Pascal Tessaud – Brooklyn le film

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En préparant l’interview de KT Gorique, nous avions pris connaissance de l’existence du film Brooklyn (actuellement en montage) dont la suissesse interprète l’un des personnages principaux. Un film sur le hip-hop ? En France ? En auto-production ? De quoi nous intriguer et éveiller notre curiosité. Nous partons donc à la rencontre du réalisateur, Pascal Tessaud. Défenseur et acteur d’une culture indépendante et à contre-courant, il s’était déjà illustré, entre autres, dans la réalisation de son documentaire Slam, ce qui nous brûle, mais aussi dans la réalisation de deux clips : Alien de Milk Coffee § Sugar et Chants, sueurs et larmes de Nëggus & KungobramEt c’est un homme engagé, enthousiaste, et imprégné de la culture hip-hop que nous découvrons autour d’un café dans un bistrot à Strasbourg-St-Denis (Paris 10ème). Une belle rencontre qui a emporté ma conviction, et que je vous invite à découvrir au travers de cet entretien.

ReapHit : Peux-tu te présenter ?

Pascal Tessaud, je suis réalisateur depuis 10 ans, à peu près. J’ai grandi à La Celle-Saint-Cloud, à la cité Beauregard dans le 78, dont sont issus Big Red de Raggasonic, (il vivait dans mon immeuble), et la rappeuse Bams. Voilà, ce sont les deux stars hip-hop de mon quartier (rires). Et puis il y avait aussi Naidra Ayadi qui est l’actrice talentueuse qui joue dans Polisse, qui a eu un César. Voilà les trois célébrités de mon quartier (rires).

Tu travailles sur de la fiction ou du documentaire ?

Les deux. Je n’ai pas fait d’école de cinéma, j’étais à la fac de Nanterre en Lettres, option Cinéma, un peu par hasard. J’ai fait une maîtrise de cinéma, je ne savais pas trop quoi faire de ma vie (rires).

J’ai appris sur des courts métrages. J’ai occupé tous les postes techniques : régie, machino, électro, perchman, cadreur, assistant… j’ai vraiment appris sur le tas. Mais j’ai eu une passion pour le cinéma, et dès 2003, j’ai réussi à faire des courts métrages, avec des petits moyens mais avec une production, une équipe technique.

J’ai grandi dans un milieu ouvrier où personne n’a le bac, mon père était ouvrier à la régie Renault, donc j’étais très loin du cinéma. Petit à petit, j’ai réussi à me rapprocher de gens, du milieu du court métrage à Paris. J’ai beaucoup bougé sur Paris, j’y ai même vécu un petit peu, dans le 18ème. J’étais animateur dans une asso’ audiovisuelle à St-Denis où j’ai rencontré pas mal de monde, notamment mon premier producteur de court métrage, Didier Soubrier, qui avait une petite boîte de prod’, Entre Chien et Loup. Il m’a mis le pied à l’étrier, et j’ai tourné mes deux premiers courts métrages de fiction avec lui. On a fait plein de festivals.

A l’époque [dans les années 2000] c’était très fermé comme milieu, il n’y avait que très peu de gens de banlieue qui faisaient des courts métrages, c’était assez élitiste du fait que c’était en pellicule, ce n’était pas encore l’époque du numérique, donc c’était très dur d’y accéder.

Parce que c’était cher ?

C’était cher, voilà. Ce n’était pas comme aujourd’hui où n’importe qui avec un appareil photo peut faire un super film, des clips. Avant, les clips en 35 mm étaient très chers. Les courts métrages, c’était vraiment un sport de riche. Donc c’était un peu fou de vouloir faire ça. Mais bon, voilà, j’avais ça dans le sang, je me suis obstiné.

Tes courts métrages étaient-ils déjà centrés sur la musique ?

Non, pas du tout. C’était des films en banlieue, mais c’était pas du tout musical.

Mais en banlieue, donc dimension sociale ?

A fond.

Et ensuite, tu as réalisé le documentaire sur le slam, Slam, ce qui nous brûle produit par Temps Noir ?

Exactement, ça c’était en 2007.

En fait je travaillais à St Denis, j’étais allé à quelques soirées slam au Café Culturel qui n’était pas du tout réputé à l’époque. Quand j’y suis allé, il n’y avait pas une ambiance de dingue. Il y a eu beaucoup de cycles en fait, ça a duré 10 ans quand même, le slam au Café Culturel. Ensuite, dans les années 2005, 2006, 2007, j’y allais tout le temps et je suis tombé sur la deuxième vague de slameurs avec John Pucc’ ChocolatL’Ami Karim, etc. Je me suis pris une claque de dingue, parce que les mecs qui montaient sur scène me ressemblaient ; des gens qui, pour la plupart, venaient de banlieue, déçus du milieu hip-hop pour ce côté rap ghetto dealer. Eux, ils assumaient le fait d’être littéraire, d’être complexe, d’être métissé dans leur tête et d’avoir des thématiques qui venaient du hip-hop mais aussi de la littérature, du théâtre… Et ce mélange-là m’a interpellé, parce que moi aussi j’étais entre deux mondes. Où trouver sa place en France ? C’est très clivé, c’est même bipolaire. J’ai trouvé que dans le milieu slam, il y avait quelque chose de l’ordre du mélange et de la liberté, de la jouissance de s’exprimer sans rien attendre des médias – puisqu’il n’y avait aucun média à l’époque – dans des lieux gratuits. Il y avait aussi une énorme crise économique, donc accéder au théâtre ou même payer sa place pour aller voir un concert de rap, c’était cher. Et là, ben c’était gratuit quoi.

Donc quand j’entends les gens qui critiquent sans arrêt le slam en disant que c’est un phénomène bobo, c’est absolument faux. Pour moi, l’explosion du mouvement slam, c’est l’explosion de gens issus du prolétariat qui ont eu accès à des livres, un micro, une feuille, et à la gratuité de s’exprimer. Et en France, il n’y a pas beaucoup de lieux où on n’a pas besoin d’avoir des instruments, de l’argent pour s’exprimer. Donc là, c’est vraiment la pauvreté des moyens. Mais moi je me suis pris une claque artistique. Parce que les mecs, ils avaient un niveau d’écriture extraordinaire et il y avait une ambiance incroyable, ce que tout le monde disait dans ces années-là.

C’était un revival du début du hip-hop en France. Avec cet état d’esprit très collectif, c’était comme une grande famille, tout le monde se connaissait, et il y avait un respect qui s’était perdu dans le rap français depuis longtemps, un respect de l’autre, de la différence. T’aimes pas son texte mais tu l’écoutes, il a sa place comme toi, tu deviens spectateur, tu deviens acteur et il y avait un vrai échange avec des gens super différents. Il y avait un brassage avec des gens de banlieue, de Paris, des bobos, des intellos, des anarchistes, des punks, des dadaïstes, des surréalistes, des clochards… Et cette tolérance là, je ne l’ai pas vu beaucoup en France. Il y avait vraiment un échange et des rencontres improbables. C’était électrique cette confrontation !

