Dooz Kawa, vers l’idéal

In Interviews by JulietteLeave a Comment

Les quelques jours qui ont précédés ma rencontre avec Dooz Kawa, intriguée par le personnage, je cherche. Qui est-ce ? Un idéaliste déçu ? Un orphelin de l’idéal, me dira une amie. Peut-être. Quelques heures plus tard, je retiendrai trois mots : douceur, silence et rêve.  La douceur de sa voix qui met en lumière son travail d’interprétation dans son rap. Ses silences, qui révèlent son humilité face aux réflexions. Le rêve, celui qu’il nous offre à travers sa musique aux riches influences, de ses textes référencés à l’atmosphère onirique et suggestive. Et ce rêve éveillé que chacun d’entre nous peut créer dans son imaginaire : une invitation à « habiter poétiquement le monde… »

Bohemian Rap Story s’ouvre sur la chanson « Me faire la belle », ce qui surprend tout de suite, c’est l’interprétation, le travail sur la voix bien plus développé que d’habitude.

Oui, en fait je peux moins souvent me lâcher sur les albums parce qu’en studio, c’est contrôlé, les saturations, les cris, ils n’aiment pas trop ça. Ils aiment bien les choses contrôlables et qu’après ce soit facilement exploitable. Ils n’ont pas forcément l’idée finale en tête. Ça me bride beaucoup. Tandis que ça, je l’ai enregistré tout seul, ça m’a permis d’aller vers ce que j’avais vraiment envie de faire. C’est quelque chose que je fais de plus en plus. Et les professionnels avec qui je travaille me font des retours positifs. Puis, dans mon esprit je sais ce que ça va être avant de rapper.

Entre ce que tu imagines et le résultat final, tu es toujours content du résultat ?

Non, il y a des échecs de temps en temps. Parfois, tu as une instru qui tourne, tu dis te qu’elle est géniale mais rien ne vient. Pour certaines, ça fait 10 ans que je les ai sur moi en pensant que je vais les kicker, mais je n’ai pas la bonne approche. Et quand tu essaies, une, deux, trois fois, tu es saturé. Tu le prends comme un échec. Comme une fille qui t’a mis trop de vents, tu vois. Au bout d’un moment, tu l’aimes bien parce qu’elle fait partie de ton entourage, tu as encore de l’affection, de la sympathie, mais tu peux plus la voir…. Ce qui ne m’est jamais arrivé, évidemment (rires). C’est un peu ça.

D’ailleurs, j’ai retrouvé quelques morceaux sur YouTube que je considère comme des échecs, et jamais sortis sur aucun support. Et pour certains ça plait, ça marche bien. Je ne sais toujours pas comment c’est arrivé sur internet ; je n’étais pas très content d’ailleurs, mais ça alimente un peu le truc. On pouvait les faire enlever mais bon, je pense que ça part d’une intention bienveillante, ça donne un bon karma tout ça tu sais (sourire).

« Me faire la belle » est aussi un morceau qui reprend une de tes thématiques principales : l’amour.

C’est marrant, on me dit souvent que l’amour est de mes thèmes spécifiques. J’ai pourtant l’impression de n’avoir encore jamais réussi à écrire sur l’amour. Je me dis qu’un jour, il faudra quand même que je fasse un texte sur l’amour (sourire). Et tout le monde me dit que j’en parle tout le temps, sans m’en rendre compte. Je pense que je l’aborde de façon très éparse.

Oui c’est drôle, car c’est un thème qui traverse tous tes albums, l’amour des femmes comme un idéal féminin, un idéal amoureux inatteignable.

Oui, inaccessible. C’est rigolo, hier je regardais une pub à la télé, puis il y avait ce mot « inatteignable », je me disais qu’il n’existait pas. On a vérifié, et effectivement « inatteignable » existe. Donc, bon pour toi (sourire). Je pense que c’est quelque chose de récurrent… ça n’est pas forcément quelqu’un de matériel d’ailleurs. C’est une muse. D’ailleurs, c’est mieux que ce soit immatériel et que cela n’existe pas ; ça permet de toujours croire à la perfection. J’espère que cet idéal restera très longtemps.

Un idéal que tu matérialises par la musique, tu établis un lien particulier et surtout duel entre cet idéal féminin et ton amour pour la musique, et parfois tu donnes le sentiment de les mettre en « concurrence ».

