Un stylo, sur un trottoir, tard un soir. Depuis, Lucio Bukowski, n’a pas hésité à multiplier les projets, comme en témoigne notre chronique « 1 Artiste … 10 morceaux » qui lui est consacrée. Le prolifique MC de l’Animalerie ne cesse de varier les collaborations avec des producteurs tels que Mani Deïz, Lapwass, Nestor Kéa ou encore Milka.
Pour les deux rédacteurs jeunes et foutus que nous sommes, interviewer Lucio Bukowskis’apparente à une joute verbale, un combat de pouce contre Marvin Hagler. C’est prendre le risque de se perdre dans les références, de ne faire qu’un simple inventaire de ses passions. Si les expériences nous forgent, et si la connaissance construit, il nous est impensable de ne pas parler cinéma ou littérature avec le bonhomme. Toute une journée grise en compagnie de Ludone nous suffirait pas pour en faire le tour, car, si l’on sait lire entre les lignes, on constate rapidement que les idées ne lui manquent pas. Premièrement, parler de sa condition d’indépendant et de la noblesse de l’échec pour comprendre la fierté que l’on tire à être impopulaire. Puis au hasard, pour l’exemple, évoquer Clouscard et Pessoa, faire un clin d’oeil à Audiard ou au grand Jacques, bouillonner d’incompréhension face à notre époque et son obsolescence programmée; bref, impossible de tourner en rond avec Lucio.
C’est pour couper ce noeud gordien que Lucio, dans la solitude peuplée de l’après concert, rallume les machines à Canal 93 pour un long entretien dans le cadre du festival Terre(s) HipHop. Finalement, pour la survie d’un rappeur en terre française, c’est important l’intégrité.
ReapHit : Salut Lucio, ça faisait un an que je ne t’avais pas vu sur scène … Et quel changement ! La première chanson dans la fosse …
Lucio Bukowski : La dernière fois que l’on s’est vu, c’était en plein hiver, dans un hangar, par -5 degrés, devant un public frigorifié ! Ce n’était pas les meilleures conditions ! (rires).
Mais oui, depuis, j’ai fait de la muscu ! Et puis c’est à force de faire de la scène avec Anton, il est complètement fou ! Même dans la vie ! C’est un mec qui vient du tag, et il a une énergie vitale illimitée. Donc le but sur scène, c’est d’être plus fort qu’Anton !
Sur « Indépendant », qui ouvre le set, j’ai pris l’habitude, quand c’est possible, de descendre dans le public et de kicker dans la foule. Ça fait son petit effet d’entrée, pour se mettre les gens dans la poche. Donc en ce moment j’ai une longueur d’avance sur Anton, je suis en train de le fumer ! (rires)
Jusqu’à présent, tu faisais assez peu de live. C’était, je suppose, lié à ta vie professionnelle, mais as-tu plus d’occasions de partir en concerts désormais ?
Non toujours pas ! Je travaille toujours en bibliothèque, et suis donc toujours limité pour mes lives. Je travaille le samedi, donc pour faire une scène, je suis obligé de jongler avec mes congés payés, et de constamment essayer de m’arranger. Heureusement, mes collègues ont capté ce que je faisais, et se débrouillent pour que je puisse me libérer un ou deux week-ends par mois. J’arrive à faire quelques dates supplémentaires sur Lyon et ses alentours, pour lesquelles on fait l’aller-retour dans la nuit.
C’est cette incertitude qui favorise la programmation des « plateaux » l’Animalerie ?
Pas que ! Ces plateaux ne sont pas si fréquents que ça, car faire venir l’Animalerie au complet, ou ne serait-ce que 6 ou 7 de ses membres, entre le train, l’hôtel et la bouffe, cela représente un budget de malade. C’est pourquoi les plateaux varient, mais on essaie toujours de préciser les membres présents sur la date. Comme en général les programmateurs demandent Kacem, Anton, Oster et moi, on considère qu’à partir de quatre membres, on peut flyer L’Animalerie. Mais il est évident que notre kif c’est d’être le plus nombreux sur scène.
Ce soir par exemple le concert était sous titré Anton–Lucio–Oster, mais les jeunes (ndlr : Cidji, Kalams, Dico et Nadir) sont venus nous rejoindre. J’aime bien les scènes tout seul, cela dit, mais ça arrive de moins en moins, la plupart des sets sont couplés avec Anton.
Rentrons dans le cœur du sujet. J’ai l’impression d’une ambiance jazz-rock de plus en plus présente comme un retour aux sources, à l’époque de Sound of Odessa.
