A la sortie du métro, la chaleur étouffante de Santiago du Chili n’a d’égal que l’opacité de son manteau pollué, et les Andes, invisibles géantes, veillent silencieusement sur la bruyante capitale du pays de Neruda. A l’ombre des bâtiments dictatoriaux nous nous dirigeons vers le siège d’un syndicat étudiant, organisateur du concert de soutien aux victimes des feux de forêt qui ont embrasé le pays durant des semaines début 2017. La fumée des poros a remplacé celle des incendies, soldats du rap c’est au rythme du boom-bap que nous nous frayons un dur chemin entre les baggy et les têtes casquettées. Sûrement la faute à nos têtes de gringos, la sécurité fait des siennes et il faudra insister avant d’avoir finalement accès aux loges où nous tombons sur Andy qui paraît nous attendre, sourire chilien aux lèvres. Au même moment de l’autre côté du bâtiment, la foule est en flammes, Ana Tijoux met le feu aux planches.De ses origines Mapuche, peuple natif chilien en lutte séculaire contre l’oppresseur pour sa terre, sa liberté et sa dignité aux origines de la politisation de la scène chilienne, Portavoz nous a haut parlé de son Amérique Latine, de son Chili, de son rap, de celui qui s’écrit avec le R de Révolution et qui pendant le concert se fera le R de Résistance.
Au-delà de ton nom, pour toi, qu’est ce qu’être un «portavoz», un « porte-voix » ?
Portavoz, c’est un nom que je me suis donné quand j’étais plus jeune, c’était surtout parce que pour moi, pour nous, les rappeurs et les rappeuses en général, nous sommes les porte-voix de nos quartiers, de nos villes ou de nos peuples. Je crois qu’en général, tous les rappeurs et rappeuses jouent ce rôle-là, celui de faire entendre la voix des quartiers, et de l’amplifier. Mais c’est pas comme si moi, en tant qu’Andy, je me considérais comme LE porte-parole, l’unique, c’est plutôt que la fonction du rappeur, en tant que tel, c’est d’être un porte-parole, un porte voix. C’est surtout pour ça.
Parmi les rappeurs les plus connus au Chili, dont tu fais partie, un grand nombre véhicule un discours politique inhérent aux lyrics. Qu’est ce que tu penses du niveau de politisation de la scène chilienne, et d’où vient, pour toi, cette tradition politique et subversive qui tend à disparaître dans le hip hop étasunien ou français par exemple ?
En fait je crois que ce dont tu parles ça, ce qu’on pourrait appeler le rap social, le rap politique est une réalité qui ne concerne pas seulement le Chili, mais toute l’Amérique Latine. Et je crois que c’est le produit des injustices, des inégalités et des contradictions des sociétés capitalistes et néolibérales qui sont les nôtres, ici en Amérique Latine. C’est le produit des gouvernements répressifs, des gouvernements qui tournent le dos aux mouvements sociaux. Donc, je crois que c’est le produit de tout ça, de ce système qui bénéficie seulement à quelques-uns, à une élite, c’est comme ça que naît ce genre de musique. C’est pas vrai seulement pour le rap, mais aussi pour l’art et la culture populaire en général qui tend à tenir un discours critique et à donner de la visibilité à cette réalité sociale qui est sienne.
Pour ce qui est du rap chilien, il n’est pas seulement social et politique, il est très hétérogène. Bien sûr, aujourd’hui beaucoup de rappeurs racontent ce que ne montrent pas les médias mainstream, et en ce sens, le rap est devenu un média alternatif, indépendant, un média des quartiers, des peuples, qui nous permet de dire notre vérité, celle qui est tuée par la presse officielle.
Comment est-ce que tu vois la situation sociale et politique du Chili actuellement, et face à cette réalité, de quelle manière le rap est une arme de lutte qui se fait pertinente ? En plus d’être un autre média, une autre voix ?
Le rap, en plus d’être, comme tu dis, un média, ou un média de contre-information, c’est aussi un outil éducatif, un outil d’auto-éducation qu’on a, nous, dans les quartiers. Grace au rap, on peut s’informer, y a des morceaux qui, à eux seuls, t’informent de ouf. Alors oui, c’est une arme très puissante, qui nous permet, nous, habitant(e)s des quartiers, membres de la classe ouvrière, de se libérer de tout ce qu’on veut et de dire tout ce qu’on est en mesure de dire.