La musique c’est un amour. C’est quelqu’un qui te tient par la main. Pourquoi on est tous autour d’une table aujourd’hui avec plein de facettes différentes ? Parce qu’on est tenu par la main par la musique, parce qu’on de l’amour pour ça. Ce qui fait qu’on n’est jamais vraiment seuls. C’est un amour la musique. Mais c’est une histoire de complément, l’un pallie à l’autre. L’amour de la musique peut pallier au manque d’amour physique, réel qui peut exister entre deux humains, et vice-versa. Quand l’un manque quelque part, l’autre prend sa place etc. Pour qu’il y ait concurrence, il faudrait qu’il y ait un challenge, et ce n’est pas ça.

Ton affect, tu ne le divises pas forcément en projets à aboutir ou en choses qui sont plus importantes. Quand tu es dans l’affect, tu n’es pas dans un jeu où tu rajoutes des points d’habilité, de force, de technique, tu n’as aucun point à placer. Tu ne peux pas dire : l’amour de la musique c’est 70%, l’amour physique ou l’idéal c’est 30%, non. Ton affect fait partie d’un groupe de charges émotionnelles, c’est polymodal, je crois. Parce qu’une frustration, c’est une frustration. Je veux dire, que ce soit une frustration de bouffe, de sexe, de musique… après, je te l’accorde, certains sont plus importants que d’autres, mais ce n’est pas en concurrence directe. Je dis n’importe quoi ? (sourire)

 Non du tout, je t’écoute… en réalité quand je parlais de concurrence, c’est parce que dans certains de tes morceaux, tu donnes le sentiment de vouloir atteindre cet idéal amoureux pour te « sauver » de la musique que tu décris, elle, comme une souffrance.

Oui, ça fait partie des choses récurrentes que je suis amené à dire. Écrire, c’est des réminiscences. Tu dois souvent te rappeler de choses qui t’ont affecté pour rendre pertinent ce que tu racontes. Et pour cela, tu dois aller dans des choses éprouvantes. Donc l’écriture peut être une souffrance, ce n’est pas du tout cathartique. Tu remues tout le temps la merde, et tu as la tête dans l’eau. J’ai l’impression que ma musique, en tout cas c’est comme ça que je le vis, est cathartique pour ceux qui l’écoute. En général, la musique est cathartique pour les auditeurs. Pour ceux qui la pratiquent c’est une souffrance. D’ailleurs, on voit la gueule des artistes, ils entretiennent cette souffrance, et l’alimentent. C’est leur façon d’exister.

C’est cathartique pour ceux qui écoutent parce que c’est sans danger pour eux. Quand un rappeur dit « nique la police, brûle les prisons et j’encule le système », il prend un risque. L’auditeur, ça va le décharger sur le plan émotionnel en l’écoutant dans sa voiture, mais il ne prend pas beaucoup de risques. Le rappeur, lui, prend un risque et il nourrit ça.

Oui, enfin ça reste de la musique…

C’est ton interprétation. Ça peut donner suite à des poursuites, à une surveillance accrue de l’état, ça peut engendrer pas mal de choses. Si je me lève à une conférence et que je dis « j’encule l’état, François Hollande etc. » je prends un risque. Les gens qui m’applaudissent ne prennent pas trop de risques, et ça va les décharger émotionnellement.

Ce qui est cathartique pour moi, dans la musique, et une décharge émotionnelle qui me fait du bien, ce sont les concerts. J’ai appris à apprécier. Au début, j’avais peur. Maintenant, j’arrive à me lâcher et à kiffer. Je deviens presque un drogué de la scène. C’est très nouveau pour moi, ça doit faire 2, 3 ans, et je crois que ça se ressent.

Par ailleurs, tu entretiens aussi dans ta musique un rapport très sensible à la nature, d’où cela te vient ?

J’ai surtout un rapport à la pureté, la nature est une forme de pureté. Et je crois que nous sommes une espèce de cancer pour la nature, avec notre béton et tout le reste. Alors, c’est sûr que de jeter un papier par terre, quelque part c’est jeter du cancer sur du cancer, puisque le sol est déjà complètement défoncé. La pollution, ou le fait que des animaux meurent ou soient en voie de disparition, c’est juste une représentation de la sénescence. C’est de l’apoptose, la mort cellulaire programmée de l’être humain qui est représentée par ça. Cette acculturation de la nature qui est mise en place est représentative de notre propre vieillissement. Ça symbolise notre propre mort. C’est pour ça que je n’aime pas polluer. Ça me donne l’impression de me salir et ça me rappelle ma propre mort. C’est ça. Je crois. C’est plus symbolique.
Après, faire un morceau sur la nature pour la nature, c’est quelque chose que j’envisage de faire, mais pour le moment je n’ai pas trouvé une façon légère pour aborder le sujet, parce que c’est difficile de ne pas être moralisateur.