Ah oui tu remontes loin ! Comment tu as retrouvé ce nom ? Sound of Odessa c’est Dimitri, un violoncelliste de génie, de qui je n’ai plus aucune nouvelle depuis des années. Il n’arrivait pas à vivre de son art, et a fini par abandonner pour faire de la musique de publicité, de jeux vidéos, etc. Il n’envisageait pas de faire autre chose que de la musique dans sa vie, et il a donc choisi cette voie. Je crois qu’il s’en sort bien…musicien pour le commerce. Ceci dit nous nous sommes perdus de vue depuis environ 7 ans… donc j’ignore ce qu’il est devenu depuis !
On sent un peu de dédain pour ce choix.
Non pas de dédain, même si c’est vrai que je n’envisage pas le même parcours. Moi j’écris, j’ai un message, et quand je dis certaines choses, je ne peux pas revenir dessus. Mais un musicien c’est autre chose, il n’a pas à avoir une éthique particulière à part celle de pratiquer son art le mieux possible, et tenter de vivre de sa passion. Dénigrer ça, ce serait comme reprocher à des peintres géniaux de vendre leurs toiles. Ça n’a aucun sens. « Oh quel enculé ce Van Gogh, il a vendu une toile ! Le bâtard il le fait pas pour le plaisir ! ». Bah non, il mange !
Mais ceci dit, oui, « Mon Epoque » avec Sound of Odessa est un morceau bien particulier dans ses sonorités. A la même période je jouais avec des zikos au sein d’un groupe, il n’y a plus de traces de cette époque, mais je suis parti encore plus loin qu’avec Sound of Odessa, et pour le coup c’était franchement rock.
« L’égotrip rap est d’une facilité déconcertante dans l’écriture, et puis ça me fait tellement rire… »
Je trouve justement que tu reviens quelque peu à cet univers dans tes derniers titres.
Je dépends surtout de la personne avec qui je bosse. Je m’adapte vraiment au son que l’on me donne. C’est vrai que Tcheep m’a ramené un peu dans cet univers pour De la survie des fauves en terre moderne avec des tentatives comme « Impopulaire », qui est peut être mon premier morceau électro assumé, ou encore avec « Obsolescence programmée » . Mais ce n’est pas une orientation calculée.
L’album avec Mani Deïz, par exemple, ne va pas du tout sonner Rock, celui avec Kyo Itachisera, lui, très rap. Et entre temps, il y aura l’album avec Nestor qui sonnera… enfin qui sonnera comme du Nestor quoi ! (rires)
Je n’ai jamais dit à un beatmaker « j’aimerais que tu me fasses des choses dans cette couleur-là ». La mentalité c’est plutôt « fais ce que tu as à faire, tu me l’envoies et je m’adapte » , et en général ça marche bien. Et puis c’est une façon de prendre du plaisir … Il y a des gens qui se plaignent, dans les commentaires, de me voir faire toujours la même chose: C’est quelque chose que je ne comprends pas ! Entre Tout ira bien avec Nestor, les projets avec Tcheep ou ce que j’ai pu faire avec Lapwass, je n’ai vraiment pas l’impression de me recycler.
C’est également une forme d’écriture sous contraintes de t’adapter à l’univers du beatmaker ?
Oui bien sûr, mais je pense qu’on est nombreux dans le rap à fonctionner de cette manière. La prod n’est pas une contrainte, puisque c’est son univers et ce qu’il t’inspire qui vont orienter l’atmosphère de ton morceau ou tes thèmes. Même si je ne suis pas un grand fan des morceaux à thèmes. Des morceaux comme « L’Eloge du vagin » , finalement il y en a assez peu dans ma discographie.
On t’a vu jouer avec un Live Band aux côtés d’Abigoba, ça ne te tenterait pas de réitérer l’expérience ?
C’était il y a un moment aussi ! J’avais fait un morceau pour leur album Urban Jazz Pressure Cooker en 2006. Mais non, cela ne me tenterait pas … J’ai justement commencé par jouer avec des musiciens, et ça m’a rapidement gonflé. Je n’aime pas les répèts. Je n’aime pas prendre deux heures, deux fois par semaine pour réviser. C’est trop strict.
C’est comme ça que j’ai découvert que j’étais un amoureux des machines. Je trouve qu’une MPC, ça sonne ! Même si une batterie à la MPC sonne exactement comme une vraie batterie, je trouve une espèce de charme – peut être fantasmé – à la machine. J’adore ça.
