Cet été, la ville de Détroit a accouché d’un nouvel ovni musical : ZGTO. Il s’agit de l’association du surexcité weirdo ZelooperZ de la Bruiser Brigade menée par oncle Danny Brown, et du musicien-producteur mélomane Shigeto. Le duo a sorti en août son premier projet, A Piece Of The Geto, un album de hip-hop experimental minimaliste qui se démarque par sa rareté et son génie.
« And where I lived, it was house, field, field. Field, field, house. Abandoned house, field, field ». Voilà comment Danny Brown, chef de la Bruiser Brigade, décrivait parfaitement les quartiers de Détroit dans Fields, quartiers qu’il voyait tristement défiler à travers la vitre de la Cadillac Broughan de son compère Skywlkr. Un refrain entêtant, répétitif mais qui représente si bien les promenades dans les banlieues de Motor City, totalement délaissées, semblables à des paysages post-apocalyptiques. Ce sont les terribles conséquences des crises successives, des multiples délocalisations et des choix douteux de la municipalité, qui ont laissé mourir la ville doucement mais surement. Ancien étendard de l’industrie automobile avec son feu « Big Three » (Chrysler, Ford, General Motors) la ville a été désertée par près de 60% de sa population en seulement soixante ans. Les maisons condamnées et saccagées, aux fenêtres et portes cassées, dont les porches sont envahis par la végétation sauvage d’un jardin jadis entretenu, font peine à voir et glacent le sang. Les terrains en friche sont la seule alternative à ce terrible horizon qui se dessine dans le champs de vision du promeneur. Des terrains vagues cachant parfois des corps troués, sans que personne n’ait entendu les coups de feu, comme le rappe Daniel dans l’album XXX. C’est dans cet univers de crise que la scène musicale de Détroit se développe depuis la fin des années 1950, début du déclin de Big D. Mais la décennie voit aussi la création de la fameuse firme discographique Motown Records (qui fera connaître Stevie Wonder, Marvin Gaye, The Marvelettes, Michael Jackson et les Jackson Five) par le producteur et businessman Berry Gordy. Tous ces événements, malheureux ou bienvenus, ont contribué à constituer l’excellente culture musicale du Michigan, aussi variée que respectée partout dans le monde. La diversité est telle qu’il n’est pas vraiment surprenant de voir l’artiste électronique et producteur Zach Saginaw aka Shigeto, s’associer avec le barré ZelooperZ, membre de la Brigade des malabars. Tous les deux ont mâché leurs alias respectifs pour former ZGTO, crachant un hip-hop industriel minimaliste et expérimental, « Detroit Shit bruhbruh ».
Un labo dans le Geto
Shigeto et ZelooperZ se sont rencontrés il y a deux ans, présentés l’un à l’autre par un ami commun. L’entente est immédiate et naturelle. Pendant ces deux années, les deux hommes composent, écrivent, créent et expérimentent ensemble. De la techno à la house, avec de fortes sonorités hip-hop et jazz, sur des tempos différents, le mélange est riche. Comme deux savants fous en blouses blanches dans leur laboratoire (imaginez les binômes Sergei Brukhonenko et Doctor Cornish, Doc et Rick, ou Dexter et Jimmy Neutron), ils s’amusent à tenter de nouvelles choses, à mêler les genres, sans penser réellement à un projet final. Shigeto veut montrer que les règles qu’on pense exister, n’existent pas. « C’est comme un puzzle qui n’a jamais été censé correspondre. Ça a l’air fou mais l’ambiance est marrante » plaisante ZelooperZ. Il s’agit pour les deux artistes d’une sorte de défouloir, parallèle à leurs projets personnels respectifs sur lesquels ils continuent alors de travailler. En effet durant ce laps de temps, Z a sorti son premier album solo Bothic (succédant aux mixtapes Coon N The Room et Help), projet dans lequel il est plus excentrique que jamais et à des années lumières des conventions du hip-hop actuel. Zach quant à lui a lâché Intermission, l’EP 2010 en collab avec Devonwho et son quatrième album The New Monday. Ce n’est finalement que cet été que ZGTO se forme officiellement, et balance A Piece Of The Geto sous Ghostly International (label de Shigeto depuis ses débuts) pendant que Third Man Records s’occupe du pressage de l’édition limitée des vinyles. La maison de disques créée par Jack White a déjà travaillé avec Neil Young, Ennio Morricone, Parquet Courts, The Black Lips, mais aussi Jay Z, Black Milk ou encore Jonwayne… du beau monde donc.