Mais, tu y arrives déjà à aborder le sujet de façon légère…

Pourquoi vous me dites toujours des trucs comme ça ? « Tu le fais déjà ». C’est marrant… C’est une façon de vivre, tu sais. L’écologie, l’anarchie, l’idéal de l’amour : c’est mon alphabet. Donc forcément, j’en parle toujours, c’est juste normal. A chaque fois, que tu fais un mot, que tu écris un mot ou que tu parles, il y a un peu d’amour de toi. C’est ancré dans l’esprit humain au plus profond. Que ce soit toi, moi ou n’importe qui, il y a toujours un peu d’amour de nous. On est fait d’amour et de bienveillance, je pense. Tous.

C’est plus ou moins développé chez les gens…

Oui, c’est plus ou moins développé. Tu sais, quand tu parles avec des humains, c’est L’art d’avoir toujours raison de Schopenhauer. Tu parles avec des êtres humains. Il y en a un qui va avoir raison mais sa façon de le dire n’est pas intéressante, et un autre va dire n’importe quoi, mais ça va fonctionner car il aura une façon agréable de l’apporter. C’est ce qu’on appelle la démagogie et le sophisme. Et les politiciens ont compris ça très tôt : il ne faut pas avoir raison, il faut plaire aux gens. Il ne faut pas leur dire la vérité, surtout pas. Par contre, il faut les intéresser suffisamment pour qu’ils pensent que tu es quelqu’un de bien. D’ailleurs, ce n’est pas la vérité, mais une vérité. Tu peux créer ta propre vérité, ta propre réalité. Ça me fait penser à un de mes morceaux « C’est juste le business », dans lequel je dis : « Mais ici, avoir raison c’est pas une raison suffisante surtout quand l’argent rentre». Je crois qu’on en est là sur ce qu’est la vérité de nos jours.

Tu entretiens également un rapport particulier à l’enfance, tu utilises régulièrement un vocabulaire lié à l’enfance et dans « Maison Citrouille », le morceau avec Anton Serra, tu dis « Les adultes sont malheureux de ne plus être des enfants », pourquoi ?

Oui, je suis malheureux de vieillir. La dégénérescence. Connaitre déjà le bout de la route. On sait déjà comment la route va se terminer. C’est triste. Je me souviens de mon premier rapport à la mort quand j’étais enfant, j’étais dans mon pieu à 21h, dans le noir, et tout d’un coup j’ai eu un flash, je comprenais que mes parents allaient mourir. Je me suis levé pour aller les voir en pleurant, et disant : « qu’est-ce que je vais faire quand vous serez plus là, est-ce que vous allez me donner des photos ? » (rires) C’était très rigolo.

Puis, je pense que l’enfant est un individu abouti et parfait. On pense qu’on se développe, mais je crois qu’on dégénère. Je crois que c’est déjà la sénescence qui est en place. Je vois les enfants comme des êtres parfaits, après on devient manipulateur… des adultes.

De tous ces thèmes principaux, l’idéal amoureux, l’amour de la musique, l’enfance, tu as créé un univers onirique, comme si le rêve était l’échappatoire ultime, je me trompe ?

Ce n’est pas l’échappatoire ultime, je pense que c’est une manière de vivre que tout le monde devrait avoir un peu. Je parlais de Bachelard à d’autres occasions, et ce qui m’a beaucoup plu chez lui, c’est cette notion de rêve conscient et actif. C’est-à-dire que tu es acteur et metteur en scène de ton rêve. La plupart des gens ont pour idée que le rêve est un acte inconscient, où nous ne serions que des figurants passifs. Tandis que moi, je vois le rêve comme quelque chose d’actif avec lequel on peut interférer, et dans lequel nous sommes très conscients des choses. C’est très Bachelard ça. C’est L’eau et les rêves, l’imagination de la matière.

Je pense que le rêve est un mode de vie. C’est une projection, une mise en abyme de toi-même au quotidien. C’est très agréable de vivre ça. Regarder un arbre et ne pas le voir vert parce que tu te dis que le vert est la seule couleur rejetée par le spectre des couleurs. Donc, l’arbre est de toutes les couleurs, sauf vert. Je te donne cet exemple parce que je regarde les arbres maintenant, mais c’est une façon de regarder le monde qui est beaucoup plus riche. Je plains les gens qui rêvent mal. On peut rêver mal, et je plains les gens qui sont comme ça.

Peut-être que ces gens manquent d’une lecture plus symbolique de la vie ?

