« L’énergie ne pourra jamais être détruite, seulement transférée, et la beauté a des pièces cachées en son cœur. Le monde est une méduse« . C’est par ces mots empreints de mystère que débute le périple musical de Merciless Beauty. Avant même que la première vague ne se casse sur le sable, Eastkoast et Phalo Pantoja arrivent à créer une certaine curiosité, il y a les mots, cette image mettant en scène des méduses et ce titre froid et doux en même temps : Merciless Beauty.
« Merciless Beauty est lié à la méduse que je trouve fascinante et gracieuse… De loin, car en s’en approchant, elle peut très vite devenir dangereuse, gluante… d’où le titre Beauté Impitoyable (Merciless Beauty) »
L’idée de cet album revient à Phalo Pantoja, l’homme est un baroudeur de longue date, souvent isolé dans sa route mais qui a toujours préféré les succès d’estime aux succès commerciaux. Revenu sur le devant de la scène dans le sillon de la déferlante Shinigamie Records emmenée par Kyo Itachi, Phalo Pantoja s’impose de plus en plus comme un producteur à la musicalité complexe et hypnotique. De Nob de Rootsnegg à M.O.I. en passant par son album double The Butcher Boy regroupant bon nombre d’artistes francophones et anglo-saxons, le natif de Saint-Denis semble prendre de plus en plus de plaisir et tente toujours d’apporter une réelle originalité à sa musique. Influencé mais jamais copieur, Phalo revoit ses classiques dans des compositions modernes d’ATCQ à Hi Jack de D.I.T.C. à Flying Lotus, le répertoire est vaste, complexe et créatif.
Ce Merciless Beauty ne déroge pas à la règle et quand on lui demande sur quel type d’influence il a souhaité partir sur ce nouveau challenge, Phalo Pantoja offre une carte des menus plutôt appétissante
« Je voulais faire un LP qui regroupait toutes mes influences, de DJ Spinna, Jay Dee à sa période The Ummah, à Pete Rock. A côté de cela, je voulais travailler sur le jazz brésilien comme Deodato, Airto, Flora Purim ou Arthur Verocai en y mélangeant aussi mes influences britanniques comme Cinematic Orchestra ».
La ligne directrice fixée et le challenge plutôt intéressant, Phalo Pantoja s’est donc mis à la tâche ardue de rendre son envie concrète. Il fallait donc désormais trouver le rappeur qui pourrait au mieux défendre cette atmosphère avec un delivery à la hauteur de son travail. Si votre bilan musical 2015 ne fait pas apparaître l’album MK Ultra : Operation Hypnosis c’est que vous êtes passé malheureusement à travers Eastkoast.
Merciless Beauty est un voyage à travers un océan musical où derrière la beauté des couleurs et des sensations se cache le danger des fonds obscurs. Décryptage en compagnie de Phalo Pantoja.
VOICES OF THE PEOPLE
Dès les premières notes, on s’interroge, est-on réellement dans un album purement hip-hop ou dans un tourbillon expérimental ? « J’avais cette envie de retourner à mes premiers amours qui sont le jazz et la soul, mais cette fois-ci en allant chercher du côté de la Grande Bretagne. Les deux premiers projets de Jamiroquai ont été une matière première dans la conception du projet, en l’occurrence ce track, bien qu’il soit d’instrumentalisation italienne, respire le jazz fusion brésilien. ». La rythmique s’accentue et la vibe devient festive pour laisser place à Eastkoast et King Malachi, tout est HH, du discours populaire à la teinte musicale.
DARK SIDE
On sombre dans une atmosphère plus obscure, au fond de la fosse des Mariannes. « A Tribe Called Quest a été et restera selon moi le groupe hip-hop le plus avant-gardiste. La basse analogique de ce titre est directement inspirée avec cette touche de piano sensuel typique Keith Jarret ». Sur un refrain entièrement scratché, Eastkoast nous porte de l’obscurité des fonds à la lumière de la surface.
SLEEPING WITH THA ENEMY
Aux premières notes, on ressent directement la touche jazz bossa nova. « J’avais envie d’un titre rythmiquement plus boom-bap, plus « Soul Brother Number One ». Au niveau drums, c’est très simple : une caisse claire, un shirley et une grosse caisse pour la rondeur. C’est pour ça que j’aime autant les beats de Pete Rock ». Second opus pour Eastkoast, on sent à travers le discours engagé une meilleure cohérence dans ses écrits. L’homme se veut vindicatif, bien accompagné par Widelux, et porte sur son mic l’héritage des Public Enemy et autres Paris.
MAGNETIC CHARGE
« Probablement l’un des titres les plus inaccessibles musicalement, mais pas artistiquement. Il y a une grande variation sur les rythmes et sur les percussions. Etant un grand fan de Jaco Pastorious, je voulais donner cette couleur électrique sous-marine ». Il est en effet difficile de vouloir classifier la vibe Phalo Pantoja, et on reste en profondeur marine avec cette sensation d’onduler comme une méduse. Le ton d’Eastkoast se fait plus discret comme un chuchotement à l’oreille, un flow plus linéaire sans pause qui prend à contrepied les variations musicales.