Et surtout des gens qui s’influencent dans leur écriture : ils s’influençaient en écoutant des choses très différentes et revenaient le mois d’après en se disant, « Bon ben le mec m’a mis une gifle dans la gueule, je vais essayer de relever le niveau ». Et du coup, il y avait une super compétition entre les gens mais qui était très saine, puisque c’était juste pour l’amour de l’art et de la poésie. On a passé des soirées incroyables pendant les émeutes à Saint-Denis. Il aurait fallu filmer ces moments-là, où il y avait quarante slameurs qui déchiraient. J’ai souvent eu les poils hérissés tellement c’était libre, incontrôlable et sincère.

Justement, à quel moment as-tu décidé de filmer ?

Dès la première fois où j’ai assisté à l’une de ces soirées, j’ai eu l’envie de faire un documentaire avec eux. Parce que c’était incroyable. Et c’était ma génération, des gens qui n’ont pas honte des mots, qui n’ont pas honte de la belle langue. C’était dans la tradition des grandes plumes du rap français. Il y avait d’ailleurs des gars qui venaient du rap comme D’ de Kabal qui était avec Assassin, il y avait aussi Hocine BenChant d’encrele 129HJulien Delmaire et Souleymane Diamanka, un ancien rappeur de Bordeaux.

Et ils se sont reconvertis ?

Pas reconvertis, parce que ça fait un peu has been, « reconvertis », c’était plutôt une suite logique. C’est un peu comme Saul Williams, la star du mouvement slam américain, qui vient du rap, mais le mec mélange ça avec du Shakespeare, des références littéraires. Et pourquoi, t’es noir du ghetto t’aurais pas le droit d’aller dans cette direction-là ? Pourquoi il faudrait toujours avoir les mêmes codes ? C’est-à-dire ta casquette, ta drogue et tes quatre mots que tu vas employer tout le temps. A un moment donné, le carcan du rap m’a gonflé et a gonflé tous ces slameurs. Et donc ils se sont dits : « On fait ce qu’on veut et on vous emmerde, et si vous n’aimez pas, tant pis, on n’est même pas là pour gagner de l’argent. »

C’est un besoin viscéral de s’exprimer et d’assumer sa complexité. Et moi qui étais dans mes propres questionnements personnels, de ne pas trop savoir où me situer dans la société française, j’ai trouvé des frères. Du coup, ce documentaire s’est fait naturellement. Et après, il y a eu le succès de Grand Corps Malade qui était une surprise, parce que pour moi, ce n’était pas lui le meilleur, il y avait des gens comme Jacky IdoHocine BenSouleymane Diamanka et Gaël Faye que l’on retrouve dans Milk Coffee § Sugar qui sont des tueurs. Mais le film n’aurait peut-être pas pu exister comme il a existé s’il n’y avait pas eu le succès de Grand Corps Malade, parce que ça m’a ouvert la porte de France 5, et grâce à cela, le film a touché beaucoup de gens. Mais c’était un film sur un mouvement authentique, et pas sur des stars. J’ai filmé des centaines de personnes, il en reste beaucoup dans le film. C’était vraiment sur un état d’esprit que j’avais rencontré. Un état d’esprit libre que j’aime dans le hip-hop, que l’on retrouve chez les graffeurs, les danseurs.

Aujourd’hui, tu fais un film autour du hip-hop, peux-tu nous le présenter ?

C’est un film qui s’appelle Brooklyn, c’est un long métrage autoproduit, donc il n’y a personne de l’industrie qui vient sur nos plates-bandes (rires).

Et justement, ce sont des rappeurs qui m’ont donné accès à des poètes et des écrivains. Des gens comme AkhenatonLe Rat Luciano, FabeHamé de La RumeurNTMRockin SquatOxmo PuccinoMC Solaarj’ai grandi avec eux, j’avais 14 ans quand j’ai découvert ce mouvement. Des rappeurs américains aussi, Public Enemy, KRS OneDe La SoulKid FrostDigital UndergroundLL Cool JEpmdBeastie BoysRun DmcNaughty by NatureCypress HillGang Starr... Ce sont eux qui m’ont donné une conscience politique et qui m’ont donné le goût des mots, le plaisir des mots. Et je suis rentré en fac de Lettres (sourire). Parce que j’aimais les mots, et j’écoutais en boucle tous ces disques au collège, au lycée, je connaissais par cœur tous leurs textes. Ils m’ont donné une clef pour m’intéresser à d’autres cultures et à la littérature. Je n’étais pas destiné à ça, et du coup, j’ai réussi à faire de bonnes études, parce que j’étais dans le plaisir, j’avais envie de chercher, d’expérimenter et de découvrir des auteurs parce que je ne connaissais rien. En cinéma, c’était pareil, j’y connaissais que dalle, je ne connaissais que RockyTerminatorLa Grande Evasion et les films de cow-boys (rires).

Ce sont des rappeurs qui m’ont donné le goût à la culture et aux mots. Je leur dois énormément de choses, parce que je me suis éveillé à plein de choses grâce au rap. Mais pas le rap actuel que l’on entend en ce moment…je suis d’ailleurs effrayé par ce que j’entends aujourd’hui.

Par les stars actuelles ? 

Oui, par les stars actuelles qui sont pour moi effrayantes. Leur idéologie est effrayante. C’est à l’opposé des racines fondatrices de la culture hip-hop qui est née avec une conscience politique, de toutes ces révoltes afro-américaines, avec KRS OnePublic EnemyMos DefDead PrezTalib KweliNas... Il y avait quand même une revendication politique qui n’était pas capitaliste.

Sauf certains quand même…

Oui, sauf la West Coast, 2 Pac et tout ça.

Mais moi j’ai grandi avec ces gens-là [cités plus haut]. Et NTM, c’était des gens supers engagés politiquement, c’était des gens qui faisaient éveiller les consciences et quand je vois les clips de Kaaris, de Booba, de La Fouine, de Rohff, et que les jeunes écoutent ça, qu’ils sont leurs stars… Alors que nous, nos stars, c’était des gens magnifiques qui voulaient changer le monde.

Mais tu penses vraiment que des mecs comme NTM, pour reprendre ton exemple, étaient dans une démarche anti-capitaliste ?

