Tiff The Gift émascule le rap indépendant

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« Avant de balayer devant chez les autres, balayez devant votre porte », une expression qui collerait parfaitement au flux intensif sur les réseaux sociaux des derniers jours suite à l’annonce de l’élection de Trump. Sauf que cette expression s’accorde aussi avec la scène rap indépendante, qui au lieu de pointer du doigt les grosses pointures de l’entertainment, devraient déjà se poser la question de leur propre potentiel. Le raisonnement demande une certaine objectivité, et en musique l’objectivité n’a pas vraiment sa place, les « goûts et couleurs », les « si tu kiffes pas renoi, t’écoutes et puis c’est tout », sont souvent des défenses primitives permettant de défendre, sans fond, ses préférences. En prenant de la hauteur, on s’aperçoit souvent que l’accusateur est encore plus médiocre que l’accusé. En clair, s’autoproclamer artiste indépendant ou artiste underground est souvent un subterfuge pour se trouver une crédibilité, alors que les skillz plafonnent à ras le plancher.

La réussite des deux frères Conway et Westside Gunn n’est pas une si grande surprise en soi. Sans amener d’extraordinaire renouveau, les deux artistes ont repris les codes de leurs aînés, piochant aussi bien dans l’héritage de Mobb Deep que de celui de Ka, saupoudrant le tout d’une bonne dose de lyrics tournant autour de l’argent, de la drogue et des putes. Facile, direz-vous, sauf qu’il fallait pouvoir le faire. Pour la majorité de la scène underground, le talent n’y est malheureusement pas.

 C’est donc toujours un plaisir qu’au détour d’un coin de rue, on puisse tomber nez à nez avec un rappeur doté des armes nécessaires à remplir sa fonction. Aujourd’hui ce n’est pas un, mais une MC qui vient nous exploser en pleine face : Tiff The Gift. Vous vous rappelez peut-être du duo Awon & Phoniks, auteurs des deux très bons albums Return to the Golden Era (2013) et Knowledge of Self (2015). Chacun ayant trouvé en l’autre son alter ego, ils avaient monté le label Don’t Sleep Records dans l’idée de mettre en avant d’autres artistes de talent, avec en fond cette touche propre à Phoniks : des beats raffinés et mélodieux, sans chercher à construire un boom-bap désuet digne des pires produits du hard discount. C’était d’ailleurs grâce à leur structure que nous avions pu avoir une sortie physique du traumatisant Ills Of The Earth EP de Peebs The Prophet, encore un gage de qualité certain.

Tiff The Gift est une rappeuse transgénérationnelle née dans les années 80, pratiquant un rap traditionnel mais pourtant bien moderne. Comme elle le rappelle dans « Check Cheddar », I was born into the 80s, I body babies who new school. On a faire ici à une artiste qui peut revendiquer la qualification de MC grâce à un delivery complet : écriture travaillée, flow maîtrisé et voix particulière qui donne une palette singulière à son style. Dans la catégorie best kept secret, It Get Greater Later est le type d’album que l’on est fier d’avoir trouvé, qu’on souhaite garder pour soi, pour au final le partager avec les autres avec un réel sentiment d’avoir trouvé une nouvelle perle rare.

Débutant par une note suave et soul de Rodney « The Soul Singer » Stith sur un gospel qui laisse à penser à des meilleurs lendemain, Tiff The Gift vient casser la dynamique en s’imposant sur l’instru de sa voix usée et grave. Esprit de compétition ponctué d’egotrip intelligent et intelligible, Tiff est à elle seule l’héritière d’une époque où Talib Kweli donnait toutes ses lettres de noblesses à Blackstar. L’esprit de compétition qui, doit-on encore le rappeler, ne se limite pas à savoir qui a le plus de Lamborghinis, de zéros sur son compte bancaire ou le moins de neurones, mais surtout avant tout à la capacité d’exceller au micro.