BROKE NIGGAZ
John Robinson reste ce genre d’invité à qui il ne faut laisser aucun angle mort, tellement ses qualités de MC risquent de vous éclipser. Eastkoast l’a bien compris et occupe son terrain sans relâche, Robinson toujours à l’aise sur les instrus ne déçoit pas. Du côté musical, la teinte est clairement identifiable avec toujours cette complexité propre à Phalo Pantoja « Puiser des samples de jazz ? Ok, mais le pari était de le faire sur la discographie actuelle et, qui plus est, européenne. C’est le but aussi de faire un projet hip-hop jazz à l’ancienne mais en évitant les classiques type Ahmad Jamal, Roy Ayers, Wes Montgomery, Cannonball Aderley. La scène jazz est en constante évolution, beaucoup de concepteurs actuels oublient ».
WHERE EVA YA FROM
La volupté tranquille du jazz et un Eastkoast en angle arrondi, on se relaxe et on se dit qu’il faudrait mieux se ressortir un Fantastic Vol. 2 des Slum Village que d’attendre bêtement la sortie du dernier album posthume de J Dilla. « Les débuts de Jay Dee ont beaucoup été marqués par des samples de jazz brésilien. Je ne fais pas de mystères, la matière musicale sur ce titre est encore de tournure Bossa Nova Fusion avec en prime des sonorités Moog ».
SPEAKING THROUGH MY PEN PART.1 & PART.2
L’art du mic, la force du crayon, Eastkoast servi par un super et très simple cut au hook sur la première, porte hommage à sa profession avec tous les ingrédients qui ont fait la légende de DJ Premier, un track qui se découpe en plusieurs parties. « J’adore les tracks en deux ou trois parties. J’ai toujours pété un câble en écoutant cela sur les différents albums de Gangstarr. Je trouve que cela donne une atmosphère cinématographique ».
ANALOG IN A DIGITAL WORLD
On sort du champ jazz pour repartir sur un univers fusion, en apesanteur sous l’eau en quelque sorte. Légèreté accentuée par la présence de Welcome Charles « c’est un chanteur qui s’est fait connaitre avec son groupe Poetes Hop Jazz avec Vibe. Je l’avais déjà invité sur le Nob Da Rootsneg « Entre ciel et terre ». Il fallait qu’il participe à la friture des méduses ». Une interlude qui n’en est pas une, juste une pause sans limitation artistique avant de repartir dans cette Merciless Beauty « Sur ce track, je me suis lâché, il y a de tout comme ambiance, du Pink Floyd, du Night Works, Joni Mitchell ».
FREEDOM
Eastkoast serait-il le descendant des Dead Prez ? Il y a des ressemblances, en tout cas son positionnement rafraichit quand la plupart de sa génération reste bloquée sur leur corner avec leur thématique hood usé et sur-usé. Le titre Freedom renvoie directement à l’Afrique et on se dit qu’en presque 40 ans de hip-hop proche des racines de ce continent, les aspirations n’ont pas changé, il y a ce côté engagé plutôt utopique qui permet de croire que les choses peuvent encore bouger, et puis ce constat derrière plus terre-à-terre et bien moins encourageant. Niveau musical, il y a toujours cette recherche de l’impossible, « C’est tellement dur de trouver des samples de harpe en jazz, alors quand ça te tombe du ciel, tu fonces. Ça donne tout de suite une ambiance de rêverie, bien que les bruits d’éléphants et d’oiseaux en fond sonore risquent d’en réveiller certains ».
GOLD4URSOUL
« Le titre phare du projet. J’avais dans l’optique de puiser uniquement dans ma collection de jazz et sur ce track-là, j’ai fait une entourloupe. C’est du rock en ce qui concerne la guitare principale sur le refrain, mais j’aimais bien la couleur des cordes, elle se rapprochait de celles du premier album de Raphael Saadiq. La basse principale est carrément le motif du track. Cette fois-ci, ce n’est pas la batterie le fil de l’orchestre, mais ce jeu de basse ». Les variations de flows, la capacité de ralentir ou d’accélérer en fonction du bpm, en clair donner du volume à sa prestation, c’était peut-être la plus grande peur de ce projet, car même s’il est décoré de plusieurs skits, atteint les 22 morceaux. Au final, le doute se lève tout au long de l’album, on n’échappe pas bien sûr à ce sentiment de redondance mais à l’instar du deuxième verse, Eastkoast tente, bouge, varie son delivery et ainsi évite la noyade.
