Comme s’il n’était pas assez complexe de suivre assidûment l’actualité du rap anglophone et du rap francophone simultanément, les italiens arrivent en balle depuis quelques années, histoire de nous compliquer encore plus la tâche comme en 2006. Mais cette fois-ci, c’est nous qui encaissons les coups de tête dans les dents. Les scènes milanaises et romaines sont en pleine ébullition et nous laissent les gencives en sang. Dans le sillage d’artistes de plus en plus décomplexés, comme Sfera Ebbasta, le Dark Polo Gang, Liberato, Coez ou encore Ghali, une génération dorée de musiciens underground fleurit. Alors préparez vos pâles frimousses au joli bleu des ecchymoses chers lecteurs, voici Coma_Cose, duo composé du classieux Fausto Lama et de la ravissante California, surement la plus belle révélation de la péninsule en 2017.
En mars 2015, Fausto Zanardelli aka Edipo à l’époque, sort son troisième et dernier album. Après Hanno ragione i topi en 2010 et Bacio Battaglia en 2012, c’est Preistorie di Tutti Giorni qui voit le jour, et donne lieu à une ultime tournée. En effet, au terme de cette série de dates, le fils contemporain de Laios et Jocaste se questionne sur son futur. Il veut prendre du recul et avoir le temps de penser à son avenir. De ce fait, il commence de plus en plus à envisager de passer en arrière plan, devenir un homme de l’ombre. Des questionnements étonnants pour un artiste dont la musique pop teintée de hip-hop séduisait les médias italiens, qui aimaient en parler comme la « grande promesse » musicale du pays. Étrange n’est-ce pas ? Alors peut-être que ces interrogations soudaines sont le résultat d’une rencontre avec un potentiel descendant de l’oracle de Delphes, qui lui aurait lu un avenir coloré de musique pop commerciale suintant la merde. Edipo, devenu objet de l’industrie musicale, aurait peut être été voué à chier d’ignobles tubes à teenages prépubères (carburant à la vodka-pêche) pour les ondes jusqu’à la fin de ses jours. Un futur doré qui en aurait ravi plus d’un, mais que Fausto a heureusement fui à grandes enjambées, telle une échappée de Corinthe au 5ème siècle av. JC. Ainsi, Edipo, à défaut de s’arracher les yeux, a préféré mettre en parenthèse sa carrière et prendre le temps de réfléchir.
COMA ET CHOSES
Au cours de ce temps de réflexion de deux années, Fausto va s’aventurer dans le quartier de Giambellino aka le Tiers-Monde de Milan (s/o Corriere della Sera) et va rencontrer la sphinge Francesca. Plus connue comme DJ California, son milieu est loin d’être celui de la pop romantico-poétique de feu Edipo. Nous sommes ici dans les chaudes rave parties des sous-sols humides milanais, durant lesquelles elle explose les caissons et les neurones des teufeurs avec ses sets techno-drum’n’bass. Néanmoins, nos deux protagonistes s’entendent bien et se découvrent mutuellement des points communs. Ils travaillent alors dans le même magasin comme vendeurs et font peu à peu connaissance entre les rayons et pendant les pauses clopes. Il finit par lui faire écouter ses maquettes, et rapidement, en syntonie grandissante, ils décident naturellement dès l’automne 2016, de construire un projet ensemble : Coma_Cose.
« Au départ, ça devait seulement être Coma, ou Koma. Nous cherchions un nom qui représentait un état mental. Notre musique est composée à 50 % d’éléments du quotidien et à 50 % de critique sociale, avec beaucoup d’ironie et de connaissance de cause. Coma était un nom provocateur, décrivant à la fois un moment historique et social dans lequel on doit se réveiller, mais aussi la gueule de bois, le coma du lendemain de jaille. » explique Fausto dans une interview pour le site Supereva.
Un état de malaise donc, qui va du difficile mais bref lendemain de biture au mal-être généralisé d’une époque détraquée, d’une société fiévreuse. Seulement, au moment de créer le compte Instagram du groupe, l’appellation « Coma » est déjà prise. Ils ont donc cherché des choses en rapports avec le Coma et se sont finalement arrêtés sur le mot Choses lui-même, Cose en italien. Un mot polysémique qui adoucit le nom du groupe, tout en le décrivant encore mieux : le malaise d’une époque et les éléments agréables ou non du quotidien, Coma_Cose. Basta.