Et je crois qu’en ce sens, le rap est un amplificateur des mouvements sociaux, ou de ce qui a lieu au sein des mouvements sociaux. Il fait partie de cette culture de résistance, de cette culture populaire, qui naît au fil des mouvements sociaux. Mais le rap n’est pas le seul à dire les vérités cachées et à critiquer le système ; le punk, la trova, la musique andine ou latino, la musique mapuche, le font aussi. Il y a toute une panoplie d’artistes, de travailleurs de l’art et de la musique, qui font la même chose. Et nous on fait partie de cette culture qui se construit peu à peu, qui n’est toujours pas complète, mais plutôt en constante évolution.
Pour beaucoup, RAP est l’acronyme de Rythm And Poetry. Qu’est ce que tu en penses, et dans quelle mesure les lyrics sont partie prenante de cette révolution ; quel est le potentiel subversif du mot ?
Oui, je crois que le rap, c’est de la poésie, de la poésie en rimes, avec sa propre structure.
Parce que, toi tu écris « Rap avec le R de Révolution »… (titre de son dernier album solo, ndlr)
Oui en effet, c’est le titre d’un de mes disques. Bien sûr, je crois que le rap est, fondamentalement, une forme de poésie, même si la poésie n’a pas de musique, d’instrumentale, nous quand on rime, quand on improvise, quand on écrit des paroles, c’est de la poésie. C’est de la poésie dans le sens où c’est l’écriture du peuple, son langage. Tout le monde peut le faire. Pour moi, le rap, c’est l’un des genres musicaux et l’un des genres littéraires le plus démocratique qui soit. Parce que tous et toutes, on peut en faire, tu vois ? Y a pas besoin d’avoir énormément de ressources économiques ou technologiques pour sortir un son. C’est ce que le rap a de beau, et je crois que, comme le dit Roque Dalton, « tout ce qui concerne la vie concerne la poésie ». C’est ça, le rap, c’est un outil, c’est une arme qu’on peut prendre, et, quand on veut, l’utiliser, tirer. Tu vois ? C’est ça le rap.
Ndlr : dans le concert qui suit l’interview, Portavoz développe davantage cette réponse, en appelant à écrire rap avec le « r » de Résistance.
« Non seulement la télé nous ment, parfois même aussi les livres ». (…) Qu’est ce que tu penses de la culture avec un grand C, est ce que tu penses qu’il faut l’utiliser, ou la rejeter pour se créer sa propre culture ?
Je crois qu’il faut constamment questionner la culture dominante, la pensée économique, la culture coloniale, la culture patriarcale, machiste, celle de la classe dominante qui sont des logiques et des manières de penser et de faire le monde des riches, des oligarchies qui sont venus créer ces Etats-Nation, ici sur notre terre, en territoire mapuche. Je crois que c’est là qu’il faut reconstruire la culture, la déconstruire, pour reconstruire et récupérer notre propre culture.
Le hip hop est partie intégrante de cela, et s’il est traversé par des courants pro-capitalistes ou patriarcaux, il l’est aussi par d’autres courants plus critiques, plus révolutionnaires. C’est vers ça qu’il faut tendre, construire une culture propre, une contre-culture, une culture contre-hégémonique, qui diffuse notre projet de vie, notre projet de monde et de société.
En parlant de culture, actuellement a lieu à Valparaiso un festival en l’honneur de Violeta Parra. Qu’est ce que tu penses de l’héritage d’artistes comme elle, comme Victor Jara, dans le hip hop et dans la musique en général au Chili ?