A fond, à fond, à fond ! Le background de Joey Starr et de Kool Shen, c’est le milieu ouvrier, leurs parents étaient communistes, CGT, PC… Donc si on écoute les premiers albums de NTM, au-delà du côté caillera, il y a toujours une conscience politique. C’est vraiment un constat politique permanent avec leur culture de la rue. La Rumeur c’est pareil, IAM aussi. Il y avait une conscience politique, que je qualifierais de gauche dans le rap français, et maintenant c’est ce que dit IAM, c’est du rap de droite. Booba a réussi à cloner le gangsta rap américain des années 90 et en faire son fonds de commerce. Il y a une dérive droitière en banlieue, avec le deal, l’argent, la possession, les guns, le cliché du consumérisme et du capitalisme américain. Et c’est devenu la référence du rap ? Quand tu as grandi avec d’autres choses, et ben ça te fait super mal au cul quoi !

Et du coup, avec tous mes amis, qui aimons le rap conscientisé, nous voyons qu’il y a des rappeurs qui sont toujours dans cette résistance-là, mais qui sont totalement underground. Et c’est bien dommage, parce que les médias ont saboté la culture hip-hop en France. Avant il y avait RapLineH.I.P. H.O.P., des émissions sur Canal + où on entendait NTM, Xmen en direct. Maintenant, il y a quoi ? Il n’y a que de petites chaînes privées qui mettent des clips nazes en boucle.

Et internet.

Oui, il y a l’alternative internet. Des clips sur Youtube… Et il y a une énorme mouvance du rap underground « conscient », je dirais, que j’apprécie. Je trouve dommage que les médias ne mettent pas en valeur des gens qui sont brillants. Je ne sais pas pourquoi ils ne les mettent pas en valeur d’ailleurs, parce qu’aux Etats-Unis ce serait le cas. Peut-être pas dans les plus gros plateaux télés, mais quand même.

Mais du coup, pourquoi ce film ? 

Justement, je me suis dit qu’il y avait un désert de l’image de cette culture-là en France, ça n’existe pas, il y a eu deux, trois films en France sur trente ans d’existence du hip-hop. Il y a eu Dans tes rêves avec Disiz la PesteDe l’Encre de La Rumeur et puis voilà, c’est tout. Alors qu’aux États-Unis, il existe plus de films sur le hip-hop. Même des documentaires, on a quasiment pas de documentaires classiques sur le hip-hop en France. Il y a tout un pan de la culture populaire qui n’est pas mis en valeur, et je me suis dit que plutôt que de faire un documentaire, parce que j’ai fait des documentaires urbains (j’en ai fait quatre pour la télé), faisons un vrai film de cinéma qui mette en valeur ce que j’aime dans le rap, parce que je suis le fruit de cette culture. Nous sommes des milliers à aimer ça, sauf que ce n’est jamais ces gens-là, ce n’est jamais ce style-là, qui est valorisé. Et pour une fois, c’est celui-là qui est mis en avant.

Dans le film, c’est un clash entre deux styles de rap. Le personnage principal, c’est Brooklyn,qui est jouée par la rappeuse KT Gorique, une suissesse très talentueuse de 22 ans qui est championne du monde End Of the Weak 2012, la seule femme championne du monde, et qui est dans cet héritage-là.

L’autre protagoniste est Issa, joué par Ra-fal Uchiwa, qui fait un rap de rue. Ce n’est pas un film old school, nostalgique. Ma génération des trentenaires, quarantenaires, est en contact avec des jeunes de 20 ans qui ont les mêmes codes et les mêmes goûts. Et on est étonnés et super contents de voir une jeunesse qui kiffe le Wu-TangNasKrs OneMobb DeepIAMAssassinLa RumeurFonky FamilyScred ConnexionCasey. On s’est donc dit qu’on allait faire un film qui rend hommage à cette histoire-là, à cette mémoire-là, avec un ancrage dans une réalité locale. Donc à St Denis, là où j’habite. On a tourné tout le film à St Denis. Et donc le personnage de Brooklyn, c’est une fille qui quitte son foyer suisse avec un mal-être, et qui déboule à St Denis avec une envie de percer dans la musique.

Mon film questionne la notion de réussite. Qu’est-ce que c’est que de réussir ? Est-ce que c’est être chez Skyrock, ou est-ce que c’est être dans des ateliers d’écriture avec des jeunes, pour transmettre des valeurs de la culture hip-hop ? Un questionnement sur notre société ? Dans une transmission plus modeste dans des associations de banlieue ? C’est le dilemme du film, entre deux modes de réussite. On a mis en place ce film sans argent, avec une énergie collective de plus de quarante personnes, avec des associations qui me soutiennent. On a fait le film contre vents et marées cet été. On est très fier de l’avoir fait dans une tradition du rap indépendant.

Pourquoi avoir fait le choix de la fiction et pas du documentaire ? 

Parce que le documentaire, c’est triste à dire, parce que j’en ai fait quatre, mais c’est malheureusement un cadre qui n’attire qu’une certaine classe sociale, culturellement élevée. Arte, tout ça, c’est pas les gens des cités qui vont regarder ça. C’est difficile d’accès.

Même si tu proposes un documentaire autour de la culture hip-hop ? 

Même pas. Non. Ça m’intéresserait mais les chaînes n’en veulent plus. Le cinéma, ça fait rêver tout le monde, tout le monde aime le cinéma, c’est un art populaire par excellence. Et puis c’est aussi une démarche très créative, artistique, très photographique, alors que le documentaire, parfois ça peut-être des accidents qui peuvent être très beaux, mais qui peuvent se rapprocher peut-être de la forme du reportage.

Non pas forcément.

Enfin non, je connais très bien le dilemme entre le reportage (filmer sur) et le documentaire (filmer avec), j’ai vu beaucoup de documentaires de création, j’ai ce parcours-là mais j’aime le cinéma et j’adore les films hip-hop, j’adore les films musicaux, j’ai été marqué par 8 MilesRéussir ou MourirHustle and Flow, les films américains comme ça, il y a aussi Notorious. Mais aussi d’autres films musicaux, comme New-York New-York sur les jazzmen avec Robert de Niro et Liza Minnelli, c’est fantastique. Control sur Joy DivisionRay sur Ray Charles

Et puis c’est une manière aussi pour moi de faire cohabiter mes deux passions : le cinéma et la musique.

Comment fais-tu, surtout dans une fiction, le problème se pose plus que dans un documentaire je pense, pour ne pas tomber dans le cliché du film musical ? Pour éviter les lieux communs ?

Eh bien justement, c’est une très bonne question. Parce que si tu étudies bien le canevas d’un film américain hip-hop, c’est un loup solitaire qui s’extrait des moutons pour réussir, et donc il y a encore ce côté individualiste, très américain, de la réussite « one self made man » à la Rocky.