Je crois, oui. J’imagine bien ces gens dans leur salon Ikea, tout propre, page 8 du catalogue. Après, il ne faut pas mépriser les gens qui sont différents, on recherche tous le bonheur d’une façon ou d’une autre. Il ne faut pas mépriser la personne qui a pris un chemin différent, si cette personne est heureuse et qu’elle fait du bien autour d’elle, tant mieux. Il y a tellement de grands rêveurs égocentriques qui sont des sales cons aussi, tu sais. Avec le temps, je suis de moins en moins arrêté sur les gens. Il y a une époque où j’étais dans mon petit monde HLM, avec une idée sur le vrai, le faux. Je ne fonctionne plus comme ça. Maintenant, j’ai appris à trouver de la beauté chez plein de gens. Tout le monde a une chance.

Et cette lecture de la vie, cette façon d’y mettre un peu de magie, d’où te vient-elle ?

Ça je ne sais pas. Je vois le monde comme ça. C’est mon regard. Je n’ai pas d’explication pour ça. Peut-être que j’ai tapé trop de lsd quand j’étais petit… (rires)

Dans mon interprétation, je voyais ça comme une résistance…

C’est un palliatif. On a tous des palliatifs dans notre société, la clope, le sport, l’alcool, le sexe, la musique… en fait on passe notre vie à s’enfuir. On ne passe pas notre vie à être normaux. Personne n’est normal.

« Être normal » ? Qu’est-ce que ça signifie ?

Normal, c’est le degré zéro de la souffrance… normal. C’est ce que j’essaie de pratiquer, l’épochè. La suspension du jugement. Arrêter de réfléchir, de poser des jugements sur les gens, et simplement suspendre son jugement en observant le monde. Comme dirait Rainer Maria Rilke, qui invite à l’observation du monde sans se poser de questions, car les réponses viendront d’elles-mêmes.(1) Je trouve ça très joli, tu vois. Et je pense que le rêve c’est un prolongement de l’art. La plus belle définition que j’ai pu en trouver, c’est que c’est un témoignage irrationnel de lucidité. Et je crois que c’est un peu ça.

C’est joli, ça me fait penser à une citation sur l’art que j’aime beaucoup, de Robert Filliou, « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ».

Ça me fait penser à une autre phrase… (rires). Sur la philosophie : «  La philosophie, c’est l’art de se compliquer la vie en cherchant à se convaincre de sa simplicité » [Frédéric Dard]. C’est un peu ça quand même (sourire). On est un petit peu dans le même trip.

Est-ce que tu te sens comme une personne marginale ?

Oui, clairement. Je me sens marginal. Je me sens très seul, très marginal, incompris. Très borderline. Je pense qu’avec moi tout peut arriver. Je le sais, tout peut arriver. La sinusoïde n’a pas de fin. Je ne suis pas encore arrivé au bout, et elle n’est pas prête de s’aplanir encore.

Par rapport à la solitude, en fait, j’ai été seul pendant pas mal de temps puisqu’on a beaucoup déménagé, mon père était militaire, du coup, j’avais juste la musique. Au début, la solitude c’est une souffrance puis, petit à petit tu t’y retrouves parce que tu t’attaches aux choses que tu connais. C’est comme un mauvais morceau qui passe en radio. Au bout d’un moment, tu finis par l’apprécier parce qu’il te rappelle des souvenirs, une époque, un parfum. La solitude c’est pareil, j’aime bien m’y retrouver, ça a été une source de souffrance mais maintenant je me sens libre parce que je n’ai pas besoin de faire attention à plein de choses.

Puis, tu sais, si tu prends la société, la vie en communauté, même le communisme, le marxisme, bon là j’extrapole, mais c’est une négation de l’individu. C’est une acculturation, une négation de l’individu pour la communauté par l’aliénation du travail, les contraintes etc. L’individu n’a plus le droit d’avoir de sentiments propres à lui. C’est très communautaire, sinon tu es considéré comme un traître. Donc, je me sens comme un satellite, je n’ai pas l’impression d’avoir des pensées anarchistes mais d’être un anarchiste de la pensée. Ce n’est pas un anarchisme de société.

La politique, j’en parle parce que ça fait partie de notre monde. Je l’aborde sur quelques rares morceaux parce qu’il y a des choses qui m’écœurent tellement, mais j’ai horreur de ça. Je trouve ça très terre-à-terre, et dès que c’est terre-à-terre, ça m’ennuie. Ce n’est pas rigolo… (sourire)

A mon sens, le plus beau morceau de l’album, c’est « Palimpseste ». Tu y donnes l’impression d’avoir trouvé le cœur, l’essentiel de ton propos.

