LK de l’Hotel Moscou, le fantasme au service du réel

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©DJ Off-Code / Hotel Moscou 

Une caméra défilant sur les icônes d’une église vide, laissée entre les mains de rappeurs hérétiques. Contre-jour, contre-plongée. Couplets glacials comme une bagnole abandonnée au milieu d’un hiver à Vladivostok. C’était « Raspoutine », une collaboration entre Vast Aire de Cannibal Ox, et un groupe de rap français que nous venions alors tout juste de découvrir : l’Hotel Moscou.

Quelques heures d’écoute plus tard, une certitude était née : on avait à faire à un univers dense et imagé, ancré dans un monde fantasmagorique et inventif. Mais ce n’était pas tout, puisque Laurent Kia, la moitié du duo, s’était également lancé dans une carrière solo, explorant encore de nouvelles pistes : introspection profonde, sentiments mis à nus se cooptant à des villes et des situations réelles mais déformées par l’écriture, par le temps, par les substances. De quoi se poser des questions sur l’architecte de ces œuvres : une pinte, un dictaphone, une discussion bordélique mais organisée. L’indépendance, la religion, les obscurs sous-genres de la musique rap, la création, le cinéma. Les collages, la pensée patchwork. Rencontre avec Laurent Kia.

Sachant que tu vis à Londres, tu es assez éloigné de ton public et tu ne dois voir les réactions que via Internet. Comment est-ce que tu vis ça ? Comment on appréhende ça en tant qu’artiste ?

Je pense que je vis un peu la même chose que beaucoup d’autres artistes, même en France. Il y a tellement de choses qui se passent sur Internet maintenant… A part pour ceux qui ont la chance de faire de la scène, ce qui n’est pas donné à tout le monde, la majorité des interactions avec le public se fait sur les réseaux sociaux. Je ne suis pas forcément d’une nature très sociable, je suis assez timide, réservé. Rencontrer mon public en physique ne serait pas spécialement facile pour moi. C’est presque plus facile que ça se passe comme ça, les gens m’écrivent pour me parler de ma musique, me poser des questions… Je suis donc assez satisfait de cette situation, et assez surpris aussi, du fait que ce soit des gens d’horizons et d’âges assez variés qui me contactent.

En remontant le fil de ta discographie, je suis arrivé jusqu’au début d’Hotel Moscou… Mais est-ce que tu rappais déjà avant cela ?

Oui, en réalité j’ai commencé très tôt, à 12-13 ans, et ma musique a suivi ma maturation. Aujourd’hui j’en ai 32… Il s’est passé tellement de choses entre temps. Mes premiers sons, c’est des trucs enfouis ! J’ai eu d’autres petits groupes quand j’étais en province, mais à part quelques concerts ou émissions radio, nous n’avons jamais rien sorti de particulier. Par contre, depuis le tout début, j’ai rappé avec Snuffomov, mon collègue dans l’actuel Hotel Moscou. Nous sommes amis d’enfance, et on est toujours resté connectés dans la musique.

Lui est un peu moins dedans ces temps-ci, car il a moins le temps, mais on fait toujours des choses, même si c’est moins régulier. Là on s’apprête à sortir un nouvel EP, le 21 octobre prochain, sur un format 7-8 titres. Ça va être un projet assez brut. Quand on se voit c’est pour de courtes périodes, et on doit travailler assez rapidement. On n’a pas le temps d’aller dans le détail. Mais c’est une opportunité de tester des choses différentes d’un point de vue créatif. C’est bien de faire les deux, d’alterner entre les projets très construits, et les choses plus instinctives.

Tu es un artiste assez underground comme tu le soulignais tout à l’heure, la musique est donc un « à-côté » pour toi, elle n’occupe pas entièrement ton champ professionnel. Est-ce que tu considères que c’est bien que cela reste comme ça, ou est-ce qu’en faire pleinement ton métier est quelque chose que tu envisages ?

Il y a quelques années, j’aurai répondu que je voudrais en faire mon travail. Aujourd’hui, je me rend compte des contraintes que c’est de vraiment faire de la musique à plein temps, et l’impact que ça a sur ta vie familiale… Et sur ta liberté artistique… Maintenant, ça ne me fait plus rêver. Je préfère avoir des sources de revenu à côté et être complètement libre dans ma musique.