Mon film joue avec ces codes, mais justement, c’est ce que je disais tout à l’heure sur le questionnement fondamental de mon film, qu’est-ce que c’est que réussir ? Est-ce que c’est réussir tout seul à l’américaine, genre « je suis le meilleur, je vais niquer tout le monde » ? Ou est-ce que c’est s’enraciner dans un collectif ? Sur un territoire ?

Je ne vais pas non plus dévoiler le film, mais je ne copie pas du tout les canevas des films américains, parce que ça ne m’intéresse pas. Au contraire, même si le personnage de Brooklyn part avec cette énergie, le rêve américain, et ce fantasme de la réussite, elle va se casser les dents dans le film. Je ne vais pas dévoiler pourquoi. Mais sa réussite sera là où elle ne l’attend pas. Et ce sera dans ce rapport collectif. C’est en cela que mon film est original, parce qu’il ne s’inscrit pas dans le modèle américain. Je fais un film très français, très banlieusard.

Et ancré à gauche ?

Ouais, et c’est une déclaration d’amour aux gens de l’ombre, à tous ces animateurs, ces éducateurs de rue qui transmettent anonymement, qui ne sont pas toujours de grands artistes, mais qui ont le feu sacré en eux, qui arrivent à donner aux jeunes l’impulsion de s’exprimer, d’avoir une passion. A tous ces gens de terrain qu’on ne voit jamais, bien sûr, sur les plateaux télés et encore moins dans un film de cinéma. Ces gens qui transmettent, qui ont défriché peut être tout seuls, et qui ont la possibilité de passer le relais à des jeunes.

Il y a un personnage qui s’appelle Yazid dans mon film, joué par le comédien Jalil Naciri, (super comédien de St-Denis que j’avais découvert il y a très longtemps dans Hexagone de Malik Chibane, un des premiers films tourné en banlieue), qui lui-même est un passeur. Il y a aussi un autre éducateur, Toni, dans l’association fictive qui s’appelle Cross Over (rires) qui est joué par Blade qui est rappeur, slameur, beatboxer, c’est quelqu’un qui a beaucoup de talent et qui fait des ateliers d’écriture. Je filme en situation quasi- documentaire cette transmission. Je filme ces passeurs dans leur relation avec des jeunes artistes.

C’est un film chorale, ce n’est pas un film sur un personnage qui réussit. C’est le personnage de Brooklyn, son regard qui est extérieur, qui va me permettre de rentrer à l’intérieur d’une association et dans le quotidien de tous ces gens. Ces jeunes rappeurs de Saint-Denis sont très talentueux : RafalHouabyAkramZirko. Il y a aussi des slameurs, Bouzid et Sarah Guem, ainsi qu’une chanteuse de soul, Inaya, de Saint-Ouen, qui a une voix incroyable.

Donc il y a une démarche qui relève du documentaire, mais on ne peut quand même pas le qualifier de docu-fiction ?

Non, parce que tout est écrit, toutes les situations sont écrites. Seuls les dialogues ne sont pas écrits.

C’est intéressant, comment ça se passe ? C’est freestyle ? Comment tu organises ça sur le tournage ? (rires)

(Rires) Alors en fait, j’ai expérimenté dans des ateliers ce qu’on appelle l’improvisation guidée. Il y a des gens qui ont déjà expérimenté ça récemment. Il y a Djinn Carrenard avec Donoma et Rachid Djaïdani avec Rengaine. Donc tu ne laisses pas faire n’importe quoi à tes acteurs, tu les guides, tu dois aller dans cette direction, tu as tel obstacle, démerde toi avec tes mots pour lui faire comprendre que tu veux aller là, et je parlais pendant les prises. Je disais des mots-clefs qui permettaient de recentrer l’improvisation pour ne pas que ça parte en couille, et je disais des mots, ou alors des phrases, qu’ils devaient redire. C’était un échange.

Donc toi, tu avais préparé tout cela de ton côté ?

Non, non, je les sortais en improvisation (rires). C’était vraiment une construction à plusieurs avec les acteurs, qui ne le sont pas d’ailleurs, ils sont rappeurs pour la plupart. Ils ont l’habitude de l’impro, et je me suis amusé à faire quelque chose qui n’est pas habituel dans le cinéma français. J’étais moi-même dans cet état-là de création, de dire des mots qui me sortaient par la tête. Quand je sentais que ça pouvait être plus tranchant, plus incisif dans les conflits. Et petit à petit, ils ont accepté ce dispositif. Ensuite, tu enlèves ma voix au montage ! Ça les a perturbés au début, mais aussi vachement guidés. On a des dialogues qui sont fabriqués par eux, et par moi. C’est un mélange.

C’est un film en autoproduction, est-ce que c’est un choix dès le départ ou un choix par dépit ?

C’est la guerre ! (rires)

Disons que j’avais un projet plus classique, écrit, dialogué, sur lequel j’ai travaillé pendant plusieurs années, qui nécessitait un budget d’un ou deux millions d’euros. Le truc classique en cinéma français. Et j’ai démarché les boites de prod’ d’auteurs à fibre sociale. Personne n’a voulu me suivre sur ce projet, donc je l’ai mis de côté, j’en avais marre. J’ai fait un film qui s’appelle La ville lumière en 2012. C’est une fiction, un moyen métrage, dans le monde de la restauration de luxe, sur les commis. J’ai mis quatre ans à le financer. Pour 30 minutes de film. J’ai changé trois fois de producteur. J’veux dire, les portes sont fermées. C’est une lutte.

Là, je n’avais pas envie de faire la même traversée du désert pour un long. Je n’avais pas envie d’attendre. Et quand je vois des amis comme Rachid Djaïdani qui fait Rengaine avec une petite caméra Panasonic, et qui va à la Quinzaine des réalisateurs, qui sort son film en salle, qui est nominé aux Césars, il a autoproduit, il n’a pas d’équipe technique, il n’a payé personne au départ. Je vois l’insolence, la liberté de ce film, je me dis, là voilà, c’est un film hip-hop (sourire).

Ça me fait vraiment surkiffer de voir des films pareils. J’ai eu le même choc quand j’ai vu Donoma de Djinn Carrenard. Budgété soi-disant à 150 €, ça c’est pour la com, mais la démarche est phénoménale, parce qu’on avait jamais vu des films aussi beaux, aussi libres en France. Ils font la différence. Ce sont de vrais films d’auteurs, et les mecs vont au bout quoi, sans argent. Il y a eu aussi Rue des cités de Carine May et Hakim Zouhani, sur une cité d’Aubervilliers, filmé en noir et blanc avec toute la population d’Aubervilliers, le film va à Cannes, il sort en salles… C’est magnifique ! African Gangster de Jean-Pascal Zadi, plutôt « thug life » mais avec un plaisir insolent de faire du cinéma sans demander l’autorisation. Ces gens-là ont grandi avec le hip-hop, et le hip-hop n’a pas demandé l’autorisation pour exister, pour faire des prods, des concerts, des radios… C’est une prise d’assaut.