Oui j’aime beaucoup ce morceau aussi, je trouve qu’il est bien écrit en plus. Je trouvais le mot tellement beau, je me suis dit que je ne pouvais pas simplement dire « palimpseste » pour le tableau parce que c’est froid, factuel. Je voulais une manière plus poétique pour le mettre en avant. Le côté « fausse blonde » est un peu froid, peut-être. Après ça parle un peu de tout et rien, des petites révoltes du quotidien. Ce n’est pas un mouvement précis, mais une révolte sous-jacente, sans être entièrement avouée, avec un rouleau compresseur de mélancolie d’ailleurs, et c’est ça qui est bien en fait. Il est un peu hypnotique en même temps. C’est quand même une réussite. Puis, au début du morceau, je suis dans une clairière en train de fumer, de prendre des produits illicites et tout le reste est sur cette gamme : une atmosphère vaporeuse, nuageuse.

(1) « Être patient en face de tout ce qui n’est pas résolu dans votre cœur. Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les « vivre ». Et il s’agit précisément de tout vivre. Ne vivez pour l’instant que vos questions. Peut-être, simplement en les vivant, finirez-vous par entrer, insensiblement, un jour, dans les réponses. » Rainer Maria Rilke – Lettre à un jeune poète – 16 juillet 1903

 Et puis il y a de la mandoline…

Oui, qui est très bien mise en avant par Vincent Beer Demander, très grand mandoliniste. Je suis très heureux de l’avoir rencontré.

Comment l’as-tu rencontré ?

Un jour, je me suis dit que j’avais envie d’un instrument à cordes qui fasse plus « sérénade ». Et la mandoline colle bien. Je suis allé regarder sur internet s’il y avait un mandoliniste près de chez moi. Il n’y en avait pas 10 000, mais 1. Il habite à Belsunce, je l’ai contacté puis il m’a invité chez lui, trois jours. On a beaucoup ri, c’est quelqu’un qui un humour très très fin. Tu sais, il fait partie de ces gens qui, dans une soirée, s’accapare l’auditoire. Il a un humour tellement fin que tu as dû mal à surenchérir, il a un esprit très vif, incisif. On a tout de suite bien tripé et depuis, on ne s’est jamais quitté. C’est quelqu’un d’exceptionnel. D’ailleurs, il tourne avec Vladimir Cosma en ce moment, qui lui a écrit une ou deux symphonies.

Il est toujours à travers le monde, mais on va se débrouiller pour qu’il soit là pour mon concert à Paris, à Beaubourg en septembre. On va essayer, c’est en cours d’ailleurs, de monter quelques morceaux avec l’orchestre du conservatoire de Marseille. Pour quelques concerts d’abord, puis, éventuellement sortir un 5 titres complètement orchestral, avec des reprises de mes morceaux. « Dieu d’amour » ou « Les hommes et les armes » par exemple. C’est en réflexion pour le moment, je vais chez lui en septembre.

J’ai eu quelques personnalités fortes comme ça, j’ai aussi croisé Matthias Bensmana qui intervient sur « Si les anges n’ont pas de sexe » et sur « Gel douche au chocolat ». Je suis très content de l’avoir rencontré, il fait partie de l’orchestre philarmonique de Barcelone, il est très pris aussi, mais on s’est promis de faire des concerts ensemble. Jouer avec Vincent, Biréli Lagrène, Mandino Reinhardt, tu sais, ce sont des virtuoses. J’ai une chance inouïe de les avoir rencontrés. Au-delà de l’écriture et du côté égocentrique qu’ont tous les artistes, moi y compris, mon plus grand bonheur dans la musique, c’est d’avoir rencontré des gens exceptionnels.

Tu sais, la dernière fois j’étais chez mon pote Loïc Blindesign, celui avec qui j’ai fait le clip « Soirée Noire », ça c’est une histoire de dingues aussi (sourire). Et j’étais avec lui et Logan qui bosse avec Atohm Kreation et Atohm Vision et je ne me sentais pas du tout marginal. Quand j’étais au milieu d’eux, on était tous des espèces de monstres ensemble, et on était normaux. On était bien, tellement bien. C’est incroyable. Et quand je suis avec Vincent, je me sens bien. Tout à l’heure, tu me demandais si je me sentais marginal, je t’ai répondu oui, mais pour le coup, avec des gens comme eux, je suis juste bien.