C’est peut être intéressant aussi, parce qu’il n’y a pas l’appel du financier, et tu peux donc beaucoup moins te trahir toi-même.

Exactement. Même si tu es un artiste qui vend beaucoup, tu as toujours la peur du disque suivant : est-ce qu’il vendra autant ? Est-ce qu’il plaira ? C’est du stress qui vient empoisonner ta vie personnelle et ton processus créatif. Cela peut t’amener à te trahir artistiquement, soit pour ne pas décevoir les gens qui ont acheté ton disque précédent, soit pour suivre la dernière tendance musicale à la mode. Cela peut t’emprisonner et t’empêcher de prendre des risques artistiques, d’essayer des choses que tu aurais tenté si tu étais libre …

Et qu’est-ce que tu fais à côté justement ?

L’activité qui me prend le plus de temps à part la musique, c’est d’être père. J’ai la chance de vivre d’une manière à l’opposé du schéma familial d’antan, à savoir que c’est ma femme qui travaille pendant que je passe du temps avec mon fils. Après je fais aussi un certain nombre de petits tafs ici et là, dans un certain nombre de domaines différents. Il m’arrive d’être ingénieur du son, pour des podcasts, des radios, ou d’autres missions dans l’audiovisuel. Tout cela je l’ai appris tout seul : j’avais besoin de m’enregistrer pour rapper et c’est comme ça que je me suis familiarisé avec ça. Pareil, je n’avais personne pour me faire des instrus alors je me suis mis à la production.

©DJ Off-Code / Hotel Moscou 

Et comment tu bosses de ton côté, es-tu en home studio ?

Je travaille de chez moi, avec un matériel réduit au minimum, par choix. C’est un sujet qui me tient à cœur, car je vois beaucoup d’artistes qui me disent être limités par des problèmes de matériel. Moi je pense qu’avec la technologie d’aujourd’hui, qui est devenue très abordable, la différence entre un vrai studio et un home studio est devenue minime. En tout cas dans le rap. On n’a pas forcément besoin de grands studios pour cette musique… Personnellement, je n’ai pas l’impression d’être limité par mes moyens techniques.

Je ne sais plus où j’ai lu ça (ndlr : c’était en fait sur le site Swamp Diggers), mais un mec disait que les mecs qui faisaient du rock dans leur garage lors des décennies précédentes, se sont transformés en mecs qui rappent dans leur chambre. Le garage rock est devenu le rap de chambre.

Oui exactement, moi je me considère comme un rappeur de chambre, et c’est le cas depuis mes tout débuts. Internet m’a permis de sortir des sons dans la nature, sinon toute ma vie, ma musique serait restée dans ma chambre. Je ne suis pas quelqu’un qui va spontanément à la recherche du public… On entend beaucoup ça pour les producteurs aussi : « producteur de chambre ». Pourtant, un jeune qui débute aujourd’hui peut se lancer avec le même équipement que les producteurs à la mode en ce moment, et sortir des productions du même niveau, après seulement quelques mois d’entraînement.

Ça me rappelle cette histoire de Clams Casino, qui à ses débuts, se connectait sur des logiciels de P2P et tapait juste des noms de couleur dans la barre de recherche pour chopper des samples improbables. Justement toi, comment tu travailles tes productions ? Quels sont tes procédés favoris ?

Je mélange composition et sampling, selon les besoins des projets. Sur l’album Crimson de l’Hôtel Moscou, on avait fait le choix de se concentrer sur les compositions parce qu’on voulait un son froid, électrique, agressif, et que les synthés correspondaient bien à cela. Mais sur Vladivostok, par exemple, on cherchait un son plus chaleureux, plus organique, et là on a beaucoup plus samplé. En fait, ça dépend tout simplement du projet, et de la manière dont on veut parler des choses. Sur San Francisco, mon album solo, je dirai que c’est du 50/50.

Tu parles beaucoup, notamment dans le morceau Rasputine, de la religion, et souvent d’un angle hérétique. Dans quelle mesure c’est de l’imagerie, et dans quelle mesure c’est sincère ?

