Une introduction aux nouvelles formes d’écriture dans le rap français

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« Mais ça veut rien dire ! ». « Il raconte n’importe quoi … ». Si vous côtoyez des personnes qui s’intéressent de près ou de loin au rap, il est fort probable que vous ayez déjà entendu ces phrases de la bouche d’un proche, au milieu de l’écoute d’un nouveau morceau.

L’écriture dans le rap actuel peut avoir de quoi désarçonner, tant elle tranche avec les formules plus linéaires qui tenaient le pavé des années 90 au milieu des années 2000. Bien sur, certains rappeurs pratiquaient l’art du puzzle – on pense à Booba ou Ill, ou même à Grems ou La Caution – mais les amateurs de textes à l’architecture plus classiques avaient de nombreux artistes populaires pour les représenter. L’écriture du rap français actuel a filé assez loin dans l’abstraction. Associations d’idées farfelues, tournures de phrases tordues, lexiques surprenants, les rappeurs usent de tous les artifices et jouent de plus en plus avec les mots. Des compressions syntaxiques de SCH au surréalisme bouffon de Biffty, en passant par les vers hallucinés de Jorrdee, le rap français développe une vraie diversité textuelle.

Définir l’origine de ces évolutions semble ardu. On peut évoquer le fameux « hashtag rap » qui consiste à développer un propos avant de marquer une courte pause et de balancer le nom d’une personne ou d’un concept qui illustre ce propos. Cette technique, beaucoup utilisée par Kanye West, Lil Wayne ou Drake, permet de s’économiser l’usage d’un terme comparatif, et donc de raccourcir sa phrase. Symboliquement, cela illustre déjà assez bien ce souci de compression des textes qui hante la musique de beaucoup de rappeurs actuels. Il paraît également nécessaire de parler de l’influence de la trap et de la drill sur nos rappeurs nationaux. La manière qu’ont des rappeurs comme Yo Gotti ou Young Jeezy d’agencer leurs textes de peu de mots, construisant un mood avec des successions d’images flash est également une piste intéressante. Une manière de faire qui découle clairement des rythmiques trap, qui induisent, par le biais de leur rythme, une autre manière d’écrire. Savoir économiser ses mots devient ainsi vital.

Ces nouvelles formules peuvent aller vers des pistes très compressées comme chez Sameer Ahmad, qui a d’ailleurs réduit son écriture au fil des années, se dirigeant vers des textes qu’il apparente lui même à des successions de diapositives. « Crapaud, bave, colombe, waterproof ». Même souci de réduction chez un rappeur comme Freeze Corleone, malgré une esthétique totalement différente. L’usage incessant de divers gimmicks ancrés dans la tête des auditeurs qui le connaissent déjà lui permettent de se délester de toutes formules explicatives. Couplé à cette manière d’user de l’expression « s/o », il parvient à envoyer un maximum d’images et d’informations en un minimum de syllabes. C’est peut être le rappeur actuel chez qui le souci de concision est le plus important. « S/o Peewee Longway, négro j’veux les blue benjamin; S/o Gaza chaque jour, fuck Netanyahou Benjamin »

Mais ces nouvelles formes d’écriture peuvent aussi aller vers des choses volontairement très alambiquées, amenant Biffty a envoyer des phases aussi improbables que : « Loin de moi l’idée de vouloir emprunter le funiculaire qui monte dans ta schnek ». Une punchline qui paraît totalement improbable à la première écoute mais qui fait sens. On ne peut pas dire que le rappeur de Neuilly-Plaisance atteigne des sommets de profondeur, mais des trouvailles de ce genre peuplent ses morceaux en masse. Difficile également de parler de formules volontairement alambiquées sans souligner le « Sombre comme celui qui dirige le pays dont la capitale est Moscou » de Kalash Criminel. La phrase est totalement absurde, inutilement longue, et pourtant, c’est ce genre de lignes qui vient donner de l’originalité à ses textes. « Sombre comme Poutine » aurait sonné ennuyeux. Cette phrase là, malgré sa bêtise, vient créer la surprise chez l’auditeur, et permet de maintenir l’attention.

L’écriture de SCH touche parfois à des sommets d’abstraction. On admet ne pas réussir à trouver le sens de certaines images. Et pourtant, toutes ces phrases vont dans le même sens, cherchant à créer une couleur émotionnelle cohérente. On a parfois l’impression de rentrer en connexion avec lui alors même qu’on ne comprend pas la moitié de sa chanson. Et puis arriver à toucher autant le public, par l’intensité qui est mise dans l’interprétation, le travail de voix, le choix de production, ça résulte aussi d’un certain talent. Et le choix des mots devient alors une curiosité qu’on pose sur cet ensemble.

De par ces quelques exemples, on remarque à quel point certaines écritures se sont compliquées dans leur forme, et parviennent ainsi à trouver un raffinement inattendu. Cela ne veut pas dire que les textes sont désormais plus denses dans leur contenu, mais simplement que par le biais de divers facteurs, aussi liés à la culture Internet, de nouvelles manières d’écrire ont pu se développer, permettant ainsi de toucher à une forme poétique originale et propre au rap.

Nous n’avons pas à faire à un grand renversement de table mais à un vrai changement progressif. Si l’on devait faire une comparaison un peu pompeuse, on pourrait faire un parallèle avec ce qui s’est passé en littérature durant les Années Folles. D’abord l’expérience nihiliste du dadaïsme, et sa volonté de déconstruction totale. Puis l’expérience du surréalisme, qui reprend les mêmes bases en essayant de les théoriser, avant de créer le concept d’écriture automatique, qui ne mène pas à grand-chose dans un premier temps, mais qui appliqué, puis réadapté par ses utilisateurs, finira par mener à de nombreuses œuvres qui font aujourd’hui date. Ce genre de grandes évolutions mènent forcément à des égarements de part et d’autres mais permet parfois de modifier l’art en profondeur.

Les grandes hypothèses écartées, on ne peut que se féliciter du fait que les variétés d’écriture se soient décuplées. Il y en a vraiment pour tous les goûts dans le rap français d’aujourd’hui, mais il y a une tendance aux textes déconstruits, d’apparence décousus, mais dont l’ensemble apparaît quand même comme cohérent, et qui contient souvent des éléments malins, et des vraies trouvailles d’écriture.

Certes, les nouvelles formules ont aussi leur défaut, puisque des idées telles que le « hashtag rap » ont mené à quelques abus et à des utilisations redondantes et sans imagination, mais ce nouveau paysage de rap français a quelque chose de séduisant dans sa diversité. Et cela permet surtout à plus de rappeurs de se lâcher. Certains artistes comme Grems semble d’ailleurs avoir été bien en avance sur le temps, et paraissent désormais plus actuels que jamais. Que tout le monde assume sa bizarrerie et l’éclatement de sa pensée, et tout ira bien.

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