« Le 9 janvier, la chanteuse féministe a publié sur son compte Youtube le fruit de sa collaboration avec le rappeur misogyne Booba » ; lors de la sortie de « Here« , par Christine & The Queens et Booba, le Figaro s’est fait plaisir. Le résumé parfait, accrocheur, la fusion des contraires, la pop libératrice face au rap réactionnaire. Et les magazines féminins de citer une punchline d’Orelsan par ci, une phase de La Fouine par là, vite, trouver du gros mot misogyne, vite, catégoriser le rap. Le message est anti-rap, sans nuance, et puis d’ailleurs y’a pas le temps, faut finir l’article sur « La nouvelle collection de vernis pour les futures mariées ».
Le hip-hop repose sur des valeurs virilistes, érige le sexisme au rang de principe esthétique, et c’est comme ça. Le très masculin rap français s’est construit sur ces bases, c’est un fait. Et puis la raison de vivre du rap est surtout de décrire la réalité, et cette réalité n’a jamais été favorable aux femmes. Alors oui, le rap français est parfois misogyne, c’est indéniable et c’est un problème. Mais on ne peut l’y réduire, il est bien plus que ça. Il ne s’agit pas d’excuser les phases cruellement sexistes qu’il nous arrive d’entendre, d’ailleurs personne ne veut de ces excuses, mais d’aller plus loin que ce constat, tenter de comprendre pour mieux écouter. Même Seth Gueko l’admet, entre l’amour et la haine il n’y a qu’un pas : le rapport à la femme dans le rap français pourrait presque se résumer à ça. En fait, on pourrait y voir trois figures : la femme aimée, la femme-objet et la femme adorée. Et une oscillation, voire une errance, entre ces trois piliers de l’univers du rappeur. Une errance héritée de la poésie, mais qui trouve une résonance différente dans le rap, du fait des valeurs qui le constituent.
Le femme aimée et aimante apparaît peu, et c’est souvent sa trahison qui la pousse sous le feu des projecteurs. Elle t’as brisé le cœur fallait briser sa chatte ; en une rime, la femme aimée devient objet. La transition est brutale, parfois sans explication, tant le coup porté est cruel, pour le cœur et pour l’ego des PNL. Cette amertume envahissante que l’on retrouve dans l’univers d’énormément de MC’s, Booba y consacre un son entier, où il se livre sur la trahison de celle qu’il avait pourtant Validée. Le rappeur, qui déclare avec humour s’être #MisAuJean, parle d’amour comme s’il en rêvait, dans un aveu déroutant de sincérité ; l’amour est rêvé, inatteignable mais pourtant convoité.
Il se demande aussi comment [il] va faire, pour qu’elle oublie tous [ses] travers, bijoux tatouages et [son] univers, un univers qui empêche la relation amoureuse. Le rap, ses valeurs et ses pratiques, se dressent entre l’artiste et la femme convoitée. Le Duc s’intime même, dans « Scarface », de l’oublier et de retourner à ses billets ; retourner dans le droit chemin, le chemin qui contourne la souffrance amoureuse en entretenant un rapport d’indifférence et d’irrespect à la femme comme être amant et aimé, pour la considérer seulement comme un objet. Il se doit de rester éloigné des femmes, lui le pitbull, elles les chiennes. La femme-objet, pour se protéger.
De là, certains s’assument un cœur de pierre, comme pour s’assurer d’être armé contre les sentiments, qui pourraient détruire les rappeurs ou la mif. La solution des frères des Tarterêts, rejeter toute affection de la part de la femme, ne rester qu’un glacon sous string ficelle. D’autres réduisent la femme à une partie de son corps pour ne pas l’affronter entièrement, c’est le 767ème boule que j’kill ou les talons qui sortent de la gova. Les synecdoques, fréquentes, permettent d’éloigner la femme et le danger qu’elle représente. Une relation amoureuse est synonyme de conséquences, sur la femme, que le rappeur ne saura pas rendre heureuse, mais aussi sur lui-même. Parce que la femme-aimée constituerait l’identité du rappeur, et à ce titre, serait une cible facile à atteindre pour le blesser, lui et son ego.
Et puis, dans le XVIIIème du TSR Crew comme dans la tess, pour une histoire d’vagin, il peut y avoir des morts des mecs en zonz, alors pourquoi jouer avec le feu, il est tellement plus simple de garder ses distances, tant physiquement que dans les textes. Plus simple, en apparence.
Certains rappeurs en viennent alors à prier la femme de rester loin d’eux, de peur de perdre le contrôle, d’être trahis, ou d’affronter cette fatalité qu’est leur incapacité à aimer. Le Je t’en prie non merci de Django, ou l’aveu sincère d’un talon d’Achille. Pour s’assurer de garder ses distances avec la femme, l’analogie explicite aussi est de mise, la femme est une femelle en chaleur, un animal dont on ne saurait s’attacher. Mais cette distance est difficile à garder, la frontière entre amour et haine est trop mince.
Le respect envers les femmes, inculqué par les mères, constitue également l’ambiguité du rapport à la femme. Django aimerai lui dire « je t’aime », jamais [il] ne tutoie les reines ; comme Baudelaire avant lui, il confesse son conflit intérieur vis à vis de la femme et sa supériorité latente, même rejetée.