Je parle beaucoup de religion et de spiritualité de manière générale, parce que c’est un sujet qui m’intéresse. Je suis athée mais je m’intéresse à tout cela pour des raisons culturelles, notamment pour retracer l’histoire du monde. Le morceau « Rasputine » avec Vast Aire, et bien, le côté hérétique marque notre athéisme – on est tous les deux athées – et je pense que le champ lexical montre qu’on a décidé de cet athéisme en toute connaissance de cause. On a développé une certaine culture de la religion avant de faire ce choix.

Et j’en profite pour passer le bonjour au père Emmanuel Gougaud que j’ai rencontré il y a peu, et avec qui j’ai des discussions passionnantes. Lui qui est un homme de foi apprécie ma musique, car il la considère comme une critique des travers du christianisme. (ndlr : il s’agit du prêtre qui avait été interrogé sur Noisey, avant de faire un petit « buzz » alors qu’il avait cité un morceau de PNL durant la messe)

Après, moi j’ai eu la chance d’être exposé à des religions différentes dans ma vie. J’ai été élevé plus ou moins dans le catholicisme, de manière culturelle en tout cas. Ma famille chinoise est bouddhiste. Puis plus tard dans ma vie, je me suis marié, et ma femme est protestante adventiste, ce qui est encore un type de culte différent. Développer sa connaissance là-dessus permet aussi de développer sa tolérance… Et je pense qu’on a besoin de développer notre tolérance en France en ce moment…

On remarque quand même une différence assez forte entre la musique que tu fais avec l’Hôtel Moscou et celle que tu fais en solo. Il y a quelque chose de plus fantasmagorique, de plus construit sur l’imagerie lorsque tu rappes en groupe, alors que tes albums solo ont plus tendance à suivre une ligne directrice dans la pure introspection.

Effectivement. Hotel Moscou comme nom de groupe, on sent déjà qu’on a développé un univers basé sur l’imaginaire, une imagerie présente dans l’inconscient collectif quand on évoque l’URSS, quelque chose d’un peu intangible… Après dans Hôtel Moscou, il y a plein de choses qu’on évoque qui sont très personnelles, au niveau des sentiments. Mais en groupe, c’est difficile de montrer ses émotions de manière directe, de se mettre à nu alors que d’autres gens sont dans la place. Du coup passer par de la fiction, ça nous permet de parler de sentiments réels, mais en les camouflant derrière des images. C’est un peu de la pudeur…

En solo au contraire, je me suis appelé LK de l’Hôtel Moscou (LK pour Laurent Kia)… car je ne voulais pas avoir de surnom. J’ai gardé mon nom pour montrer que ces projets sont très personnels pour moi. Il y a quand même de l’imaginaire dans mes solos, mais il est utilisé pour mettre en valeur ou expliquer des événements réels. C’est une manière d’amener de l’émotion plutôt que de faire une description froide et objective des choses.

Et pourquoi avoir choisi spécifiquement Moscou ? Par russophilie ?

Snuff et moi on est effectivement assez intéressés par cette culture, mais on est loin d’être des experts. Je pense que c’est justement que ne pas être spécialistes sur le sujet nous permet de développer notre fantasme et étoffer notre imaginaire. Ça nous permet de partir dans un univers dans lequel on va pouvoir inventer ! Pour nous, c’est surtout un symbole.

D’ailleurs, à la naissance du jazz, à l’époque où les moyens de communication et de partage de la musique n’étaient pas développés comme aujourd’hui, des compositeurs russes avaient entendu parler d’un nouveau genre musical qui se développait en Amérique, mais ils ne pouvaient pas en écouter ! Du coup, ils ont composé des musiques, des musiques qui selon eux, s’apparentaient au jazz… Ils ont composé ça à partir de rumeurs de ce que ça pouvait être, à partir de descriptions qu’ils avaient eu. Ils ont au final créé quelque chose qui n’avait rien à voir avec le jazz, mais ils ont inventé quelque chose de nouveau à partir de leur imaginaire et de leurs fantasmes… De ce qu’ils imaginaient qu’il se passait aux Etats-Unis… Et du coup c’est un peu ce qu’on a fait.

