‘La Nuit se Lève’, Al Tarba revient hanter la ville

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Le crépuscule est un phénomène curieux. Bien plus que la scène d’un coucher de soleil, c’est la transition entre deux univers, où certains s’endorment, se lèvent, ou encore se transforment. Après avoir ouvert le rideau au bal des spectres et leur mélodie dans Let The Ghosts Sing, le toulousain quitte la maison hantée pour la ville.

Dans La nuit se lève, Al’Tarba se concentre moins sur les fantômes que sur ceux/ce qui les créent, abreuvé de films tech noire, de crasse et d’argo. Le beatmaker nous présente l’obscur périple d’un homme s’enfonçant dans la noirceur de la ville pour masquer la sienne, alors que disparaissent les derniers rayons rouges sang d’un soleil agonisant.

Contrairement à ce que peut laisser pensez la pochette, notre briscard ne vient pas imiter Negan pour sauver la ville d’un spectre. Au fil des tracks, il s’avère plutôt que ce spectre est en réalité la ville elle-même, un univers dans lequel la banalité du fantastique n’a d’égale que le caractère malsain et dangereux qu’elle revêt. « Fear City ». Dès la première piste, le ton est donné, et l’on imagine sans mal un sombre bestiaire émerger des entrailles de la cité. Oubliez les sonorités orchestrales, voir planantes, qui constituaient la majeure partie de Let The Ghosts Sing : au rat des champs se nourrissant du sang sur la machette du fermier, Al’Tarba vient y opposer ses rats du bitume, à moitié mutants à force de grignoter les restants de cachetons et de gerbe qui traînent à terre.

Car c’est tout un univers cinématographique qu’a voulu construire Al’Tarba dans cet album, et quelques pas dans Fear City suffisent à donner une idée de ce que cette ville a à nous offrir : c’est un environnement mystérieux, inquiétant qui se présente à nous, et ce dès les premières notes. L’ambiance urbaine se fait ressentir via des sonorités très industrielles, des synthés gras aux samples de voix tordues, filtrées, cradossées, écorchés à la sauce du toulousain. Tempo ralentis, sonorités glaciales et lugubres, « Welcome to Fear City », « Malevolent Park », et « Infested Streets » amènent cette ambiance sombre, oppressante, à laquelle « Now More Fighting » ajoute une forte dose de violence et de cruauté, le cadre est posé.

Comme décor une capitale où règne le crime, la pauvreté, la souffrance, dans laquelle cohabitent mercenaires, petites frappes, alcooliques et drogués, prostituées, charognards, hommes cyborgs, et autres joyeusetés peut-être plus étranges. On imagine dès lors sans peine une exécution sommaire en pleine rue dès notre entrée en ville, au loin des voitures de polices fonçant dans les avenues, pendant que des vapeurs troubles sortant des égouts dissimulent des formes tout aussi inquiétantes. Pour autant, le tout n’en est pas dénué de fun. « Ripped Eye » et « Starship Loopers » viennent ajouter à l’ambiance glaçante de la ville une folie noire, où la violence et l’horreur sont banalisées jusqu’à l’absurdité. Cela donne lieu à un western urbain dans lequel les balles fusent par caprice, un Disney dans les égouts de la ville où les chants sont les chœurs d’une messe noire, avec au centre un cadavre d’animal sacrifié.

Au milieu du décor l’acteur principal, anti-héros à l’argot prononcé et à la personnalité bien amochée, que l’on découvre à travers 4 interludes. Courtes fenêtres sur la vie d’un homme, Al’Tarba décide de nous le présenter sur un instant T, sans nom, histoire, ou but. Nous suivons juste cet homme, synthétisant à merveille les coups de cœur cinématographiques de l’artiste, et contribuant à donner plus de relief et de vie à l’univers de l’album. Nerveux et violent, si celui-ci semble invulnérable dans les deux premiers interludes, la donne change dans les suivantes, marquant également un changement d’ambiance dans le projet, passant de sentiments oppressants à un flou planant. Les cachetons prennent le dessus sur la colère, et le monde devient informe et mou.

A mesure que l’album progresse, l’auditeur s’enfonce dans les ruelles obscures de la ville, et s’approche peu à peu de son cœur bouillonnant. Le mysticisme des dernières notes d’ « Infested Streets » opèrent bien la transition avec la délicatesse de « She’s Endorphin », merveilleusement bien porté par Bonnie Li, compère de longue date d’Al’Tarba. Esprits anesthésiés, jouissance sans pudeur, sur « On the Prowl », les écorchés sont à l’affût. Le beatmaker nous emmène là où l’on tente d’obtenir quelques miettes de bonheur, celles-ci dussent-elles être fausses ou salies. La souffrance de la misère, de la précarité, et de la violence ambiante est traitée de différentes manières. « Vertigineuse » quand elle plonge « Dans le Vide », inéluctable quand la vie devient « Guillotine ».

Le point d’orgue de l’œuvre ? La magistrale collaboration avec vîrus, une connexion qui sonne comme une évidence. Juste après avoir laissé notre bonhomme assassiner un videur par caprice, l’auditeur entre désormais dans sa tête, passant de ce qu’il fait, à ce qu’il est. La solitude d’un marginal damné dans la nuit, ses faibles accroches avec un monde indifférent, l’obscurité pour cacher sa propre noirceur, le rappeur assène de cynisme et de phrases de haute volée une instrumentale fantomatique, et transforme une existence aux vapeurs de spleen en un drame effroyablement banal.

Après une escapade avec la Droogz Brigade, Al’Tarba revient donc en solo avec un album bien construit, donnant corps à des ambiances et références qui lui sont chères. Si l’album peut se révéler difficile d’accès lors d’une première écoute, la multitude d’arrangements, de sonorités, et de teintes musicales donnent à l’œuvre une certaine densité sans perdre en cohérence. On retrouve un univers travaillé, aux multiples facettes, avec un cheminement logique et cohérent. La musique suffit à décrire une ville sous toutes ses facettes les plus sombres une fois que la nuit se lève, et on peut croire vîrus sur ce point, « avec ou sans toi la nuit se lèvera ».

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Nicolas

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