Après j’aime aussi mélanger les deux, c’est ce que l’on fait avec Nestor Kéa. Nestor c’est un type qui joue de 12 ou 13 instruments, en comptant ceux qu’il a inventés ! Il fabrique des « trucs », des instruments à cordes, il joue du violoncelle, de la basse, de la batterie, du piano…donc c’est formidable, parce qu’il va faire un beat à la MPC et derrière il va mettre des lignes de violoncelle.
L’art Raffiné de l’echymose va d’ailleurs être très orienté violoncelle pour le coup. C’est un instrument que j’adore et lui aussi, donc on s’est dit qu’on allait l’assumer et en mettre un peu partout, dans tous les titres !
Tu dédicaces très souvent l’Animalerie dans tes morceaux, mais pourtant, tu revendiques aussi une certaine solitude. Plutôt loup de meute ou loup solitaire ?
C’est marrant que tu parles de loup solitaire, puisque le premier morceau de Lucio Serra qui sort en avril en clip, s’appelle justement « Les Lions sont Solitaires ».
Je ne sais pas si j’entre réellement dans la catégorie du « solitaire », mais il est vrai que j’aime énormément être seul. Souvent je me fais la réflexion : je suis dans une soirée avec mes potes d’enfance, ça rigole, et j’apprécie, mais il y a une heure où j’ai besoin de rentrer chez moi et d’être seul. Il y a vraiment ce paradoxe ou je me sens bien seul avec moi-même et en même temps je me sens mal seul avec moi même. Je ne sais pas à quoi c’est dû, et faire une auto-psychanalyse c’est compliqué , mais cette dualité est un trait de ma personnalité.
Cette dualité, elle s’exprime aussi dans tes textes, entre egotrip et morceaux un peu plus introspectifs ?
Non, pour moi l’égotrip c’est un pur jeu, même si les gens ne le comprennent pas forcément. Je suis toujours frustré à la vue de certains commentaires : « ouais c’est pas vrai, tu arrives pas à te bagarrer contre trente mecs en même temps ! ».
J’essaie de ne plus les lire tellement je trouve ça affligeant. C’est l’éternel débat du second degré dans le rap. Je ne sais pas expliquer la réticence des auditeurs. Est-ce-que les gens sont si frustrés dans leurs boulots, dans leurs vies amoureuses et dans leurs vies en général, qu’ils ont totalement exclu le second degré et l’ironie de leur existence, ou est ce que c’est juste du mauvais esprit rap… Ce qui est sûr c’est que je ne vais pas arrêter d’en faire. Je t’avoue que l’égotrip rap est d’une facilité déconcertante dans l’écriture, et puis ça me fait tellement rire.
Mais je crois que ce qui me rend le plus dingue dans tout ça, c’est que ces critiques émanent de gens qui se targuent d’être puristes, et qui bien souvent, vouent un culte au rap américain. Oh ! Va sur des sites de traductions, les mecs ne te parlent pas de commerce équitable ! C’est pas des mecs qui vont citer Kant, et c’est tant mieux ! Si il y a sur ce point un rappeur US que j’apprécie particulièrement, c’est MF Doom, parce que lui conjugue les deux justement. Il fait des morceaux intelligents avec un humour omniprésent, il joue avec les mots, il y a du sens, c’est second degré à fond : pour moi c’est le modèle absolu.
Les gens qui te disent « Biggie c’est une légende » – alors que le mec ne fait que te raconter qu’il va chez une pute la baiser, que son mec rentre et qu’il est obligé de le cogner – et qui derrière te disent « Non mais pourquoi tu dis que tu es plus fort que Fabe, tu n’as pas le droit ! », n’ont rien compris. Déjà j’ai pas dit ça, et puis j’en ai rien à foutre ! D’où la phrase : « Si l’égotrip c’est pas du rap va brûler tes skeuds ricains ».
« Le réseau rap lyonnais est très particulier, à base de reniflage de cul intensif depuis toujours »
L’Animalerie fait très souvent référence à Lyon dans ses textes. C’est une ville qui vous influence dans la musique que vous faites ?
Oui, cette influence, elle est double, à la fois positive et négative. J’ai l’impression que tous les gens pensent que leur ville est une ville atypique, c’est sûrement vrai, mais Lyon a une histoire particulière. Elle a été une capitale d’empire, et les dirigeants ne s’étaient pas installés là par hasard.
C’est une ville avec deux fleuves, deux collines, une presqu’île commerçante au croisement de la Saône et du Rhône…cette époque a laissé énormément de traces au niveau de l’architecture, et de la configuration des lieux. C’est aussi une ville qui a toujours été très hautement spiritualisée, il y a eu des couches religieuses successives : chrétiens, protestants, puis de nouveaux chrétiens. Et au XXème siècle, il y a eu un nouveau cumul de cultures avec les vagues successives d’immigration.