©DJ Off-Code / Hotel Moscou 

Est-ce que tu peux nous parler un peu de la construction de tes albums solo ? L’agencement semble très soigné. Je réécoutais Orient Heights ce matin, et il y a quand même un point de bascule dans le disque, où soudainement on passe de l’imparfait au présent.

Oui effectivement, sur ce disque c’est ce que j’ai cherché à faire… Montrer deux époques de ma vie, avec un point de rupture.

Même sur San Francisco il y a quelque chose de similaire.

Les deux projets ont en commun de parler d’événements qui ont causé des ruptures dans ma vie, des incidents qui m’ont forgé et fait grandir. San Francisco parle d’événements intimes et familiaux, et d’un combat contre des difficultés mentales et psychiques que j’ai pu subir durant la période 2011-2013 : avoir une vie “comme tout le monde”, faire une overdose d’un boulot que je détestais, tout en essayant de tuer mes rêves de création artistique pour pouvoir m’intégrer à la vision qu’on se fait d’une vie “normale”… Puis mon mariage suivi de près par la mort de ma mère et la grossesse de ma femme : un ensemble d’événements qui m’ont décidé à accepter le fait que je ne voulais pas suivre l’itinéraire choisi pour moi par la société.

Orient Heights parle plutôt de mon environnement et de choses qui se passaient autour de moi pendant les années où je vivais aux Etats-Unis, entre 2009 et 2011. C’était une période où les difficultés et la violence étaient plus physiques. Les thèmes y sont plus habituels au rap : la débrouille, la rue, le danger, l’égo…

Justement, par moments on a vraiment du mal à définir ce qui est réel, ce qui est fictionnel …

Des fois j’ai peur d’en dire trop, j’ai pas envie de faire de l’exhibitionnisme. Faire une sorte de mélange entre réalité et fantasme me permet de me protéger. Et cela me permet de garder une surprise. De toute façon, je pense que c’est impossible d’être totalement honnête quand on parle de soi, surtout dans une musique qu’on va rendre publique à un moment. Il faut toujours faire des choix sur les choses dont on va parler, la manière dont on va le faire… Mettre de la fiction là dedans, ça peut rendre les choses un peu plus réelles, au final… Il m’est arrivé plusieurs fois de faire des morceaux et d’y dire des réalités crues, et une fois le morceau fini, de me demander s’il est vraiment bon de mettre ces réalités en public.

Ces morceaux sont en général des textes que j’écris de manière très égoïste, parce que moi je sens que j’ai besoin d’exprimer des choses qui me travaillent… Mais j’ai parfois peur de blesser des personnes de mon entourage familial en révélant des drames privés au monde entier. Par exemple, un des morceaux les plus honnêtes que j’ai fait, c’est “Moelle Osseuse”, que j’avais écrit pour San Francisco… en dernière instance je l’ai enlevé de la tracklist et je l’ai mis sur la mixtape China White… En me disant que ce serait étouffé au milieu d’autres sons, et que ce serait plus facile de noyer le poisson.

C’est vrai que c’est toujours délicat… Après j’ai écouté le dernier Nick Cave dernièrement, qui parle notamment de la mort accidentelle de son fils, alors que c’est tout frais, et il fait un album de pur ressenti qui fait son effet.

Je n’ai pas écouté mais ça me parle… Par exemple, j’ai fait un morceau qui évoque le suicide de ma mère, du moins moi je sais que ça l’évoque… Mais en me concentrant sur la description du sentiment de perte, de deuil, on peut créer quelque chose dans lequel tout le monde peut s’identifier, même sans avoir vécu les mêmes événements… Cela m’évite de faire un morceau de storytelling qui parle de ça, j’ai pas envie d’avoir le sentiment d’exploiter quelque chose. Quand je touche à ce genre de thématiques, j’ai tendance à faire des textes plus abstraits.

Ce côté un peu fantasmagorique, ou du moins cette relecture déformée du passé dans ta musique m’évoquait la scène d’intro et la conclusion de Il était une fois en Amérique… Est-ce que le cinéma t’influence dans ce que tu fais ? Même question pour la littérature.