HASARD BIENFAITEUR
Chacun commence alors à travailler sur son cahier : écriture, notes, dessins, idées, références… Puis ils mettent leur travail en commun et s’aident mutuellement. Pour exemple, California raconte pour Noisey que Fausto fait parler sa technique de placement pour harmoniser et équilibrer les textes bruts. Mais aussi, chacun enrichit l’autre de son expérience musicale, de son talent et surtout de son univers personnel, créant une forte complémentarité. En effet, leurs mentors sont des sources d’inspiration très diverses, illustrant parfaitement leur sensibilité particulière : du génial Jodorowsky à Nas, en passant par Liam Gallagher ou encore Pirandello, les influences sont riches et multiples, un melting pot qui se ressent dans leur musique comme nous allons le voir après. Ensuite pour les enregistrements et arrangements, ils travaillent avec les trois producteurs expérimentés de Mamakass, qui ont déjà produit pour Fred De Palma et Dargen D’Amico. Très bons dans les dernières finitions, ils donnent une dimension plus forte à la musique de Coma_Cose. Un rendu plus abouti qui va leur sourire rapidement. Effectivement, bien que les débuts de leur duo n’aient rien d’officiels et que leur projet soit un peu le fruit du hasard, ils sont très vite repérés par le jeune prometteur (et carrément mystérieux) label indé milanais Asian Fake, qui en fait sa figure de proue. Aux côtés d’artistes tout aussi talentueux, comme Ketama126 et ses potes Pretty Solero et Drone126, Coma_Cose a désormais une solide base pour passer aux choses sérieuses.
UN REVEIL EXPLOSIF
Dès février 2017, la toute fraîche chaîne Youtube d’Asian Fake envoie le premier missile scud signé Coma_Cose : Cannibalismo. Un single expéditif d’à peine plus de deux minutes dans lequel Fausto crache un condensé de tout ce qu’il déteste dans la société. Les mots pleuvent sur les battements saccadés de la prod grime-reggae signée Mamakass. Une écriture de bars concis, à base de name dropping, de jeux de mots bien sentis et d’abréviations, le tout ponctué de références à des artistes, comme les surréalistes Frida Kahlo et Piero Manzoni, le tout parfaitement illustré ici : « Canzoni, Manzoni / Merda d’Artista / Frida Cago ». En six mots, Fausto balance que ses chansons sont des Merdes d’Artistes comme celle de Manzoni, et, que de ce fait, il chie du Frida Kahlo sur commande. Une rhétorique dans l’air du temps dans le rap qui fait grincer le peu de dents qu’il reste aux auditeurs chiatiques. Mais ce banger de Coma_Cose est aussi marqué par des références géniales, à côté desquelles passeront ces mêmes auditeurs bornés, dont les infections dentaires ne devraient pas tarder à atteindre les organes vitaux pour notre plus grand soulagement. Ces références sont des révérences aux artistes italiens des années 1960-1970 Lucio Battisti et Francesco Guccini, auxquels ils rendent hommage à travers leurs autres chansons.
S/O AUX ANTICHI
Cannibalismo marque le début d’une série de singles clippés qui vont secouer Milan et le reste de l’Italie. Au programme, trois nouveaux tracks totalement différents les uns des autres qui montrent toute l’étendue des qualités de California et Fausto. Du boom-bap grave de Golgota, à la douce musicalité de Deserto pour aboutir à leur tout premier hit Jugoslavia, teinté de sonorités tropicales. Diss track et rendez-vous au mont Calvaire, ode aux calamars frais et à la vie nocturne milanaise, ou promotion d’un état d’esprit sans appartenance, comme l’ex Yougoslavie et autres débris de l’implosion de l’URSS, le duo agrémente ses textes d’hommages et de dédicaces aux grands compositeurs-interprètes italiens.
« Et dans toute cette musique qui sort / Mon artiste rap préféré est De Gregori », California dans « Deserto ».
Rino Gaetano, Francesco Guccini, Francesco De Gregori, Fabrizio De André et surtout Lucio Battisti, tous ont le droit à leur lot de respect à travers les tracks de Coma_Cose. De la simple citation à la réécriture de certaines paroles, Fausto et California passent un s/o à tous ces grands narrateurs urbains, qu’ils ont écouté avec leurs parents lorsqu’ils étaient enfants et qu’ils continuent d’écouter encore aujourd’hui. Il apparaît alors évident que leur manière de décrire les faits simples et particuliers de leur quotidien, leur manière de raconter le quartier dans lequel ils vivent et de parler de la vie milanaise, sont des héritages de ces grands artistes de la musique italienne. A l’instar de Carl Brave x Franco126 à Rome, Coma_Cose parvient à travers ses récits à dégager une aura universelle à tous les milanais, qu’ils soient résident de la première heure ou seulement de passage. Les différents lieux, les ambiances, les temporalités donnent l’impression de déambuler le long des canaux de la rue Alzaia Naviglio Pavese jusqu’à la Piazza Napoli, en faisant escale dans les quartiers de Ticinese et de Giambellino. Mais au delà de la description, ce sont aussi des émotions, des sentiments et des sensations qui sont exprimés, auxquelles les gens s’identifient aisément, créant une expérience collective et une puissante identification.