Tu suis donc le même modèle ?

C’est ça. Le plus important, c’est de s’exprimer, d’avoir des choses à dire, et ce que je disais tout à l’heure sur la difficulté d’entrer dans le cinéma il y a dix ans parce que c’était de l’argentique et donc c’était très cher, aujourd’hui, avec le numérique, n’importe qui de Bobigny, de Sarcelles, de Beauvais, de Dijon, de la campagne peut tourner un long métrage, c’est quand même incroyable. On a fait le long métrage Brooklyn avec deux appareils photos. Si on m’avait dit ça il y a dix ans, je ne l’aurais pas cru. C’est incroyable ! Et la qualité de l’image est mortelle. Tous les clips d’aujourd’hui se font avec ce matériel.

Et voilà, à un moment donné les portes sont fermées, c’est un système féodal le cinéma français. Des bourges qui se regardent entre eux, qui s’auto-congratulent, avec des stars pas forcément légitimes. Et bien nous, on ramène des nouveaux talents, des gens inconnus qui ont faim de s’exprimer, envie d’apparaître à l’image, de s’exprimer dans le kif et dans le partage. C’est un mouvement en fait.

Dans une interview vidéo, je ne sais plus si c’est toi ou ton collègue de votre asso [Les enfants de la dalle, ndlr] qui parlait de « films-guerillas », c’est ça ? 

Ouais, c’est Jalil Naciri qui joue Yazid dans le film, qui a fait un long métrage qui s’appelle Piste noire, écrit et réalisé dans la même énergie. Donc ouais c’est le cinéma guérilla. On fait la guerre ! (rires) Avec des appareils photos, des petits micros. Et avec l’envie de tout bousculer dans la culture française. C’est ce que montre très bien Rengaine. Quelle est la place des arabes et des noirs dans le cinéma français ? Qu’est-ce qu’on propose aux acteurs si ce n’est de faire Al Quaida, ou le dealer de shit ? Que des clichés. Parce que les mecs qui font ces films-là ne connaissent pas la jeunesse, ni la réalité sociale des quartiers. Ils sont à des années-lumière de cette sociologie. Parfois, ils ont besoin d’avoir un peu de diversité pour faire jeune, moderne mais c’est has been, le cinéma français. Notre modèle, c’est le cinéma américain. Où justement il y a eu une explosion de stars afro-américaines, avec des réalisateurs issus des minorités ou des quartiers.

On s’inspire de plein de choses, mais pas du cinéma français (sourire). C’est ce que me disait Mehdi Charef, le premier banlieusard à avoir fait un long métrage en France Le Thé au harem d’Archimède, c’est une bombe ! Je le recommande, c’est vraiment un film magnifique. Et il disait, parce qu’il y a eu un mouvement, le cinéma beur… Donc lui c’était le premier, il a eu un César avec ce film, et il pensait qu’il y aurait une vague dans les années 80-90. Il y avait Hexagonede Malik ChibaneEtats des lieux de Jean-François RichetBye Bye de Karim DridiLa Haine. On pensait qu’il y aurait plein de films comme ça, mais l’industrie du cinéma français a laissé passer entre les mailles quelques films, mais elle a bloqué derrière. Mehdi Charef disait : « Les rappeurs français ont réussi ce que nous, on n’a pas réussi ». Parce que les rappeurs français ont fait de grands albums, avec des styles très libres, évoquant une réalité sociale très précise. Et dans le cinéma français, ça a bloqué. L’industrie a bloqué cette culture-là. Du coup, la seule possibilité de continuer cette tradition là, c’est de faire des films guérillas.

Et comment ça s’organise, concrètement, un film guérilla ? Sur le plan matériel. Et humain, parce que les gens bossent, ils ont besoin de payer leur loyer. 

Bah on s’est dit qu’on allait tourner au mois d’août, c’est l’été, les gens sont en vacances. Et il y a beaucoup de chômeurs dans mon entourage (rires).

Mais ça c’est fait sur mon entourage. Des gens qui ont envie de me pousser, qui ont envie de s’éclater.

Ce qu’il faut savoir, c’est qu’il y a des gens qui ont fait de gros sacrifices. Par exemple, l’un des deux rôles principaux, Rafal, qui s’appelle Issa dans le film, travaillait le matin et jouait l’après-midi. J’ai été obligé de changer mon plan de travail, c’était un casse-tête, pour qu’il puisse tourner l’après-midi. Du coup, il était très fatigué. En plus, c’était la période de jeûne du ramadan. Il a fait de gros efforts pour participer au film. Sinon, la plupart était plutôt saltimbanques, chômeurs, au RSA, intermittents, et on a eu sept perchmen, parce que les gens travaillaient ailleurs. J’ai appelé soixante-sept ingé sons, parce que personne ne voulait travailler gratuitement. Et je suis tombé sur un mec en or qui s’appelle Alexandre Abrard qui a été touché par ma démarche, mon parcours, et par le scénario du film. C’est le scénario qui a motivé tout le monde. Sans cela, les gens n’aurait pas eu envie, si j’avais dit « on fait un film pour faire un film » les gens n’auraient pas voulu se bouger. On a quand même fait un tournage pendant six semaines, ce qui est énorme.

Et pour le matériel, comment as-tu fait ? Tu as emprunté ? Acheté ?

J’avais mon appareil photo. J’ai fait La Ville lumière, mon moyen métrage avec des professionnels, et beaucoup d’entre eux m’ont suivi. Le loueur de caméras Alexis Petkovsek de Alga Panavision m’a fait un tarif énorme. On a utilisé des objectifs, des pieds, des retours vidéos, et c’était un tarif associatif. J’ai donc eu un coup de main de l’industrie chez les loueurs. Et aussi Samedi 14 le loueur du matériel son, j’avais deux perches, quatre HF, des supers micros… Et ça grâce à Alexandre, qui a fait un geste significatif. Artworx nous a prêté gratuitement la lumière.

On a eu beaucoup de soutien, des gens qui nous ont prêté des lieux, le café de La Table rondeà Saint-Denis,le Café Culturel qui nous a loué leur lieu pour qu’on fasse des castings, des répétitions pendant un mois. En fait, avant le tournage, on a répété pendant un mois quasiment tous les jours.

Voilà, c’était une envie générale de faire ce film. Des gens nous ont soutenu pour qu’il existe, c’est beau.

L’organisation du film est à l’image des valeurs que tu veux transmettre, la solidarité, le travail d’équipe ? 