C’est donc une ville qui est extrêmement riche culturellement et qui m’a énormément apportée : il y a des vieilles librairies de partout, des galeries d’art… C’est une ville qui cultive sa culture de l’artisanat, et sa richesse de pensée, mais qui en même temps est sombre et très communautaire : personne ne calcule personne.
On est très taquins dans l’Animalerie, et c’est également lié au réseau rap lyonnais qui est très particulier, à base de reniflage de cul intensif depuis toujours, à l’époque dans l’électro, aujourd’hui dans le rap. A Lyon, si tu n’es pas copain avec certaines personnes, tu ne joues pas, et ça, ça a aussi contribué à nous forger.
Tu fais énormément de références dans tes morceaux, souvent explicites. Notamment par le name dropping. C‘est encore une fois une forme d’égotrip, de balancer des références culturelles aux auditeurs ?
Ah non ! Je le vois pas du tout comme ça. Ce n’est pas écrit dans ce sens là. C’est purement et simplement de la diffusion d’idées. Écrire, c’est mon besoin vital, j’écris énormément à coté du rap et depuis toujours. Aimant le rap, c’était logique d’allier les deux, mais je ne pense jamais à la façon dont vont être accueillis les textes ou les références.
C’est à la fois instinctif et réfléchi. C’est une vraie volonté de proposer des choses, de dire aux gens « Oui c’est un peu la merde, mais regarde ici, il y a un petit passage, des idées. » Ça peut être via la lecture, via un film… C’est bien de critiquer le système, l’époque ou la culture de masse, mais dans ce cas il faut aussi proposer des alternatives aux gens, ne pas seulement enlever quelque chose, par la négation, mais au contraire, apporter de la nouveauté en proposant des pistes, via le name dropping notamment.
Juste avant l’interview je parlais à un gars qui est venu me dire qu’il lisait Calaferte grâce à mes morceaux, et ça, pour moi, c’est plaisant, bien plus que « J’ai acheté ton dernier Ep, ce que tu fais c’est trop génial » ou que « l’Animalerie c’est trop top ! ». Là le mec vient te voir, te sort le bouquin de son sac et te dis « Tiens regarde ! Tu cites Calaferte, j’ai voulu comprendre, j’ai acheté le bouquin ! » . C’est le meilleur retour que je puisse espérer.
Tu fais d’ailleurs des petits conseils de lecture sur les réseaux sociaux. Comment t’est venue l’idée ?
J’ai simplement fait un conseil lecture, une fois, comme ça, et un mec a commenté : « Super idée. J’ai lu le bouquin, j’ai bien accroché. Fais-le toutes les semaines. » J’ai trouvé l’idée vachement cool, et j’ai pris l’habitude de le faire. Je présente une œuvre sans la commenter, sans analyse, sans dire pourquoi j’aime ce livre, c’est juste un conseil brut.
C’est encore une fois dans cette logique de sortir les gens du carcan rap qui veut que le public rap n’écoute que du rap. C’est un public qui en majorité n’écoute pas d’autres genres musicaux – ce qui est quand même un énorme paradoxe pour une musique qui s’est construite sur toutes les autres – le genre de mec qui va te dire « Non, mais le Jazz c’est trop pourri ! », tout en ayant jamais écouté de jazz. Mais tu te rends compte de ce que tu dis ? T’es complètement con ! Faut être fermé à rien ! Même dans l’Acid Jazz il y a des choses intéressantes, au même titre que dans la musique trance, sauf que pour s’en apercevoir il faut une curiosité à la base.
Et je me dis que balancer comme ça certaines choses complexes, par l’intermédiaire du rap, peut recréer cette curiosité, et pousser les gens à aller chercher par eux-mêmes. Et ça à l’air de marcher puisque les gens me disent qu’ils ont découvert Bakounine, Orwell ou Calaferte via mes textes ou mes conseils de lecture. Comme je te l’ai dit, c’est le meilleur retour que je puisse espérer.