Et avec des gens comme Anton Serra, Lucio Bukowski avec qui tu as collaboré sur cet album, comment te sens-tu ? Vous donnez l’impression de former une petite scène alternative au cœur même de la scène indé.

Je vais pas dire qu’on est une famille parce qu’il n’y a rien de génétique entre nous, mais effectivement, je pense qu’on le sent comme ça aussi. Quand on est ensemble il n’y a pas de conflits d’intérêts, tout est simple, il n’y a pas de mauvaises intentions. On fait des choses qui touchent peut être un public qui est sur toutes ces facettes. Nous sommes sur des terrains différents, pourtant on s’entend super bien, il y a quelque chose de magique et naturel. On n’a pas besoin de s’expliquer les choses indéfiniment, les choses se font. C’est ce qui est génial. Quand j’ai fait le morceau avec Lucio, en deux mails c’était fini. Avec Anton c’est pareil. Ça va super vite. On a peu de choses à redire les uns sur les autres. Et je pense que ce qui rend la chose saine, c’est que le public nous rende légitimes, ça nous donne envie de continuer. Je ne peux pas parler pour tout le monde, mais c’est comme ça que je le vis, c’est mon impression.

Et pour en venir aux collaborations féminines, sur « Brako » on retrouve Noémie.

Je vais te raconter l’histoire depuis le début. Je suis fan d’un groupe qui s’appelle Gentle Mystics, c’est un groupe de fanfare electro, originaire d’Angleterre, avec une chanteuse, Noémie, qui elle vient de Suisse. Un jour, à Strasbourg, on m’a proposé de faire un concert, mais ils ne savaient encore qui serait sur le plateau. Alors, j’ai accepté en leur proposant que ce soit Gentle Mystics qui joue. J’étais comme un gosse, super content de les rencontrer. On s’est super bien entendu. Et la rencontre du public fanfare electro et du public rap a super bien fonctionné ; c’était une belle réussite. Après, c’est dur de faire bouger une fanfare, surtout à l’étranger, car ça coûte très cher.

Elian Gray, un des rappeurs et beatmakers de Gentle Mystics a créé une entité hip-hop à l’intérieur, DefDFires. L’instru de « Crépuscule d’apocalypse » vient de DefDfires. Ils ont sorti un album dont la thématique principale est l’apocalypse, où les zombies ont attaqués la terre. Donc « Crépuscule d’apocalypse » est basé sur le morceau « The house that time forgot ». J’ai repris l’idée d’Elian Gray qui m’a envoyé toute l’instru, et m’a dit : « Fais-toi plaisir ! », et le rendu est super. J’espère travailler à nouveau avec lui. « Brako », vient d’un morceau de Gentle Mystics [« Sit with me » – n.d.l.r], j’ai retravaillé l’instru pour construire un couplet/refrain, car elle n’existe pas sous cette forme. A chaque fois que j’entendais Noémie chanter, j’avais un frisson, je voulais vraiment faire quelque chose avec parce que ce morceau est génial. Je l’avais fait écouter à des gens qui se demandaient comme je pouvais rapper dessus, car c’est une valse. Ce n’est pas évident de rapper sur 3 temps, mais je l’avais déjà fait sur « Poupée de Son ». Puis je me suis imaginé une scène de braquage dans laquelle on serait 2. Il fallait que je trouve un mec pour qui l’exercice ne soit pas trop difficile, Hippo a dit oui tout de suite. Bonne connexion. J’ai beaucoup de respect pour Gentle Mystics, Elian Gray, Noémie, c’est une rencontre très heureuse.

Tout à l’heure, nous évoquions « Maison Citrouille » pour ton rapport à l’enfance, et ce morceau semble être aussi une chanson d’excuse pour ton fils, on ressent une forme de culpabilité. Comment concilies-tu ton rôle de papa, ton travail, ta musique ?

Oui, l’absence. Les gens le trouvent mignon ce morceau, mais je trouve que mon couplet est très triste. Je l’ai amené de manière rigolote, mais c’est triste. Je concilie mal, très mal. Mais, je suis hyperactif. Je fais beaucoup de choses en même temps. J’ai un coté onirique, mais j’ai l’impression d’être quelqu’un d’efficace. Je vais dire quelque chose de prétentieux, parce je suis parti sur de la prétention, mais je pense être assez intelligent pour reconnaître les moments où j’ai tort. Comme je n’y place pas de fierté, je sais me remettre en question et avancer. Je crois que c’est la solution. Ça aide à concilier tous les pans de ma vie. De se placer en retrait, en observation pour ensuite prendre les bonnes décisions. Ça rend un peu schizophrène toutes ces casquettes. Mais je pense qu’on en est tous là. Toi, tu fais un travail où tu vas parler des gens, tu ne mets pas ta personnalité en avant, ça peut être frustrant aussi.