Il y un chef d’orchestre dans tout ça. C’est Fouad Sassi. Big up à lui. Il est venu de Montréal sur ses vacances pour faire le film avec moi, c’était mon premier assistant. Sans lui, je n’aurais jamais fait le film. Il a tout géré, a été héroïque dans des moments très difficiles. Sans lui, mais sans toute l’équipe d’ailleurs, on n’aurait pas pu faire ce film. C’est vraiment un exploit, ce qu’on a fait. On était quarante, on avait plein de décors, on avait aucune autorisation et on a tout fait à l’énergie. Fouad m’a aidé à organiser tout le tournage. Il a trouvé des solutions pour avoir des voitures de location gratuitement pour aller chercher le matériel, les acteurs. De toute façon, Fouad c’est une longue histoire d’amitié, c’est mon frère.

On était des militants, ça dépassait le cadre de faire du cinéma. Il y avait un engagement total des gens. A la fois, c’était très dur physiquement, mais au final, tout le monde avait envie de filmer la banlieue de cette manière-là. Donc tous les gens qui ont participé à ce film, c’était des militants dans l’âme. Vouloir que des films existent en banlieue et que l’on valorise toute cette jeunesse. Il y a beaucoup de jeunes dans mon film, la moyenne d’âge des rappeurs de l’association, c’est 19-20 ans. Il y a une rappeuse qui a 17 ans, c’était beaucoup de jeunes.

Il y a un mec d’Ursa Major aussi ?

Plusieurs (rires). Il y a Despee GonzalesBabali ShowPoopsEvil Shiro, C’est des anciens de Saint-Denis très talentueux, très respectés dans l’underground.

Tu fais donc se côtoyer deux générations qui partagent les mêmes valeurs ?

Je ne vais pas dévoiler le film, mais disons que j’ai fait jouer des personnages à Babali Show et Despee Gonzales, ils incarnent des personnages, ce n’est pas eux. Et le personnage de Brooklyn débarque chez une grand-mère, qui est jouée par Liliane Rovère, une très grande comédienne, qui a joué avec Bertrand Blier entre autres, et qui a joué gratuitement dans mon film. Et Brooklyn est en colocation chez la grand-mère. Donc oui, je fais cohabiter dans les mêmes scènes plusieurs générations. Les quarantenaires animateurs, les jeunes de vingt ans et les trente, quarante rappeurs. C’est vraiment un film où ça circule entre les générations.

Pourquoi KT ? Comment l’as-tu rencontrée ?

En fait, je cherchais une rappeuse française. J’ai cherché partout pendant 6 mois sur internet, dans des concerts. J’ai repéré à peu près quarante-cinq rappeuses en France qui avaient un certain niveau et un certain âge. Dans ces quarante-cinq, j’ai essayé de réduire pour trouver celle qui correspondait le plus à ma sensibilité. Ça a réduit en peau de chagrin le casting. J’en ai démarché certaines, qui m’ont snobé, d’autres, très bonnes rappeuses, mais qui avaient du mal dans le jeu d’actrice. A un moment donné, j’ai failli arrêter le projet parce que je n’arrivais pas à trouver la personne. Et justement par rapport aux dispos de chacun, aux dispos du matériel, si je ne trouvais pas un mois avant le tournage, le film ne pouvait pas se faire. J’étais très pris par le temps et passais mes nuits à regarder sur Internet.

Puis j’ai commencé à ouvrir au-delà de la France, j’ai cherché en Belgique, je n’ai pas trouvé, mais j’ai eu des coups de cœur aussi. Et un jour, par hasard, je tombe sur une vidéo End Of the Weak et je vois cette petite métisse qui prend un micro à New York, en freestyle, qui déchire tout sur scène, et j’apprends qu’elle est championne du monde. Je ne la connaissais pas, je ne suivais pas trop l’actualité d’EOW, et je me suis dit, elle est incroyable cette petite.

Elle est impressionnante.

Elle est belle, elle a du flow, elle a du charisme, sur scène elle a une présence, elle écrit bien, elle a tout pour elle.

Je me dis, je la connais pas, elle vient d’où ? Merde, elle est suisse ! Oh putain ! Et j’étais dans un tel état de désespoir de ne pas trouver ma Brooklyn, que je l’ai contacté sur Facebook, et elle m’a répondu rapidement. Je lui ai exposé le projet, elle a kiffé l’état d’esprit, et je me suis dit qu’il fallait que je la teste. Je suis allé en Suisse avec ma petite caméra et un comédien, et je l’ai testée pendant plus de 2 heures. Je l’ai mise en difficulté sur des impros, elle n’avait jamais joué, et les impros étaient extraordinaires. L’émotion à fleur de peau, hypersensible, généreuse, intense, juste incroyable ! Et je me dis, je suis pas dans la merde, la meuf elle est suisse quoi ! Quelle idée ! (rires)

J’avais quand même deux ou trois rendez-vous avec des rappeuses à Paris, mais KT m’avait explosé la tête, c’était elle. Heureusement, elle avait de la famille à Paris, du coup elle a pu venir quand je lui ai dit que le rôle était pour elle. Elle était très contente. Elle est venue deux mois pendant ses vacances d’été parce qu’elle est étudiante. Un mois de répét, et un mois de tournage. Ça a été deux mois très très intenses.

Visiblement ça a été difficile pour elle, nous l’avons interviewée, et elle a apparemment été très marquée par ce tournage. Émotionnellement. Elle n’est pas prête de refaire du cinéma, d’après ce que j’ai compris. Ça été plus qu’intense ?

Ouais, c’est un film dramatique, donc dans le drame, il faut aller chercher des émotions dramatiques. Tu te connectes avec ton vécu, et quand un réalisateur casse-couilles comme moi ne lâche rien, forcément t’es obligé d’aller chercher du vrai. Et le vrai fait forcément mal. C’est magnifique à l’écran, mais c’est difficile à sortir quand t’es pas habitué, quand ce n’est pas ton métier. Les comédiennes professionnelles sont habituées à ça. Elle est allée sortir des choses qui viennent d’elle-même, des choses douloureuses. Et moi qui suis intransigeant, c’était difficile. Parce qu’un rappeur, c’est quelqu’un qui maîtrise tout, son écriture, son flow, ses productions, ses associations, son jeu scénique. T’es dans le contrôle en permanence quand t’es rappeur. Le travail d’acteur, c’est l’opposé, c’est le lâcher-prise, tu te laisses guider par l’autre. Donc c’était difficile pour elle.

Et pourtant, vous avez quand même réussi à faire le film. Ça a fonctionné.

Parce que ce qu’elle fait c’est extraordinaire. Elle ne s’en rend pas compte. Elle ne le sait pas mais elle a fait quelque chose de fantastique KT, c’est la grâce, c’est émouvant, c’est magnifique. C’était magique.