De Sniper à Damso, en passant par Youssoupha, ça n’est pas la peine de chercher l’amour d’un mauvais garçon, car il n’en n’a que pour celle qui l’a allaité. La femme adorée, la seule, c’est la mère, qui les tient encore en vie, qui permet de continuer à produire. Le rappeur n’est rien sans elle, et ferait tout pour lui rendre ce qu’elle lui a donné, Youssoupha confesse même que sans elle, il est seul au monde. L’importance de la figure maternelle se comprend par l’influence des cultures maghrébine et africaine dans l’univers du rap français. Elle est l’assurance de l’équilibre, le havre de paix dans lequel le rappeur est certain de trouver refuge ; Damso le confesse, il n’y a pas de meilleur abri que le ventre d’une mère.
Puisqu’elle est partie intégrante de l’identité du rappeur, la mère, et parfois même la sœur, est mal traitée ; le classique leurs mamans sont des prostituées du lunatique Booba est décliné à plusieurs niveaux de vulgarité, mais avec toujours la même idée, celle de frapper l’adversaire là où ça fait mal.
Mais, ne l’oublions pas, le rap est aussi poétique, et certains rappeurs s’inscrivent dans la tradition de la femme comme objet de désir et comme source d’inspiration. Si Lucio Bukowski trouve une certaine plénitude à contempler ainsi la forme divine d’un sein de fille, Dooz Kawa rend carrément un hommage à la femme dans Me Faire La Belle, où il livre sa vision de l’amour (hétérosexuel) réciproque comme moyen d’évasion. La femme, dans le rapport amoureux hétérosexuel, permet au rappeur de se grandir, et l’amour est même essentiel. Elle est un paradis, bon sang, elle permet au rappeur de s’élever, elle est la muse.
Et dans un aveu qu’il assume difficile, Médine lâche même qu’à l’ombre du mâle se cache le bien, s’autorisant ainsi la responsabilité de faire l’aveu sincère d’un monde viriliste qui se ment sur ce qu’il doit à la femme, qu’elle soit mère, amante, ou sœur.
Pourtant, dans le rap comme dans la vie, les femmes n’ont pas besoin des hommes pour exister. Et Shay, la rappeuse du 92i, l’a compris : J’préfère qu’on me l’arrache que de donner mon cœur à négro sans llébi vert / Ils me traitent de chienne ils se trompent, j’suis pas très fidèle. A la manière du « nègre » d’Aimé Césaire, elle reprend le terme de « chienne », ultra présent dans le rap comme une insulte misogyne, pour le revendiquer. Le schéma classique est bouleversé, réapproprié, Shay joue avec cette image de femme fatale qu’on voudrait lui assigner en tant que rappeuse. Avec splendeur, elle déploie son identité de femme indépendante, indépendamment de l’homme qui la juge.
Mais si le patriarcat attend d’une rappeuse qu’elle soit femme fatale, il attend avant tout d’elle qu’elle soit femme, et le revendique. Or certaines, comme Casey, choisissent au contraire de jouer sur leur air androgyne, d’un point de vue artistique, voire physique ou vocal (à l’image de Lala Ace du 667). Ainsi, la rappeuse d’Anfalsh casse les préjugés sexistes, dérange avec ses lyrics crus – qu’à tort on n’attendrait pas d’une femme – et envoie valser les attentes du patriarcat au rythme de ses instrus obsédantes. La force de cette Martiniquaise du 93 se trouve dans le fait que l’identité qu’elle revendique n’est même pas son genre, alors même que c’est souvent un moyen pour les femmes d’exister dans le rap game.
Et, bien qu’on ne pourrait pas affirmer que Casey le soit ouvertement, quoi de plus féministe que de dépasser son identité de femme pour se concentrer sur une autre, celle de fille d’immigrés qui rappe (sa) colère, (sa) furie et (sa) rogne ? Ainsi, on peut espérer que ce sont des rappeuses comme Shay ou Casey qui ouvriront la voie à un rap différent, émancipé et émancipateur. Et même si le féminisme de leur position ne pourrait être affirmé avec certitude, on peut assurer que la position de Liza Monet est, elle, complètement antiféministe et à bannir. Elle qui élève la considération de l’homme au rang de condition de sa propre complétude, représente tout le contraire du chemin qu’il faut emprunter si on veut un jour voir la femme, sa place et sa considération dans le rap français, évoluer.
L’objectif, on l’aura compris, n’est pas de banaliser les trop fréquentes punchlines sexistes, qu’on ne peut que condamner. Il s’agit plutôt de comprendre que le rap français n’est pas seulement machiste, il est aussi blessé, déchiré, respectueux et amant. Et, comme Christian Béthune se plait à le rappeler, si le rap est un milieu très masculin, il l’est moins que le rock ou la musique classique. On dirait, donc, qu’il est temps de sortir de la pensée manichéenne dans laquelle Elle et autres Public voudraient nous enfermer, dépasser les idées reçues, et, avec tout le sens critique dont on est capable, écouter le rap tel qu’il est.
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