« Ce serait un suicide intérieur que d’essayer de vivre de ma musique »
On a l’impression que tu es à la fois attiré par le sommet et par le fond, comme en témoignent les paroles de « Tourner en rond » : « Refuser la réussite, se suicider au sommeil / tenter encore et encore de poignarder le soleil »
Le fond et le sommet… ça ferait un bon nom de morceau ça, non ? (rires)
Je pense qu’il y a une sorte d’équilibre oui. Je ne sais plus de quel évangile c’est extrait, mais il y a la phrase « j’exècre les tièdes ». C’est exactement ça, je déteste les gens tièdes, les indécis. Ceux qui au restaurant mettent un quart d’heure à choisir s’ils prennent de la viande ou une salade – « Mon Dieu, qu’est ce que je fais ? » – Les gens qui ne savent pas. Qui éternellement ne savent pas, ni où il vont, ni pourquoi ils sont là. Non vraiment, je préfère quelqu’un de radical, quelqu’un qui croit à fond en ses idées, en ce qu’il fait, qui fonce et qui se plante, plutôt que toute cette mollesse ambiante.
Une certaine noblesse de l’échec en somme…
C’est l’idée. Alors que pour le coup, La noblesse de l’échec, est une pure écriture sous contrainte puisque le titre n’est pas de moi. Le nom vient de Mani Deïz qui adore ce livre qui retrace l’histoire de 12 hommes, qui dans l’histoire du Japon, ont échoué, mais qui l’ont fait avec panache. Il m’a proposé le titre, et j’ai adoré : c’est poétique et imagé. Je me suis donc forcé à écrire sur ce thème, et je dois dire que c’est allé assez vite parce que ça correspond bien sûr aussi à mon état d’esprit.
On retrouve cette philosophie dans le déroulement même de ta carrière. « Quand je reçois le mail d’une major, je ne lui réponds même pas ». Tu ne laisses que peu de chance à la professionnalisation de ta musique, comme si tu tenais absolument à dissocier besoin d’écrire et métiers d’artistes.
Tout à fait. Preuve en est le fait de conserver un travail dans la vie civile, pendant que les autres, Kacem, Anto, Oster, sont tous intermittents. C’est une vraie volonté de ne pas voir ma musique comme un métier, et pour le coup ça serait un suicide intérieur que d’essayer de vivre de ça.
Je pense que c’est lié à l’éducation et au modèle familial : mon père a passé 40 ans sur les chantiers, comme platrier-peintre, ma mère était une petite employée de bureau. J’ai toujours vu mes parents se lever le matin pour aller travailler, et je pense qu’inconsciemment je suis influencé par ce modèle. C’est une sécurité d’horaires, un cadre également. J’ai un problème avec le temps, et pour le coup, le fait d’avoir un travail me permet d’en avoir une mesure concrète. De telle heure à telle heure, je suis au travail, c’est un truc qui me cadre, et sans lequel, je pense, je serais un peu plus éparpillé.
Dans « Dialogue du chien de la combustion », tu fais référence à Diogène. Tu penses que le cynisme grec peux être une réponse à la modernité ?
C’est une bonne question, ceci dit le cynisme de Diogène n’a pas grand chose à voir avec le mot cynisme que nous employons aujourd’hui. C’est un vrai projet philosophique, et pas tant détaché que ça de l’idée de spiritualité.
C’est marrant parce que je m’intéresse un petit peu, via mon grand frère, au Tarot, dans lequel il y a la figure de l’ermite que l’on rapproche régulièrement de Diogène. Cet ermite est représenté de la même manière que Diogène : un vieillard avec sa lanterne.
On fait passer Diogène pour un athée, celui qui combattait les Dieux, alors qu’en réalité il y avait une idée de divinité, puisque quand il dit « je cherche un homme » avec une lanterne en plein jour, il parle directement de la lumière intérieure. C’est ce dont parlent toutes les religions, que tu sois chrétien, musulman, juif, bouddhiste ou hindouiste. En vérité, toutes les religions ne parlent que d’une seule chose : la lumière intérieure.
Et Diogène aussi parle de ça, sauf que pour mener son projet à bien, sa stratégie, c’est la provocation, c’est de pousser les gens dans leurs retranchements, par les insultes et par les coups. C’est en étant lui-même un être affreux qu’il va – par un jeu de miroir – forcer la personne en face à s’interroger sur sa propre existence, et sur la façon dont les autres peuvent le percevoir. C’est le mimétisme de René Girard. Est ce que je ne partage pas certains défauts avec ce type que je trouve horrible ? On retrouve finalement la même démarche dans l’égotrip, cette volonté de provoquer pour faire réagir.
Tu semble aimer le cinéma français, et plus particulièrement le trio Grangier/Gabin/Audiard, puisque l’on retrouve des samples de « Un singe en hiver » ou encore de « Archimède le clochard » au début de tes morceaux.
Oui, mais sans plus. Archimède le clochard et Un singe en hiver sont deux de mes films préférés effectivement, mais Grangier ne fait pas partie de mes réalisateurs préférés. J’aime juste énormément Gabin, même si c’est un peu un lieu commun. Il n’y a pas longtemps, je matais La traversée de Paris. Dans le film le mec commande un vin chaud et là déjà tu te dis « Whaou ! Il a commandé un vin chaud ! ».