C’est souvent le cas avec les non-professionnels, ils ne se rendent compte de ce qu’on a fait que le jour de la projection. Quand tu tournes un film, tu tournes tout à l’envers, c’est décomposé. Tu sens des trucs mais tu ne comprends pas. Et ensuite quand tu vois le film sur écran c’est un choc.

Et je pense que KT va être une vraie révélation, qu’elle va avoir des propositions de cinéma. Elle va peut-être les refuser (rires). Mais elle est vraiment extraordinaire dans le film, et je suis très content de ce qu’elle a donné. J’ai eu beaucoup de chance de la rencontrer. Elle a donné quelque chose de vraiment très sensible à ce personnage. Elle m’a fait confiance jusqu’au bout, car elle savait que je faisais de la qualité.

C’est un film dramatique donc forcément, moi j’aime pas la triche…j’aime pas quand les gens jouent faux. Du coup, ça oblige à une certaine exigence dans le jeu qui fait que ça n’est pas forcément très agréable tout le temps. Mais elle a été très chouchoutée sur le tournage, tous les gens étaient à fond autour d’elle, elle a fait de très belles rencontres avec l’équipe technique et tous les artistes qui étaient sur ce film. Et il y a plein de scènes humoristiques ou d’action aussi où elle prenait du plaisir.

Mais le cinéma, c’est difficile. Je pense qu’elle ne s’attendait pas à autant d’efforts pour faire un film. J’ai hâte de lui montrer le résultat.

Pour finir, j’aimerai revenir sur ta vision de la relation entre l’art et la politique.

Oui, je vais te parler de choses concrètes, je vais parler du cinéma.

Déjà, il y a des études statistiques qui prouvent que t’as 3% de chances de réaliser un troisième long métrage quand tu veux être réalisateur. Ce sont les statistiques du CNC [Centre National de la Cinématographie et de l’image animée, ndlr], c’est Wim Wenders qui les a données. Sur ces 3% de gens qui réussissent, combien sont issus de milieux ouvriers ?

Zéro…

Voilà, donc en gros, en France, si tu viens d’un milieu ouvrier, si tu viens de banlieue, sauf si tu fais des grosses comédies à la noix, t’as quasiment aucune chance de percer dans le cinéma. Ça veut dire qu’il y a une certaine reproduction sociale, et que les réalisateurs se reproduisent et sont issus de la grande bourgeoisie, de la petite bourgeoisie, de la moyenne bourgeoisie mais finalement c’est toujours un discours de classe qui resurgit en permanence. Et moi ce que j’ai aimé quand j’ai étudié le cinéma à la fac, c’était les gens qui ont fait la révolution, c’est-à-dire le cinéma italien, le néo-réalisme italien. C’était un choc. Ils étaient tous engagés, anti-Mussolini, antifascistes. Et ils ont filmés la rue, c’était un choc mondial. Quand on a vu les films de RosselliniViscontiPasoliniDe SicaRosiEttore Scola (…), tous ces mecs filmaient le peuple, le monde ouvrier. Donc forcément, venant d’un milieu ouvrier, j’étais super touché. Quand je vois Ken Loach en Angleterre, j’ai l’impression qu’il filme ma famille. Ça me met presque mal à l’aise quand il faut parler [à la fac] de Ken Loach. Parce que c’est presque trop privé pour moi. Parce qu’en France, on ne fait pas ça. Ken Loach vient d’un milieu ouvrier, des gens comme ça, c’est forcément des phares. Le cinéma italien, anglais c’est des références. Ils filment le peuple. Et quand tu as grandi dans le peuple, et que le cinéma français est incapable de le filmer sans misérabilisme, et bien tu as une mission, celle de te dire qu’il faut arriver à s’exprimer, à faire des films qui soient dans cette tradition-là [celle du cinéma cité plus haut] qui n’est pas une tradition française, malheureusement. Il y a quelques gars qui arrivent à faire ça en France, mais ils sont ultra-minoritaires.

C’est ce rapport au réel qui m’intéresse dans le cinéma, et je suis très intéressé par le documentaire, tout ce qui a un rapport au réel. Et ça c’est un art politique. Filmer le réel. Magnifier le réel sans misérabilisme. Tous ces courants-là m’intéressent, le free cinéma en Angleterre, le cinéma nuovo au Brésil, il a y eu un mouvement dans les années 70 extraordinaire avec des gars qui filmaient des favelas de l’intérieur, qui sont les ancêtres de La Cité de Dieu, des films à Cuba, en Amérique Latine… même au Japon. Voilà, c’est ce rapport au réel, au peuple sans être populiste qui me touche.

Donc tu t’inscris dans cette lignée, mais penses-tu que ça a un vrai impact sur les gens ? Tu y crois ? 

Je vais te dire, le cinéma néo-réaliste a été vu par des millions de gens. Mon père a pu découvrir du Pasolini sur France 3 (Le Cinéma de Minuit), alors qu’il était ouvrier à l’usine.

Mais ton film, aujourd’hui, où va-t-il exister ? 

Je ne sais pas. J’ai besoin de vous pour qu’il existe. Je ne sais pas.

Tu ne sais pas du tout, ou tu penses que tu vas pouvoir prévoir quelques sorties en salle ? Ne serait-ce qu’à St-Denis ? 

Le problème, c’est qu’il y a deux possibilités. Soit c’est un film légal qui est dans un circuit de distribution normal, et pour cela il faut que je contractualise toute l’équipe, donc il faut de l’argent, et je ne sais pas où le trouver. Ou alors, on est dans un circuit totalement parallèle, et là on peut aller dans toutes les MJC de France. Et ça me ferait un énorme plaisir de montrer mon film dans toutes les MJC de France. Si je peux faire les deux circuits, je serai encore plus content. Pour le film, pour l’équipe.

Tout dépend de la visibilité du film, est-ce que ça va plaire aux chaînes de télé, aux festivals?

Ce qui est important c’est que la communauté hip-hop s’intéresse au film. Parce qu’on a des vrais artistes authentiques dans le film.

Et c’est pour moi aussi le signe qu’il y a une vraie envie d’un autre rap qui ne soit pas un rap de dealer.

Donc c’est aussi un coup de gueule contre ce qu’on peut entendre à la radio ?