Oui, même si je suis loin d’être un expert. D’ailleurs, je suis toujours assez impressionné par les gens qui ont une grande culture cinématographique ou littéraire : moi je lis beaucoup, et regarde beaucoup de films, mais j’ai tendance à oublier rapidement, les titres, les auteurs, les intrigues… Pour San Francisco, je pense que ça se ressent, il y a eu une longue période où je lisais beaucoup de littérature américaine, la beat generation, la littérature psychédélique, Kerouac, Burroughs, Scott Fitzgerald, Salinger, Bukowski, Hunter S. Thompson, Jim Carroll dont je suis très fan ! Et un peu de Zola aussi… La Bête Humaine et L’Assommoir notamment.

Pour China White, on est dans quelque chose d’un poil différent. Pas mal de Bret Easton Ellis, et également du Baudelaire : Les Fleurs du Mal évidemment, mais aussi Les Paradis Artificiels. Après, j’essaye toujours de varier mes lectures… Avant, je lisais beaucoup de romantique français par exemple

Il y a la thématique du « commerce international » qui revient régulièrement dans tes sons. Est-ce quelque chose qui a trait à ta vie, où est-ce simplement l’imagerie que cela dégage qui t’intéresse ?

Il y a une part de vécu. J’ai une formation de business, et j’ai travaillé longtemps dans des bureaux, à différents postes… La vie de bureau de manière générale m’intéresse beaucoup. La chanson « Commerce International » traite de plusieurs thématiques : du business en général, mais ça parle aussi un peu de politique. C’est une prise de position sur la manière dont sont perçus les pays en voie de développement. Ça parle de libre-échange et d’économie, mais aussi d’intégration et de géopolitique. C’était aussi une manière de faire de l’égotrip. Je n’aime pas ce genre d’exercice quand il s’agit de parler de moi. en faire en parlant de moi, mais là j’en fait en parlant d’un groupe de gens.

Ce que j’aimerais, c’est que les gens qui viennent de pays en voie de développement puissent ressentir la même fierté qu’un rappeur a quand il lâche un putain d’égotrip. Je voulais que ce soit un peu unificateur pour les gens mis à l’écart…

D’ailleurs tu ne vis plus en France, mais tu as l’air de beaucoup suivre l’actualité du pays.

Malheureusement oui (rires). Je le regrette… J’aimerais bien arriver à ne pas le faire. Je suis né en France, élevé en France, et me sens toujours connecté. Mais je me sens assez honteux d’être français en ce moment, surtout après cet été. C’est une honte que l’on ressent encore plus quand on est à l’étranger, parce qu’on a plus de distance avec l’actualité, et on voit tout de suite davantage le ridicule des choses. C’est horrible ! Tous les gens le ressentent et nous regardent en se demandant ce qu’il se passe en France.

L’actualité française est dans la continuité des choses qui m’ont poussées à partir, entre autres raisons. D’autant plus que ma femme est américaine et qu’elle ne parle pas français parfaitement, et que c’était difficile pour elle de trouver du boulot en France. Soit dit en passant, quand on est français et qu’on ne parle pas parfaitement anglais, en Angleterre, c’est facile de trouver du boulot… (rires)

Quand j’ai pris la décision de partir, il y avait déjà ça… Et j’avais un enfant qui allait naître. J’ai réfléchi au pays dans lequel il allait grandir… Il y avait la soi-disant « crise des migrants » en France et j’ai réfléchi à ma propre histoire d’enfant de réfugié… Je n’avais pas envie de vivre dans un pays où il y avait un sentiment dominant de détestation envers les autres. Tout n’est pas parfait en Angleterre cependant… Mais où je vis, à Londres, il y a quand même une ambiance très différente par rapport à l’acceptation de la mixité.

Après quelle est la recette qui fait que les choses marchent mieux à Londres ? Je ne sais pas. Peut être que la question de la décolonisation a été mieux traitée… Je ne connais pas assez le sujet pour en parler, mais je pense que la gestion de la question coloniale en France a été mauvaise et qu’elle pèse encore sur l’actualité.

©DJ Off-Code / Hotel Moscou 

Sur tes projets, tu invites des rappeurs tels que Vast Aire, Bones, Spaceghostpurrp… Des rappeurs indé d’époques différentes. Est-ce que tu te sens proche de ces gens ?