Il y a un truc fou avec Gabin, ils sont rares ces acteurs. Aujourd’hui on entend « un tel ou un tel, peut tout jouer ». Mais Gabin ce n’est pas qu’il pouvait tout jouer, c’est qu’il jouait tout pareil, mais son charisme était tellement démesuré, que chaque réplique en devenait impressionnante. Il y a des âmes comme ça qui rayonnent, et Gabin en faisait partie. Je pense que c’est pour ça que les gens aiment beaucoup les films d’Audiard, et de Ventura dans une autre mesure.
Mais question cinéma je suis super ouvert. J’ai découvert l’œuvre de Mocky, depuis un an : c’est génial, et en plus, c’est ultra subversif ! Le mec s’en fout, y’a des incohérences énormes dans le montage – « Mais comment on est passé de cette situation à celle ci ? » – et en fait tu t’en fous. Quand son acteur déclame son texte, tu te dis que c’est un putain de mauvais acteur, mais ça marche ! Tout est bon chez Mocky ! Hier soir je me suis maté Vidange, sur la corruption entre les politiciens et les hommes d’affaires de l’ombre qui manipulent les journalistes et les juges.
Après, mon réal, c’est Tarkovski. J’avoue que c’est hermétique, mais c’est fantastique. On l’a appelé le Stanley Kubrick soviétique. Horrible. Il écrase Stanley Kubrick mille fois. C’est celui qui a fait Stalker, et le Solaris original. Un réalisateur hautement spirituel, pratiquant un cinéma contemplatif mais puissant.
« On a appelé Tarkovski le Stanley Kubrick soviétique. Horrible. Il écrase Kubrick mille fois. »
En aimant autant le cinéma, on n’a pas l’impression que tu t’investisses énormément dans la réalisation de tes clips.
Non ! J’en ai rien à foutre ! (rires)
En fait c’est simplement que j’y connais rien, donc je fais confiance aux gars qui font l’image, et comme, en général, on a peu de moyens, on la fait nous-mêmes, et on reste dans des choses très simples. J’aimerais bien faire deux-trois trucs complexes, mais j’ai pas envie de noyer les gens, j’aime assez les clips simples.
Tu nous disais, après Sans Signature, ne plus être sûr de faire d’album pour plutôt privilégier le format EP, pour la cohérence qu’il apporte, et là tu repars sur 2 albums ?
Ah non, pas du tout, je pars pour 4 albums ! (rires)
L’album avec Nestor « L’art raffiné de l’Ecchymose », l’album avec Mani Deïz dont je ne dévoile pas encore le titre – je me demande d’ailleurs comment personne n’a pensé à ce titre avant – l’album avec Lapwass et Anton : Lucio Serra, et l’album avec Kyo Itachi.
Tu choisis directement de faire un album avec Kyo Itachi, sans avoir fait d’EP ou de projets avec lui avant ?
Il y a un morceau qui va arriver que j’ai posé pour un de ses projets. A la base on partait sur un EP, puisque c’est mon format, et Kyo a insisté pour faire un album. Et puis vu ce qu’il m’envoyait, je me suis laissé tenter, sans trop rechigner !
Pour un projet comme Lucio Serra, comment se passe l’écriture avec Anton ? Vous êtes proches au point d’écrire ensemble ?
Non, écrire avec quelqu’un dans la même pièce, c’est quelque chose qu’on ne sait pas faire, aussi bien Anto que moi. Pour l’écriture, deux cas de figure : En général Lapwass fait une prod, et le premier qui passe chez lui et qui l’entend pose dessus. Ensuite on maquette ça et le deuxième complète. Ou alors on pose sur une face B, j’envoie le tout à Anto, il accroche et écrit sa partie, et on maquette le tout. Oster a ensuite tous les accaps pour faire son cousu main, et on revient poser la version finale sur la bonne prod’.
Avec Anto on imagine des sessions one shot.
Ah oui bien sûr, on a cet esprit et cette énergie-là. C’est ce qu’on essaie de faire sur Lucio Serra: un 16 mesures, c’est un 16 mesures. On essaie de pas faire de drops ni de remplissage. Il faut qu’il y ait une unité, un coté brut.
Tu as récemment sortie une nouvelle, sur laquelle tu as été assez discret, tu nous parles du projet ?