Non, c’est pas forcément contre eux, parce qu’ils font ce qu’ils veulent. Mais ce que je veux dire c’est qu’à partir du moment où ce sont des gens comme Skyrock qui ont transformé l’accès au grand public, en décidant de ce qui passe ou pas, ça a influencé une écriture. Pour que ça marche, il faut aller là-dedans. Du coup, les trucs à la IAMAssassinNTMScred Connexion, on s’en fout. Trop social, ça vend pas de toute façon. Les plus gros responsables de ça, ce sont les décideurs, des bourgeois qui n’ont aucune culture hip-hop à la base, ni politique, même s’ils le revendiquent, « ouais nous on connaissait les tous débuts« … Que dalle ! Eux, ils ont vu qu’il y avait une lucarne qui s’ouvrait pour faire du pognon sur le rap, ils en avaient rien à foutre, avant c’était du rock et de la pop à deux balles. Et c’est eux qui ont transformé la culture hip-hop. Les rappeurs, il y a toujours eu des rappeurs voyous, thug life machin, ça a toujours existé. Le problème, c’est qu’avant, ils étaient super minoritaires, presque on se foutait de leur gueule, à part Secteur ÄMinistère Amer qui étaient quand même très respectés, mais c’était pas des stars pour moi.

Je trouve grave de ne médiatiser que le Rap Game dans les grands médias. Nous on a envie de montrer autre chose. J’espère que le film va marcher, pour montrer notre réalité. Parce qu’il y a aussi une image super négative qui est véhiculée par les médias du rap qui peut aussi engendrer, quand on voit des clips de Kaaris, un vote front national.

Ou au moins à droite.

Très à droite, Sarkozyste en tout cas (rires). Minimum.

C’est le capitalisme poussé à son extrême.

Ouais c’est le capitalisme sauvage.

Parce que pour moi, la culture hip-hop, c’est la culture du peuple, et j’en ai marre de la voir se caricaturer à ce point-là et d’ailleurs, il n’y a rien de hip-hop là-dedans. Les gens dénigrent trente ans d’histoire. Une fois, j’ai vu Coline Serreau, pour ne pas la nommer, à la télé qui confondait Booba avec Akhenaton et elle disait à Akhenaton, qui est une des plus belles plumes du rap français, « vous avec vos putes, vos chaînes en or et vos voitures » et la meuf se présente comme une spécialiste du hip-hop à l’Opéra Bastille et lui parle comme ça. Il n’y a aucun respect ! Je trouve ça scandaleux qu’on dénigre, qu’on considère le hip-hop comme une sous-culture américaine. Alors que justement, il y a beaucoup de rappeurs français qui sont des visionnaires, beaucoup de jeunes qui ont fait des ateliers d’écriture, qui ont rencontré des animateurs, des passeurs, des livres, ce dont je parlais tout à l’heure, ou des gens comme moi qui se sont complétement imprégné de la culture hip-hop pour grandir. Et qu’on dévalorise à ce point-là cette culture, je trouve ça scandaleux. Et des mecs comme Kaaris et tout ça ne font qu’accentuer le mépris. Eux, ils s’en foutent parce qu’ils font de la thune. Mais voilà, je trouve ça super malheureux.

Pour moi, c’est un acte de résistance que de faire un long métrage de cinéma avec une vraie ambition artistique, avec un vrai propos. Et que ce soit un film 100% hip-hop, sans argent, avec des gens hip-hop, 90% de mon équipe, c’est que des mecs de banlieue. Mettre les talents en valeur et la jeunesse parce qu’on a tendance à dire que les jeunes n’ont que de la merde dans la tête. Justement j’étais au concert d’Hugo TSR, j’étais très étonné de voir cette jeunesse qui connaissait des textes super chiadés avec une vraie conscience politique et ça m’a fait super plaisir. Et l’entourage de KT Gorique c’est pareil.

Hugo TSR, tu trouves qu’il a une conscience politique ? 

Hugo TSR ? A mort !

Alors qu’est-ce que tu mets derrière « conscience politique » ? Il est dans le constat mais il n’est pas dans la révolution.

Être politique c’est défendre une cause. C’est se fighter contre des gros réactionnaires, des racistes, des mecs qui nous mettent au chômage.

Donc pour toi la dimension sociale dans le rap, elle existe encore aujourd’hui ? 

Bien sûr, bien sûr. T’écoutes Milk Coffee § Sugar. Si les gens ne connaissent pas, il serait temps ! Et il y a MedineFlyntKeny ArkanaSwift Guad, Demi PortionLadeaCasey etc.

Pour moi le social et le politique c’est pareil. T’es ancré dans le monde dans lequel tu vis. On est dans une génération de la crise sociale. Je veux dire, on a morflé, nos parents ont morflé. On est imprégné de ça. Hugo TSR il est le fruit de sa génération, et en aucun cas il ne prône l’argent facile ou je ne sais quoi. Il est dans un constat un peu amer, mais pour moi il a le niveau d’un Akhenaton. Je le trouve extraordinaire ce petit. (rires). Il m’a touché, ça m’a beaucoup touché ; il a un côté un peu Scred Connexion dans sa thématique, je le trouve authentique.

Tu me disais l’autre jour que tu allais pouvoir utiliser un de ses morceaux pour la BO. Lequel ?

Ouais, « Alors Dites Pas« . C’est KT Gorique qui me l’a fait connaître. Merci à elle.

On retrouvera qui d’autre sur la BO ?

Akua Naru, rappeuse américaine, Dj Dusty de Jazz Liberatorz et Gaël Faye de Milk Coffee § Sugar qui est un de mes grands amis.

Et au niveau des beatmakers, il y a Khulibaï c’est mon meilleur pote, il m’a proposé des sons un peu boom-bap et c’est KT qui va rapper dessus, et il y a aussi un beatmaker que j’ai rencontré à Montréal Peelo qui a un son plus dark, il fait des sons à New York avec notamment Sean PriceProdigy de Mobb Deep

Tu fais également du documentaire sonore pour la radio ? 

Oui, ça s’est fait un peu par hasard. J’avais écrit un article publié dans la revue Positif et m’étais fait remarquer par une personne de France Culture qui m’avait proposé d’y rentrer, j’avais jamais fait ça. J’en ai fait un, deux, trois et régulièrement, je propose des sujets libres pour des cases documentaires. J’ai fait des documentaires sur les cinéastes Paul CarpitaJean-Pierre ThornMehdi CharefDjinn CarrenardRachid Djaïdani, sur le cinéma social urbain et sur des sujets de société. J’avais fait un portrait de Yazid Kherfi qui est un éducateur de rue qui parlait de prévention, de proximité sous l’ère Sarkozy, en pleine ère sécuritaire.

Ça a beaucoup fait évoluer mon rapport au cinéma parce que maintenant, je travaille aussi beaucoup sur le son. C’est un art, le doc sonore. Et le documentaire j’adore ça, c’est la rencontre avec l’autre. Le cinéma et le documentaire, ça s’enchevêtre. Le film Brooklyn est une expérimentation de la rencontre entre ses deux pôles.

Il y a plein de surprises dans le film que je ne dévoilerai pas, je le répète (rires)… mais j’ai des scènes de live qui flirtent avec le documentaire, et qui sont vraiment magnifiques.

Propos recueillis par Juliette

A voir ci-dessous, les deux premiers teasers du film.

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