DANCE WITH THA DEVIL
Sobre et plus simple dans sa conception, Phalo laisse un océan plus vaste à Eastkoast pour lâcher le turbo. Complété par un back soul de Squeegie, Dance Tha Devil est peut-être le son le plus standardisé rap de l’album et pourtant, à y fouiller, il n’en reste pas moins complexe. « Un des titres les plus minimalistes du projet. Juste un drum, une basse analogique et des accords de piano à 10 temps. Ce piano à 10 temps est une chose assez rare dans le hip-hop. A Tribe Called Quest l’avait déjà expérimenté sur Lyrics to Go et Electric Relaxation. Encore fois, quand l’influence te tient… »
FROM DA HOOD MY G
Un des gros titres de l’album, une approche back in the dayz plutôt moderne et un groove amplifié par ce débit sans coupure d’Eastkoast sur une thématique de terrain. On sent encore cette influence A Tribe Called Quest et ça fait plaisir de se dire que l’héritage d’un groupe qui vient de perdre Phife Dawg peut encore compter sur des compositeurs modernes pour leur rendre hommage. « Pour ne pas faire dans l’originalité, c’est encore du jazz brésilien. Probablement l’un des beats qui se rapproche le plus de l’album Midnight Marauders, mais sans tomber dans la copie. Mon ambition était avant tout égoïste et donc personnelle, car elle avait pour but de retrouver ces sensations magiques que j’ai ressenti quand j’ai écouté mes premiers standards comme le Low End Theory ou le Main Ingredient ».
SUPERSTAR FEEL
Dans la continuité de From Da hood, un titre qui reste dans des bases new-yorkaises, Eastkoast reste en phase sur une instru bien garnie, rendant la pareille par un flow sans respiration. « Gros clin d’oeil au titre de Check It Out de Pete Rock and CL Smooth. Les harmonies sont plus typées jazz-rock avec une atmosphère intergalactique. Je m’étais également contraint à sampler uniquement des kits de batteries acoustiques. Les drums de Questlove sur le « Things Fall Apart » étaient tellement mortels, il fallait que j’essaie de m’en rapprocher ».
I MET HER IN 88
Le mceeing et Eastkoast, c’est avant tout une histoire d’amour de 28 ans depuis le jour où il l’a rencontré en 1988. Un hommage à l’art du micro mais aussi aux acteurs majeurs de l’époque qui l’ont poussé à s’y mettre, un peu de namedroppin qui ne nous rajeunit pas, bien au contraire… « Il y a un peu de Janko Nilovic et de Magma dans la boucle. Ces artistes ont donné une autre dimension au jazz, et c’était obligé que je retrouve ces nuances riches en instrumentation et dissonances articulées. J’aurai aimé ce que track soit plus long mais Eastkoast a perdu la voix… on a un peu improvisé »
THE DECISIONS
« Le titre le plus nostalgique du LP. J’aime bien quand les albums de hip-hop se terminent de cette façon…c’est pour cette raison que je l’ai placé en avant-dernière position. Les deux artistes font grave le taf : East et Welcome assurent. Je n’avais pas grand-chose à faire, peut être juste essayer de trouver ma place face à ces performances ». The Decisions annonce la fin du périple, un océan musical prend fin entre beauté et danger, la complémentarité entre Eastkoast et Welcome Charles donne un rendu parfait.
FREE MIND
Dernière collaboration avant de tracer la route, on finit sur une dernière note vitaminée avec en fond sonore l’impression d’être happé par le chant des sirènes, un dernier danger dans l’immensité bleue. « J’invite quasiment Relic à tous mes projets, et c’était normal qu’il soit encore de la friture. Il a été là à mes débuts, peut-être que je ferai un projet avec lui mais je ne vois pas ce que je peux lui apporter de plus. Il a déjà de très belles collaborations »
« L’outro Harlem Fusion résume vraiment l’album. Des harmonies douces, pour certains, subtiles pour les autres, avec beat/basse prononcé. Ceux qui connaissent vraiment le jazz contemporain, reconnaitront sans difficulté la touche Terje Rypdal. Je ne sais pas si ce projet est le plus abouti de ma minuscule carrière, mais je dirai que c’est le plus contrôlé. Par rapport à mon solo The Butcher Boy, il est lumineux, il est son contraire, une autre facette. J’aurais aimé avoir autant de maitrise sur le Butcher, mais gérer autant d’artistes, qui plus est francophones et anglo-saxons n’est pas de tout repos et laisse des séquelles, d’où la rhétorique de l’album. Le but est de faire une œuvre singulière ». Œuvre singulière peut-être, mais surtout une œuvre complexe qui en termes de production lève le niveau. Phalo Pantoja démontre ici que la technicité et le choix des samples quel que soient leurs origines revêtent un champ infini, tant que derrière le groove reste présent. Merciless Beauty pourrait se voir comme un solo de Phalo Pantoja où Eastkoast s’invite sur chaque track. Il est dur d’y extraire un morceau par-ci par-là, tellement l’ensemble est bizarrement homogène, et diffèrent en même temps. En collaborant avec Phalo Pantoja, Eastkoast a pris un risque, car tout y est tortueux et complexe, mais là où une majorité de rappeurs aurait pu se retrouver écrasée par le travail du français, Eastkoast a joué habilement sa carte, se laissant porter par la vague et en variant son style au gré des courants, aka The Jellyfish.
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