’interpellent de leur fenêtre. La journée, l’endroit est envahi par la masse de touristes qui s’approprient les lieux et s’égarent dans les innombrables ruelles pavées qui forment un véritable labyrinthe. Le soir, il faut rendre à César ce qui est à César. La jeunesse romaine venue de tous les milieux reprend son territoire animé, pour boire, fumer et chiller en paix. C’est ici que la plupart des membres de 126 aka Centovintisei aka CXXVI aka Love Gang aka Guasconi aka GuascoGang ont grandi. Les alias sont nombreux, comme les marches de l’escalier de Tamburino (au nombre de 126, d’où le nom de la troupe), sur lesquelles toute la clique se retrouve pour fumer leurs canne et boire des Peroni, venues tout droit du bangla (en Italie les night shops ne sont pas tenus par des pakistanais mais par des bangladais, malins ces italiens). C’est sur ces mêmes marches qu’ils ont commencé à rapper pour passer le temps il y a quelques années déjà. A cette époque il y avait Ketama, Pretty Solero, Franco, Asp et Gordo (Emphashishi, Carl Brave, Nino Brown, Drone et Ugo Borghetti rejoignent la clan ensuite). L’endroit était idéal car il faisait la jonction entre la rue Glorioso et la rue Dandolo, entre Trastevere et Monteverde, entre les autres et Ketama.

Piccolo Kety

Au delà du fameux paradisio du hash au Maroc, ou de la chevaleresque kétamine, le blase Ketama est né bien avant que Piero Baldini, de son vrai nom, ne se mette à rapper. Ce surnom, c’est le padre de son pote Gordo (ami décédé de manière tragique, à qui il rend hommage dans plusieurs morceaux) qui en est à l’origine. Il avait mis en garde son fils quant à ses relations, en comparant Piero à une « acqua cheta », une eau en apparence tranquille mais qui cache en réalité un danger. Le tiramisu qui précède le limocello en quelque sorte. Un surnom qui lui va comme un survêt’ Fila sur les épaules de Tony Soprano, c’est à dire à merveille, quand on regarde son évolution musicale.

De Pantera au Truceklan

A 15 piges, il est plus branché métal et rock. Il a même un groupe au sein duquel il joue de la basse. Ils font essentiellement des covers et reprennent du Jimi Hendrix et du Pantera. Puis ses amis, comme Franco, lui font découvrir le Truceklan (fusion des Truceboys et d’In The Panchine), notamment Chicoria et Noyz, précurseurs du rap romain et très populaires là-bas. Un rap particulier, qui mélange italien et anglais, qui fait tout de suite mouche dans l’oreille de Keta. « Ils parlaient de choses qu’on aimait faire toute la journée et leur imagerie m’a directement plu » résume-t-il dans une interview pour L’Officiel. Peu à peu, il délaisse la basse pour se rendre chez Drone qui possède alors une Korg rouge. Il commence à composer des beats pour ses potes et vibre désormais avec le hip-hop. « Dans tous les cas, je voulais faire du son dans ma vie. Mes parents m’ont toujours soutenu. Mon père est passionné de musique jazz et joue du saxophone. Il y avait constamment de la bonne musique à la maison. » se souvient-il. Quelques temps plus tard, il décide de se lancer dans l’écriture de textes, pour accompagner sa clique de Tamburino.

Déjà Fuori Classe

L’Acqua Cheta se réveille vraiment en 2014, où il sort en indé (sous son propre label Soldy Music) Dieci Pezzi en duo avec Pretty Solero (à l’époque appelé Seany). L’influence du Truceklan se fait sentir et le projet s’inscrit dans la tradition du boom-bap romain, sombre et agressif. On retrouve d’ailleurs sur le track Una Bottiglia Di Vino Mr. P, membre du groupe emblématique de Rome. Présents également, sur Io Non Credo et Numeri, ses frères du 126 gang ASP et Franco. Ensemble ils rappent leur quotidien, leurs expériences, leurs sentiments. « Ketama et Piero Baldini sont la même personne. Histoire et musique vont de pair, donc ce que j’écris, c’est ma vie personnelle » explique Keta à L’Officiel. Ainsi la troupe expose son lifestyle : vie nocturne, soirée foireuses, canne, Peroni, Tennent’s, cocaïne sur les marches de Trastevere, pendant que le commun des mortels va écouter de la merde en club. Un lifestyle qui parle cependant à beaucoup. « Les lieux, les ambiances, les émotions et les événements sont vraiment bien décrits. On a tous vécu un peu de leurs histoires. Et puis le slang parlé, les mots utilisés sont romains, pas italien. » m’explique mon amie Giulia, qui vit à Rome depuis l’enfance. Cette force de la description, on la retrouve notamment avec Carl Brave et Franco126 (duo indépendant au sein du CXXVI) qui en ont fait leur marque de fabrique et qui explique en grande partie leur notoriété croissante, atteignant régulièrement le million de vues sur Youtube. Grâce à Dieci Pezzi, Ketama va être signé par le label Smuggler’s Bazaar (Chicoria, Mr. P, Brenno Itani…), avec lequel il va sortir son premier projet officiel.