En fait, on pourrait aimer notre travail mais ça nous prend trop de temps. J’estime qu’on pourrait travailler à mi-temps et ça suffirait. Et il y aurait du travail pour tout le monde. On pourrait baisser les prix de moitié, et tout le monde serait heureux. Il y aurait moins de concurrence. En fait, c’est la course au capitalisme effréné. Et le travail c’est un peu ça. On pourrait aimer ce qu’on fait, mais on nous pousse tellement dans l’excès qu’on n’en peut plus. On nous vole la seule chose qu’on ne pourra jamais récupérer ailleurs : le temps. Et tout le monde trouve ça normal.

Ce que tu dis sur le travail, ton rapport à l’écologie aussi, ça me fait penser aux gens qui travaillent sur des projets de décroissance…

Oui, et je pense que ça devrait être la priorité des politiciens ça. Je ne comprends même pas qu’il y ait un parti écologique. Normalement ça devrait faire partie des tous les programmes politiques. Tu te rends compte qu’on est 7 milliards d’êtres humains ? J’habite dans des endroits où il n’y avait que des marécages il y a 50 ans. Maintenant, il y a des bâtiments partout, et tout le monde trouve ça normal. Je ne veux pas faire mon survivaliste, mais on dépend quand même de choses qui sont très fragiles. Un jour, on aura une surprise mondiale. On est trop appuyé sur des choses friables.

Es-tu content des retours que tu as pu avoir sur ton album ?

Oui et non. Oui parce que ce n’est pas un échec, et que tous les professionnels qui gravitent autour de moi me disent que c’est vraiment bien par rapport à ce qui se fait. Le monde du disque est un monde de strates, et dans notre strate ce serait un succès. Mais à l’échelle des leaders des ventes… Tu sais, il faut toujours voir ça comme une balance bénéfice/risque, ou alors investissement/retour sur somme, et notre investissement est bon pour notre retour sur somme. Universal va vendre beaucoup plus, mais leur investissement était beaucoup plus fort, car eux ils vont payer les likes, les vues, ils vont créer des légendes. Les mecs vont sortir un clip, et trois jours plus tard, tu as 2 millions de vues parce que c’est mis en avant, c’est sponsorisé. En fait, ils écrivent eux même leur propre légende. Ils la paye. Ils payent la mode. Tandis que nous, on n’a pas les moyens de faire ça. Peut-être qu’on le ferait si c’était le cas, il ne faut pas être hypocrite, mais par rapport à notre investissement on s’en sort bien.

Après content, oui et non. Non parce que ça me ramène dans un truc très terre-à-terre, tu vois, j’ai un carton de cd, c’est très physique quoi… (sourire). Mais dans l’absolu il faut arrêter, il y a des gens qui investissent, j’ai une équipe de professionnels qui m’entoure maintenant. Il faut prendre les choses en main. La vie est comme ça. Je ne vais pas faire mon trou du cul et dire j’ai une phobie administrative comme l’autre ***. Est-ce qu’on pouvait plus foutre un doigt dans le cul des français que ça ? Éventuellement Cahuzac…

Le coup de la phobie administrative était fou…

Faut oser… ça devrait faire jurisprudence ça. Tu ne sors pas des hautes écoles administratives en ayant une phobie administrative. En fait, ils ont juste besoin d’une excuse pour que ça ne fasse pas jurisprudence. Quand tu as Chirac qui arrive et qui invoque la perte de mémoire, c’est de nouveau classé comme médical. Bon, Cahuzac a eu du mal quand même. Mais ils sont tous en train de nous enculer.

C’est certain, c’est une vaste mascarade. Peut-être que les choses changeront en profondeur un jour ? Est-ce que tu crois en une possible révolution ?

Oui c’est ça. Et les gens foncent dedans. Non, la révolution n’a jamais eu lieu et n’aura jamais lieu. La révolution est un produit marketing à vendre. D’ailleurs, tout à l’heure j’étais étonné… (Il s’arrête un instant). Regarde, même sur mon briquet il y a Che Guevara ! Et c’est un Bic. C’est quoi ce délire ? La révolution ? Non, je n’y crois pas. On est les acteurs de notre propre mort.

Donc pas de révolution, vision pessimiste, mais est-ce que la vision poétique de la vie peut nous sauver ?