Je me suis toujours identifié à la scène indé, alternative comme on l’appelle souvent. C’est pour ça qu’on a fait un morceau avec La Caution aussi. La Caution, Cannibal Ox, c’est mon adolescence et pourtant leurs sons ne vieillissent pas. C’est un peu mon âge d’or à moi. Quand je fais un morceau avec eux, je me sens un peu comme un mec qui kiffe le boom-bap et qui ferait un morceau avec une légende du New York des années 90.

Bones et Spaceghostpurrp c’est plus récent, mais il sont dans la continuité de cette scène, dans le fait d’avoir une création très libre, de sortir des standards, de repousser des limites. Aujourd’hui, dans la scène “Phonk” en particulier, il y a quand même beaucoup de choses qui commencent à se ressembler, et à tourner en rond mais il y a des personnalités qui sortent du lot : Bones, $uicideboy$, Night Lovell, des choses comme ça.

Par exemple le côté super lo-fi à la Triple 6 Mafia, j’aimais beaucoup, mais maintenant que tout le monde commence à le faire ça devient lassant. C’est de la paresse.

On parlait du côté un peu hallucinatoire de tes textes, et de cette manière que tu as d’apporter une couche poétisée et fantasmagorique sur une matière qui provient au départ de ton vécu réel. Selon toi, est-ce que c’est une déformation qui se fait au moment de l’écriture, ou est-ce que c’est vraiment la manière dont tu vois les choses aux quotidien ? Est-ce que tu as tendance à saisir la vie comme cela en général ?

C’est une bonne question parce que tu viens de me faire réaliser des choses. Mais oui, typiquement je suis du genre à bloquer sur un truc tout bête du quotidien et à vouloir écrire une chanson dessus. J’ai une tendance à m’émerveiller sur des petites choses du quotidien.

Je regardais une petite vidéo de David Lynch qui traite de la création il y a quelques jours. Il explique que parfois, quand il manque d’idées et d’inspiration, il sort dans la rue et reste attentif aux petits détails jusqu’à ce qu’il bloque sur quelque chose. Une flaque d’eau par exemple. Et c’est comme ça qu’il arrive à déclencher un processus créatif.

C’est intéressant. Je pense que tout le monde peut apprendre à développer ça. La créativité, ça peut être quelque chose qui se travaille. David Lynch a l’air assez porté là-dessus, c’est un gros défenseur de la méditation transcendantale, quelqu’un qui s’intéresse vraiment au processus créatif… Ce sont des choses que j’ai étudiées à l’université. Aux Etats-Unis, ils sont ouverts d’esprit et ont même créé des cours pour apprendre à développer la créativité, faire de la méditation… Tout le monde peut gagner à s’y intéresser.

Après, le mode de vie urbain fait qu’on n’a plus forcément le temps de s’arrêter et d’avoir ce genre de déclics. Ou alors il faut lutter contre le flux …

C’est vrai qu’on a une culture et des modes de vie qui ne poussent pas trop à s’arrêter et à regarder le présent, ni à s’émerveiller ou à se poser des questions sur le pourquoi du comment. C’est la consommation qui entraîne le besoin d’argent, qui entraîne le besoin d’une carrière, qui entraîne le besoin de faire des plans, d’agir vite, de ne jamais s’arrêter…

Le fait que les divertissements nous accompagnent désormais jour et nuit, dans nos poches, sur nos portables, empêche aussi à l’imagination de se développer. Quand j’étais petit, mes parents me disaient souvent que c’était bien de s’ennuyer parfois : ils avaient raison. Il faut qu’on réapprenne à s’ennuyer.

Peux-tu nous parler un peu de la conception de tes clips ?

Je fais des clips complètement seul. J’ai une méthode de travail assez particulière. Je n’ai pas de caméraman, donc je travaille avec les limitations imposées. En général, j’ai un petit appareil photo avec moi qui filme bien, ou alors mon téléphone portable. Ça m’arrive très souvent de me balader dans la rue et de filmer des petits trucs que je vois. 5 secondes par ci, 5 secondes par là. Des décors, des bâtiments, des choses qui m’inspirent. En fait, je construis une grosse bibliothèque de petits morceaux de vidéo. Au fur et à mesure, il y a des thèmes qui ressortent.