Alors ce n’est pas du tout mon projet, c’est le projet d’une toute petite maison d’édition lyonnaise, Le Feu Sacré, qui travaille pour le coup de façon vraiment artisanale. Fabien, qui tient cette petite maison, imprime avec ses propres moyens, donc forcément, il n’imprime pas n’importe quoi. Il a eu pour projet en 2014 de sortir un truc sur Lyon, mais sur le Lyon invisible, pas forcément subversif, mais celui que l’on ne voit pas tout de suite, pas le Lyon de la Fête des Lumières ou le Lyon de l’OL. L’idée de Fabien est donc de proposer un écrit par mois, d’auteurs différents, mais traitant tous de ce Lyon caché, d’où le titre du projet : Contre-histoire de Lyon.
Comment t’es-tu retrouvé intégré à ce projet ?
Il connaissait déjà mon boulot, et m’a interviewé il y a quelque temps. Depuis l’âge de 14 ans j’ai dû écrire 4 ou 5 romans, des dizaines et des dizaines de nouvelles, et des centaines de poèmes. Mais contrairement au rap – où je sors à peu près tout ce que j’écris – dans l’écriture, j’ai le soucis de conserver uniquement ce qui me parait…. ce qui me parait suffisamment bon, en fait. Et cette Contre-Histoire de Lyon est donc ma première nouvelle publiée.
C’est une peur du jugement ? L’avis de tes pairs a plus d’importance et d’impact pour toi dans l’écriture que dans le rap ?
C’est plus difficile oui. Mais encore une fois je ne vois pas forcément ça en fonction de mes pairs ou d’autres auteurs, je m’en fous tout autant. C’est plus vis à vis des lecteurs que j’ai cette appréhension. Pour moi, l’écriture est plus noble que la musique ou la peinture… J’aime tous les arts et je suis un passionné de peinture, mais je considère que l’écriture est l’art ultime. Ça me fait donc beaucoup plus peur de sortir des écrits littéraires, je suis bien plus critique vis-à-vis de ce travail que pour la musique, et je détruis l’immense majorité de ce que j’écris.
Ceci dit, il y a un roman en cours, qui jusque-là me plaît plutôt, après je ne sais pas encore ce qu’il adviendra de ce projet. Dans tous les cas si quelque chose sort, ça sera en auto-édition, sur le même principe que la musique. Bien éloigné des marchés des maisons d’édition, rassembler ses propres deniers, et se lancer. Il y aura peu d’exemplaires parce que de toutes les façons, à l’heure où plus personne n’achète de livres, je ne trouverai pas 500 personnes pour acheter un roman.
Tu nous disais ne pas envisager la professionnalisation pour ta musique, si l’écriture est l’art ultime et que le succès est au rendez-vous, le métier d’auteur serait plus tentant pour toi ?
Oui. Pour l’écriture oui, mais sous certaines conditions. Cette fois-ci non pas pour la sécurité, mais dans un soucis d’intégrité, c’est un truc qui compte énormément, l’intégrité. Donc si ça peut se faire, ça sera obligatoirement dans une petite maison, qui a le respect de ses auteurs, et non pas une usine à bouquins.
« Ma vraie vision de l’utopie sociale, c’est l’image du petit producteur. C’est le marché pour tes légumes, le petit libraire, c’est l’échelle humaine »
On aperçoit un parallèle avec le mode de fonctionnement des gros labels musicaux. Les deux mondes sont proches ?
C’est la même chose. Dans le milieu de l’édition, tu as 5 grosses maisons, avec entre autres Gallimard et Flammarion, puis derrière toute une flopée de sous-structures plus ou moins rattachées à ces maisons mères. Ils pratiquent d’ailleurs les mêmes méthodes, quand on te dit que Marc Levy a vendu je-ne-sais combien d’exemplaires de son dernier roman, en réalité, il ne les a même pas vendu ! Il les a vendu à la Fnac, qui les a brûlés parce qu’ils ne savent plus quoi en faire. Mais ce modèle est en train de mourir, de la même manière que l’industrie du disque d’ailleurs.
Et puis j’ai l’impression que les gens rejettent de plus en plus ce mode de fonctionnement. Je discutais avec Nasme, de son projet et du Biff Maker, géré en totale indé. Le succès de sa structure ne me surprend absolument pas. Les gens reviennent de plus en plus à ce système de consommation. Certains l’ont compris plus vite que d’autres, mais même les plus mous commencent à capter qu’on se fait enculer à la volée depuis de nombreuses années, et les gens ont cette envie de faire écrouler ces structures. A Lyon, quand le Virgin a fermé, ça a fait sourire les gens… et bizarrement dans les petites librairies que je fréquente depuis toujours, dans les rues alentours, il y a aujourd’hui beaucoup plus de monde.