Parmi ces artistes qui ont été les idoles de leurs parents, se dégage Lucio Battisti. En effet, California et Fausto lui rendent hommage dans leurs interviews et chansons (comme dans Cannibalismo). Compositeur-interprète de renom, il est un poète discret qui aura marqué l’histoire de la pop et du folk-rock italien, à tel point, qu’aujourd’hui encore, de Bergame à Palerme, on chante ses chansons. Un héritage romantico-nostalgique qui n’épargne pas l’art de Coma_Cose. En écoutant le magnifique Anima Latina (Esprit Latin) à l’aube d’un lendemain de soirée à base spinello et de Perroni, le duo, empli de mélancolie post-festa, se demande comment rendre hommage à son mentor Lucio. C’est ainsi que naît « Anima Lattina » (comprenez l’esprit de canette), premier track de leur très attendu EP Inverno Ticinese sorti en octobre dernier. Un morceau remarquable (celui qui comptabilise le plus de vues à ce jour) qui ouvre de la plus belle des manières leur projet. Remplis de spleen, tous deux se remémorent des souvenirs de jeunesse. California se rappelle notamment des voyages de vacances d’été, en voiture avec ses parents, avec Battisti dans le lecteur cassette. Elle se souvient des yeux tristes de son père, et de ses mains sur le volant, grandes comme les pattes d’un lion. Fausto quant à lui, raconte qu’il inventait des mensonges pour rester seul en attendant l’automne orangé. « Anima Lattina » est clairement le titre le plus réussi et le plus fort de Coma_Cose, ou le flow rap et chant pop s’entremêlent à merveille pour unir contenu et légèreté. L’impériosité de la musique est renforcée par les visuels des clips, composés de simples plans-séquence plats sans artifices, pour concentrer l’attention sur la musique. De plus, le fait de tourner le même film pour Anima Lattina, French Fries et Pakistan donne l’impression d’écouter et de voir une seule et même chanson concentrant tous les genres.
CROSSOVER
Coma_Cose mélange les genres musicaux tel un crossover Alpha Romeo qui combine les caractéristiques de véhicules différents. De la pop des classiques italiens, à la trap la plus actuelle, en passant par le boom-bap, la grime, le reggae, le funk ou bien le drum’n’bass… tout y est. Un melting pot qui lui vaut l’honneur d’être placé dans la fameuse case « Rap Alternatif », dont la création absurde est parfaitement décrite par Grems dans La Sauce. Mais ne nous attardons pas sur une ridicule guerre des étiquettes qui pourrait coûter la vie à quelques maniacos qui veulent à tout prix ranger les artistes dans des univers clos, imperméables et opaques. Fausto et California, eux, s’en branlent. Ils font la musique qu’ils aiment, influencés par les artistes qu’ils aiment, aussi différents soient-ils.
« L’Italie connait une renaissance musicale depuis quelques temps. Les genres musicaux se mélangent plus facilement et créent de nouveaux sons. C’est en grande partie grâce à la trap. Mais Internet, en donnant accès à toutes sortes de musique gratuitement, a contribué à brouiller les frontières entre les genres musicaux et a donc encouragé cette évolution. », explique le rappeur romain Ketama126.
Comme abordé plus tôt, ils sont grandement influencés par les compositeurs-interprètes de la pop italienne des années 1970. Mais des artistes rap italiens actuels, comme Coez, Lazza, Carl Brave et Franco126, Samuel Heron ou Dani Faiv font également partie de leurs références. Cette nouvelle scène rap décomplexée les stimule et les inspire aussi énormément. A cela s’ajoutent des groupes de rock comme Zen Circus ou Prozac+ (vraiment de quoi satisfaire tous les goûts, même les moins exigeants) qui viennent élargir le spectre de leurs inspirations. Sans oublier que nos deux protagonistes viennent de deux mondes totalement différents, pop romantique d’un côté, techno et drum’n’bass de l’autre. Il s’agit donc d’un savoureux mélange de tous ces ingrédients justement dosés, qui donne la migraine à tous les tarés fantasmant d’un monde méticuleusement rangé. Alors gloire au brassage des genres, gloire au métissage et gloire à la poésie de Coma_Cose, en espérant que l’avenir décrit par l’hypothétique descendant de l’oracle de Delphes ne se réalise pas.
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