Violeta Parra et Victor Jara, pour nous… C’est notre école, on a appris énormément d’eux, notamment à écrire, à écrire de la poésie, celle que nous écrivons aujourd’hui. Et clairement, pour moi, et je crois, pour le rap chilien en général, c’est une grande influence. Mais y a pas qu’eux, il y a aussi beaucoup d’autres artistes de musique latine, de nouvelle chanson populaire, comme Atahualpa Yupanqui, Silvio Rodriguez, Ali Primera au Venezuela, et bien d’autres. Je crois qu’ils font partie de notre culture latino, de nos peuples, et sont liés au rap aujourd’hui. Nous sommes une continuité de ce qu’ils ont réalisé. Bien sûr, il s’agit de rythmes différents, de contextes historiques différents, mais ça reste de la poésie, et c’est ça l’important. Et pour en revenir à eux je continue d’écouter beaucoup de Violeta Parra et de Victor Jara.
Qu’est-ce que tu penses du fait que deux français, deux occidentaux, viennent se mêler à tes affaires et soient ici pour faire une interview du rappeur Portavoz ?
Je pense que ça n’a rien d’étrange, que les peuples sont un même peuple, aux quatre coins du monde. Que ceux qui sont différents, c’est la bourgeoisie, ce sont les classes dominantes. La classe ouvrière, existe dans le monde entier, qu’elle soit blanche, noire, marron, ou indigène, je crois qu’on doit tous connaitre un genre d’hymne, et nous reconnaître comme opprimés et opprimées dans le monde entier. Cette lutte est une lutte de classe. Et c’est pas parce que tu es française, ou allemande, ou quoi que ce soit, qu’on va se mettre à être ennemis, la lutte n’a pas lieu entre nations ni entre peuples, mais entre classes, contre ceux qui dominent le monde. Contre les transnationales, contre les groupes économiques puissants, contre la bourgeoisie.
En France, on écrit sur des sons boom bap, mais aussi sur de la trap. Qu’est-ce que tu penses de ce genre, de son importance ici au Chili ?
Personnellement, même si je ne le fais pas encore, je me refuse pas à pouvoir un jour rimer sur un rythme trap et d’ailleurs ces derniers temps, du moins avec mon crew, le spectre musical s’agrandit de plus en plus. On pense que ce qui définit un travailleur ou une travailleuse de la musique est son art. C’est ce qu’il dit, ce qu’il exprime, ses idées, le projet de société qu’il promeut grâce à ses paroles. Et, bien sûr, chacun a ses propres goûts. Moi, j’adore le rap et je crois que je continuerai à en faire, toujours. Mais j’aime aussi d’autres genre musicaux, j’aime le reggae, la trova, quelques morceaux de reggaeton, de tout. L’important c’est, en ayant notre identité culturelle latino, de maintenir nos racines, et surtout, la clarté de nos idées. Ca justement, on peut tous et toutes le faire au travers de nos musiques.
Comme tu l’as dit, on est tous des « Citoyens du monde ». Disons qu’il soit possible d’échanger nos vies avec n’importe quelle personne dans le monde, qui est ce que tu choisirais ?
Tu veux dire, qui est ce que je considère comme un exemple, un référent ? Y en a beaucoup. L’idée de générer des archétypes de personnes ne me plait pas beaucoup, je crois que la pensée unique et les archétypes tuent notre esprit critique, notre capacité de penser par nous-même. Mais il y a des exemples, il y a des leaders et des dirigeants, par exemple, pour moi, ici en Amérique Latine, il y a : Micaela Bastidas, Túpac Amaru, Leftraru, Kilapan, Kalfükura, Ernesto Che Guevara. En Afrique aussi, y a Franz Fanon. En Europe, il y a Gramsci. Le Subcomandante Insurgente Marcos aussi. Il y a Emma Goldman, Rosa Luxemburg, je sais pas, y en a beaucoup, pas un seul et unique.
Pour finir, est ce que tu veux ajouter quelque chose, faire passer un message, étant donné qu’on va diffuser cette interview en Europe, en France ? La parole est tienne.
Oui, je veux saluer le peuple français, qui lutte lui aussi contre ce modèle économique qui nous opprime, qui nous exploite, qui dévaste notre terre, notre Ñuke Mapu. Appeler à ce que nous élevions tous, une fois pour toutes, contre l’impérialisme, le néo-colonialisme, et à ce que nous commencions a construire la société et le monde que nos peuples désirent. Voilà, un abrazo fraternel internationaliste, et à la prochaine.
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