Non, nos palliatifs sont des palliatifs. Ils nous permettent d’être confortable jusqu’à la fin. Mais c’est un palliatif. Ça n’enlève rien à la chose inexorable. Non, pas de révolution. Puis on est trop différent pour avoir un mouvement qui nous unit tous. (silence)

La religion… La religion est un palliatif aussi. Une déculpabilisation systémique. Tu t’appuies sur des règles établies qui prennent en charge des réflexions que tu n’as donc plus besoin d’avoir, en pensant que c’est l’idéal pour toi. C’est la déculpabilisation systémique en général. Comme en prison : on te dit à quelle heure faire ton lit, manger, te doucher etc. L’armée aussi, la religion donc… toutes ces choses dans lesquelles on te dit quoi faire, et à quel moment le faire. Ça te permet de ne pas réfléchir. Parce que la liberté, c’est angoissant. La liberté c’est être seul. C’est prendre tes décisions par toi-même et donc réfléchir. Et réfléchir, c’est difficile. Par contre quand tu n’as pas le choix, tu es plus heureux… C’est compliqué tout ça hein ? (sourire)

Non, mais je ne suis pas d’accord, je ne pense pas qu’on soit plus heureux quand on n’a pas le choix.

C’est un regard un peu trop pessimiste pour moi… On me dit souvent que je suis négatif. En fait, moi je vois deux entités. Soit tu vois le monde de manière positive ou négative, soit tu fais la scission plutôt en positif ou réaliste.

Oui, mais on en revient à ce qu’on disait tout à l’heure : il n’y a pas qu’une seule réalité.

Oui bien sûr, c’est ce qu’on disait tout à l’heure. Il n’y a pas une réalité. Chacun construit sa réalité. Il n’y a pas une vérité, ce sont des vérités. Et puis, encore une fois, ce n’est pas parce que tu arrives à bien l’argumenter que tu as raison. Ça veut simplement dire que tu l’as bien vendu. Et ce n’est pas parce qu’on parle de ça maintenant, et que je suis négatif sur ces points, que je le suis dans la vie en général. Ces points-là m’ont amenés à être négatif, mais c’est la partie de l’être humain qui est comme ça. Il y a plein de choses positives dans la vie, plein de moments où je sens que je suis à deux doigts du nirvana…

J’ai une question qui te paraîtra peut-être bizarre, mais est-ce que tu t’es intéressé de près ou de loin au bouddhisme ?

Oui, j’ai lu quelques livres sur le bouddhisme, je trouve que c’est une très belle philosophie. Je ne crois pas à la réincarnation, ni au karma. J’aime bien en parler parce que c’est rigolo. Mais leur philosophie est très belle. Je pense que c’est une philosophie pratique et pour laquelle j’ai beaucoup de respect. J’ai lu des livres du Dalaï-lama, et Le Livre tibétain des Morts. Ce qui est frappant dans le bouddhisme, c’est ce rapport quotidien à la mort : penser à la mort, imaginer ses proches morts, c’est une façon de mieux vivre. C’est un travail sur soi. Il y a tout un cheminement. Le début, c’est d’accepter que la vie est source de souffrance, le désir est source de souffrance, puis tu es dans l’acceptation, si tu souffres encore c’est que tu continues à avoir des désirs. C’est beau, très beau. Et je pense que, dans une certaine mesure, ça peut être mis en place dans une vie individuelle.

Est-ce que tu penses continuer le rap, ou tu dérivera vers autre chose ?

Vers une forme musicale plus chantée ? Je commence à chanter. J’ai une chanson où je chante un peu plus. Mais je ne sais pas si je vais la mettre parce que ça me fait peur. Je ne sais pas. Parfois, je trouve que le rap manque de leviers en termes d’émotions. Donc, à un moment, je pensais vraiment faire quelque chose de plus chanté. Mais j’essaie d’apporter ces émotions par mon interprétation. Je trouve que je m’en sors bien et je sais de mieux en mieux comment l’utiliser. J’y arrive de plus en plus avec le rap, du coup l’idée du chant recule. Mais je cherche une nana avec une voix suave pour chanter un peu sur tous mes morceaux. J’ai envie de trouver une personne qui serait présente dans les refrains, les chœurs, les couplets. Que ce soit total et global, pour donner une âme.

Si on conclue sur l’idée que la véritable quête est celle de la beauté en toutes choses, ça te convient ?

Ouais c’est pas mal… c’est pas mal (sourire).

ECOUTEZ ET ACHETEZ BOHEMIAN RAP STORY DE DOOZ KAWA

Share this Post

Les derniers articles par Juliette (tout voir)

Leave a Comment