Et ensuite, quand j’ai besoin de faire un clip, je met ma caméra sur un trépied, et je me filme de loin en faisant de longs plans séquence. Ensuite, au montage, je crée des mouvements de caméra artificiels, et je mélange ça avec des images de ma bibliothèque, glanées ici et là, pour apporter de l’énergie et du dynamisme. Après, je ne met pas la même quantité de travail pour chacune de mes vidéos, je fais la distinction entre deux catégories. D’un côté, les clips que je fais plus pour avoir une actualité et à des fins promotionnelles, car les gens ont besoin de consommer la musique avec de l’image.

Ce sont des clips que je fais de manière industrielle, avec moins de réflexion. J’essaye volontairement de faire ces clips de manière rapide, sans m’investir trop, pour pouvoir sortir des choses régulièrement et être présent. Et il y a les clips sur lesquels je passe plus de temps, à réfléchir à l’image, à travailler sur la post-production. Ce sont les vidéos dont je suis plus fier et qui représentent plus ce que j’aimerais faire, qui selon moi apporte quelque chose à la musique. Les plans et la post-production sont plus réfléchis.

Et ça t’arrive de partir d’un collage, de partir d’images pour faire un morceau ?

Ça m’est aussi arrivé un peu pour « Commerce international ». J’étais en voyage d’affaires en Inde, et j’ai visité des usines. J’ai filmé des images et je savais que ça allait devenir un clip… Du coup, j’ai écrit le morceau en même temps que je tournais les images. Le clip devrait sortir avant la fin de l’année. Il y a aussi un morceau qui n’est pas encore sorti et qui a été conçu comme cela. A Londres, j’ai vu une statue qui s’appelait « Animals and wars ». Le titre m’a marqué, la statue m’a marqué. J’ai utilisé cette image pour faire un morceau. J’ai fait un travail à l’envers.

Quand tu décides de sortir quelque chose, est-ce que tu prend ta décision tout seul ou est-ce que tu as des premiers auditeurs qui t’aiguillent ?

J’ai des auditeurs de référence, mais je n’écoute pas toujours leurs conseils (rires). Ils ont tendance à toujours me dire « fais comme tu sens ». C’est Snuff de l’Hotel Moscou, c’est ma femme et c’est aussi Lady MS qui travaille chez Neochrome et à qui je fais toujours écouter mes sons en avant-première. J’échange beaucoup avec elle, pas du tout pour le business, mais on parle beaucoup de musique de manière générale.

Des projets à venir ?

On sort un projet Hotel Moscou le 21 octobre prochain. Le titre n’est pas encore choisi. Ce sera un petit projet de 7 titres. Un projet un peu spécial fait en quelques jours, très brut… C’est un exercice différent de ce que je fais d’habitude.

En solo, je travaille sur deux projets en parallèle. Les choses sont encore un peu floues. Je travaille autour de deux grands thèmes : l’un est sur l’argent et son influence sur notre vie familiale, ça devrait être un EP. Il y aura une part assez importante de fiction… Ce sera un projet à la première personne, mais dont le narrateur sera un personnage fictif. Je me suis beaucoup inspiré de littérature décrivant des univers froids et dystopiens : de la SF ou sur des essais liés au sujet… des choses un peu surréalistes… Ballard, DeLillo… D’ailleurs, le film qui m’a donné envie de faire ce disque, c’est Enemy de Denis Villeneuve. Et … Starmania !

Et j’écris beaucoup autour d’un deuxième thème en ce moment, plus politique, ce qui a du s’entendre un peu dans l’interview (rires). J’ai beaucoup écrit là dessus ces derniers temps à cause de ce qui se passait en France, mais aussi parce que ma femme est engagée politiquement. Elle est militante Black Lives Matter. C’est son engagement qui m’a inspiré. Mais je suis un peu moins à l’aise quand j’écris là-dessus, je ne suis pas sûr d’avoir encore trouver un angle original et intéressant pour parler du sujet. Je ne sais pas encore si ça sortira : le temps décidera.




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