Un pied dans le piège

C’est donc l’année suivante qu’arrive Benvenuti A Ketam City, un deuxième album aux allures de compilation de featurings (Mr.P, Franco, Asp, Darkside, Emphashishi, Carl Brave, Pretty Solero, Bangla Masud). Un disque qu’il qualifie lui même d’ « accouchement long et douloureux » mais qui contribuera à sa montée en puissance. Buté essentiellement au rap ricain, écoutant des artistes comme ASAP Rocky, Schoolboy Q, Chief Keef ou Lil Reese, les influences trap et drill commencent à se faire sentir dans les prods et les flows. Le ton était donné par le track autotuné Pezzi, single anticipant le projet, en featuring avec Darkside du DPG, roi du piège romain.

Benvenuti A Ketam City est finalement un mélange de genres. Les morceaux old school sont produits par Drone, comme 4:20, La Bocca Della Verita et Banglarap, piste sur laquelle Ketama exprime son amour pour les night shops. Il invite même son bangla à chanter le refrain. Incroyable connexion. Mais il y a aussi des prods sorties tout droit d’ATL, composées par Tama (alias de Ketama), comme dans Fa Scoppiare Il Cuore, le violent Kabobo et Niente Nuovi Amici, ou encore du cloud rap, avec cette instru sirupeuse de Quello Che C’ho, réalisée par le talentueux Nino Brown. Ces mélodies aux sonorités nouvelles au regard de la scène locale en 2015, commencent peu à peu à se faire une place à Rome et Lil Kety semble s’y plaire de plus en plus. « L’Italie connait une renaissance musicale depuis quelques temps. Les genres musicaux se mélangent plus facilement et créent de nouveaux sons. C’est en grande partie grâce à la trap. Mais Internet, en donnant accès à toutes sortes de musique gratuitement, a contribué à brouiller les frontières entre les genres musicaux et a donc encouragé cette évolution. »  observe Ketama.

Oh Madonna

Un évolution musicale parfaitement illustrée par le troisième album du jeune Lion de Trastevere sorti en juin dernier. Cette fois-ci, le projet est produit par le label milanais Asian Fake (un romain qui séduit Milan, ce n’est pas rien), qui apparaît comme le label innovant du moment, avec des artistes comme Pretty Solero, l’incroyable couple de Coma Cose ou encore Karkadan. Cheveux longs comme la crinière du seigneur des animaux (ou la chevelure de la Madonne), Ketama apparaît totalement décomplexé, libéré, et délivre une tracklist impressionnante. Les précédents singles Pezzi de Carta, Grattacchecca ou encore Non Mi Tocca dessinaient déjà une certaine montée en puissance du romain, mais Oh Madonna est encore un cran au dessus.

Maniant l’ironie, la provocation et le romantisme, Kety surprend en mêlant poésie et slang argotique avec cette voix grave qui lui est propre. « J’aime les contrastes. Mettre une phrase intelligente à côté d’un truc où j’ai l’air carrément débile. Je peux paraître comme un penseur ou comme le pire des blaireaux. » raconte-t-il à Rolling Stone. Cependant, sa véritable force est sa capacité à écrire des refrains entêtants, sur des mélodies envoûtantes, comme sur Lacoste, ode pour le croco français, Pantani, hommage à son idole Marco, ou encore l’hypnotique Piccolo Kety, un savoureux mélange entre Tunnel Vision de Kodak Black et de Piccola Katy de I Pooh. Un morceau très inspiré de celui de Dieuson Octave, à tel point que le refrain du romain est quasiment la traduction littérale de celui du natif de Pompano Beach.

Avec un tel nom pour son troisième projet, impossible de passer à côté du sacré, présent en filigrane tout au long des tracks. Dans Giuro Su Dio (Je Jure Devant Dieu), il se compare à Gucci Mane le Trapgod. Mais il n’hésite pas non plus à se décrire comme Jésus Christ et à assimiler ses pleurs aux larmes de sang de Notre-Dame de Fatima. Il contredit Saint Matthieu car autour de lui, les dits loups sont en réalité des moutons. Il craint de finir pauvre comme Saint-François d’Assise et veut seulement 12 personnes à son enterrement, les vrais, le noyau dur de sa famiglia. Ou encore dans le morceau Oh Madonna, la dimension dramatique est très vite tournée en ridicule par la répétition des supplications insistantes. Ketama est à la fois arrogant, sarcastique et n’a peur de rien car comme il le chante dans son dernier single « je suis jeune et sauvage ». Après avoir conquis Rome et Milan, l’Acqua Cheta comptent bien engloutir le reste de l’Europe accompagné de sa meute de lions affamés de Trastevere.

Arthur Duq
Les derniers articles par Arthur Duq (tout voir)

Leave a Comment