Westside et Ann Arbor
Que nos deux lurons se soient amusés pendant ces deux années est un fait, mais qu’un projet concret émerge de cette association peut être surprenant tant Z et Zach viennent d’univers différents. Comme l’illustre parfaitement le jeune bruiser, leur union est comme la rencontre de deux pièces de puzzles complètement différents. ZelooperZ pratique une trap expérimentale hyperactive, dont l’architecture des morceaux et des textes s’éloigne des structures musicales traditionnelles dans le genre. Certains tracks sont presque inaudibles à la première écoute. Dans un premier temps parce que sa voix nasillarde peut rebuter, mais aussi parce que le côté expérimental est parfois très poussé. Comme dans les morceaux Elevator et ISBD de Bothic, dans lesquels Z s’égosille en hurlant à tout va, comme si l’instrumentale était le cadet de ses soucis. Cependant ce décalage, ce flair du moment fonctionne plutôt bien et donne des résultats intéressants. De son côté, Shigeto est souvent placé dans la case des FlyLo, Thundercat et toute cette scène Future Jazz de Los Angeles. Il réfute cette comparaison et se réclame plus volontiers d’artistes comme Prefuse 73, Dabrye et biensûr Aphex Twin. Sa musique électronique est influencée par le jazz, la techno, le hip-hop et le R&B sauce Détroit (notamment grâce à Motown que son père lui a fait découvrir dès son plus jeune âge), avec un tempo souvent lent, style 50-90 bpm. Roi des textures et des percussions, sa musique est intense et très travaillée. Shigeto a grandi à Ann Arbor, ville universitaire du Midwest et voisine de Détroit. Il est l’un de ces nombreux musiciens issus de la classe moyenne (produit de la Motor City) qui ont participé et participent toujours à la richesse du patrimoine musical du Michigan. Après avoir passé un séjour à New York, il est revenu s’installer à Détroit pour se rapprocher de sa famille, mais aussi parce qu’il aime Big D, une ville qui a bâtit sa culture musicale. ZelooperZ quant à lui vient de la Westside de Big D, zone précaire et sensible, où le hustle et la débrouille permettent de survivre. Une des parties de la ville où en 6th grade (11-12 ans), les gosses n’hésitent pas à se servir de flingues et de shlass pour régler leurs comptes. Une collaboration originale donc, comme seule Détroit peut en proposer.
Detroit Shit
A Piece Of The Geto est un titre des plus explicites, car il s’agit autant d’une représentation du ghetto que du fruit de ZGTO, le résultat de l’association de deux milieux différents. Il montre que quelque soit la provenance des individus, ils ressentent tous le même type de plaisirs et de douleurs. « C’est la représentation de ce que deux frères d’environnement totalement différent peuvent se donner l’un à l’autre » explique Zach. « C’est un morceau de nous deux. Tout le processus a été comme ça. Nous ne faisons que mettre nos pièces. » ajoute Z, qui tout au long de l’album, laisse son spleen et sa mélancolie made in Westside charcuter les prods magnifiquement lancinantes de Shigeto. Car A Piece Of The Geto est avant tout un recueil de lamentations, des complaintes exprimées dans chacun des titres des morceaux. Les émotions et les mots du rooky rendent les morceaux intenses et lourds de sens. L’imagerie développée dans le clip du fabuleux titre « Unfold » est très bien sentie. ZelooperZ fardé en prêtre, prêche dans une église quasi vide, accompagné d’un Shigeto possédé à l’orgue.
Son flow, fallacieusement mou, presque spirituel par moment, transcendent les sonorités minimalistes et glaciales, donnant une dimension hypnotique à la musique comme dans le doux Off Dat. Une douceur là encore illustrée dans les couleurs pastel du clip. Une relaxation auditive et visuelle, dans laquelle Z nous dit qu’il se défonce à ne plus en sentir les effets. La construction des textes est souvent très particulière, donnant la plupart du temps plus d’importance aux chorus qu’aux verses eux mêmes. Ces derniers varient énormément dans leur structure. Le flair de l’instant du Z lui permet de prendre autant de libertés qu’il le souhaite. Ces décalages qu’il impose à la prod sont particulièrement efficaces sur la musique de Shigeto. Les bars du bruiser s’entremêlent avec les sonorités musicales et les percussions sourdes pour créer des atmosphères fortes et intenses. Sur « Long Ass Time » par exemple, il parle de son ancienne condition, de ses peines et de ses douleurs qui ont trop duré. Le chorus est morne et répétitif, le ton monotone. C’est pourtant ce qui constitue toute la puissance du morceau car cette fadeur illustre bien son passé amer. Une structure que l’on retrouve dans plusieurs autres morceaux tels que « Hollow » ou « Everlast ».
Sous son aspect minimaliste et cette dimension « less is more », cet album est très fort. L’association des genres respectifs de ZelooperZ et Shigeto leur permet d’explorer de nouveaux aspects de leur art. C’est notamment valable pour le jeune rappeur, qui semblait se chercher avec ses différents précédents projets. Avec A Piece Of The Geto, Z semble trouver de plus en plus son identité propre et est surtout en train de créer son style propre. Quant à Shigeto, plus expérimenté, cette collaboration a le mérite de le faire évoluer comme vrai producteur et moins comme artiste solo. Une entente qui fonctionne et des évolutions qui leur plaisent visiblement, car pour son dernier album The New Monday, Zach a invité son nouveau binôme sur deux pistes. Bien que de ZGTO ne devait pas vraiment naître de projet final, le jumelage Westside – Ann Arbor est parti pour durer.
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