C’est dans cette définition que Tiff The Gift se balade sur l’album, démontrant que cette supériorité se doit d’abord à un travail de longue haleine, couplée à l’essentiel talent, ce qui fait  souvent défaut à la majorité des artistes de la scène underground. L’egotrip peut aussi être un palliatif au mépris sociétal, et derrière la proéminence du moi se cache souvent un « elles » ou un « nous ».

Ma drogue est pure me direz-vous, dans cet essai ressemblant à de la philosophie de comptoir, mais Tiff The Gift tend à être le symbole de bien des maux qui rongent la société américaine et la société en général aujourd’hui, sacralisés par l’arrivée de Trump au pouvoir : être une femme, pire, être une femme dans le rap, être noire, etc.

Pour autant, Tiff The Gift ne s’enferme pas dans sa féminité, bien au contraire. Par son approche, elle démontre qu’en termes de sentiments et de détermination, elle n’a rien à envier aux hommes. Pragmatisme émotionnel mixé à la recherche d’une réussite dans ses affaires, elle émascule les préjugés le long de son album, et plus particulièrement sur « Somebody », « Laid Back » et « ME For Life ». Dans cet état d’esprit, elle prend à revers la misogynie habituelle du rap en inversant les rôles sur « Laid Back », l’homme devenant l’objet sexuel que Tiff The Gift utilise uniquement pour son propre plaisir, sans partage bien évidemment.

Dans un avenir incertain, Tiff The Gift livre un album complet, une espèce de thérapie musicale à 360° qui se voit conclue par « To My Sons » un message à ses enfants mélangeant espoir et interrogations, une façon de se dire que s’il n’y a pas de suite à ce premier album, le travail a été fait sans laisser de place aux regrets.

Tiff The Gift a beau être un cadeau pour le mceeing, la réussite de son album ne peut lui être attribuée sans être partagée avec le très gros travail de beatmaking qui l’accompagne. On y retrouve ici même l’essence de Don’t Sleep Records incarnée par Phoniks, une vibe mélodieuse qui modernise l’héritage musical laissé par Blackstar en 1999.

Trompettes, guitares et note de piano se croisent dans une vibe jazzy globale, sans tomber dans un remake old school fané de tout attribut supplémentaire. Si Phoniks participe à l’aventure, et délivre comme à son habitude un travail soigné (« It Gets Greater Later », l’énorme « Love Rules The Streets » avec ses cuts, « Painted Pictures » et « Check Cheddar »), il n’est pas le seul. Tiff The Gift a composé avec plusieurs beatmakers, amenant ce risque de césure dans la ligne musicale.

Pourtant, aucune anicroche ne parsème l’album, le travail des beatmakers se succèdent sur la même longueur d’onde. Linkrust commence le travail sur l’enchaînement du gospel « Resolutions » et de l’aérien « Same Old Tree » pour finir par l’uppercut jazzy « Somebody », reprenant le « Somebody To Watch Over Me » d’Ella Fitzgerald. Jr Swiftz s’invite sur un « Passed Out » gospel, tandis que Kameleon Beats agite ses battements soul vitaminés sur « Me For Life ». Reste à F Draper de donner une texture draps froissés sur « Laid Back », et à Kalvion de clôturer l’album sur le percutant et sérieux « To My Sons » qui se conclut sur le discours d’Angela Davis de 1969 de l’université UCLA.

It Gets Greater Later est ce genre de perle sortie de nulle part, et qui donne envie de n’être partagé qu’entre passionnés. Il amène aussi cette réflexion autour de l’acceptation d’une certaine médiocrité chez les auditeurs. Porter au sommet certains artistes sur la seule base de leur étiquette de rappeurs indépendant et/ou underground, c’est aussi participer à la désuétude du rap. Il vaut parfois mieux se limiter à 3 albums du calibre de celui de Tiff The Gift, plutôt que de se taper une trentaine d’albums sans relief, juste parce que leurs auteurs se disent descendants d’un rap de qualité.

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Thadrill
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