C’est la volonté de remettre la culture à son juste niveau ? D’arrêter de la voir comme un produit de consommation de masse ?
C’est pas uniquement la culture en fait, ma vraie vision de l’utopie sociale, c’est l’image du petit producteur. C’est le marché pour tes légumes, le petit libraire, c’est l’échelle humaine. On a totalement perdu ça. Chez René Guénon, c’est appelé le règne de la quantité, et c’est exactement ça, nous vivons dans le règne de la quantité, les gens n’envisagent plus les relations aux autres, il n’y a plus aucune notion de connexion sociale dans les relations commerciales. Et les gens commencent à rejeter tout ce système en masse.
Oster me racontait justement qu’il a pris un taxi avec Nadir pour rejoindre la salle depuis l’aéroport, ce matin. Et le taxi est passé à travers un petit bouchon sur le périph parisien, d’un coup leur chauffeur asiatique leur crie « Regardez ! regardez ! Morts ! Morts ! Morts ! » , ils n’ont pas compris tout de suite, ont tourné la tête et ont vu un accident, et par terre, trois cadavres, sous des bâches…et le mec crie « Regardez ! « comme si il s’agissait d’une attraction touristique. Mais le pire c’est que de l’autre coté du périph, en face de l’accident, il y avait un attroupement de badauds avec leurs iphone, en train de prendre des photos. On en est là.
Une culture qui ne respecte même pas ses morts, c’est une culture vide de sens. On ne peut même plus appeler ça une civilisation humaine. Des gens qui prennent des photos de cadavres pour les montrer à leurs copains…
Je pense que tout est lié, le système économique avec le système de pensée, la super-structure et l’infrastructure de Marx c’est pas une légende. Ça se vérifie. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, on est rentré dans un système économique, appelé libéralisme, devenu l’ultra-libéralisme, et maintenant faudrait encore inventer un nouveau mot tellement c’est inconcevable.
Mais ce système, Michéa l’explique très bien, n’est pas un hasard, il a été mis en place pour profiter à une élite, ce n’est pas un poncif. Et aujourd’hui c’est la fin de la chaîne, à tous points de vues : politique, médiatique… On ose aujourd’hui appeler BFM TV un média ?
C’est là qu’Internet est utile pour l’émergence d’une culture libre et indépendante prenant en opposition la pensée dominante, pourtant elle reste difficile d’accès pour la plupart. Ne penses-tu pas que le problème est social ? Par ailleurs, serais-tu intéressé, à terme, pour donner des cours d’écriture à des plus jeunes ? Pour les aider à cultiver leur curiosité ?
La véritable lutte est sociale… et elle l’a toujours été. D’où mon intérêt pour l’oeuvre de Michel Clouscard entre autres. Clouscard nous prévenait déjà de cette tendance qu’ont les libéraux (politiciens, publicitaires, affairistes, médias, possédants en tous genres) de brouiller les pistes entre le « social » et le « sociétal ». On fait voter des lois sur le mariage libre, l’antisémitisme où le voile à l’école, et on le fait passer pour un progrès « social »… or ce n’est là que de la rhétorique. Les véritables questions sociales passent tranquillement à la trappe, c’est-à-dire le logement des nécessiteux, la question du travail, celle de l’effondrement de l’école et du milieu hospitalier, celle de la mort programmée des classes moyennes et des PME afin d’obtenir la société idéalo-libérale parfaite : les Etats-Unis d’Europe.
Ici Internet joue un rôle important en effet… car il est un moyen génial de diffuser et partager des idées qui échappent aux réseaux traditionnels (radio, télé…) et donc de lutter dans un premier temps en faisant en sorte que les gens se cultivent selon leur propre curiosité, et non sous le bâton du maître. Tu peux ainsi trouver une information indépendante et libre, même si dans ces informations indépendantes tu as aussi à boire et à manger. Si tu ne te documentes pas, tu peux partir facilement dans l’effet inverse. Mais si tu profites de cet outil avec intelligence, le monde entier s’ouvre à toi, culture, arts, pensées…
Il y a quelques jours un gars sur Twitter m’a conseillé de lire Le maître ignorant de Jacques Rancière (sur la méthode Jacotot) : je l’ai dévoré en deux jours (c’est drôle car ce livre parle exactement de cette question du savoir libre). Voilà où je veux en venir : via Twitter j’ai eu accès à un ouvrage qui a modifié ma vision du monde dans un sens positif… nous y sommes.
Pour ce qui est des ateliers d’écriture, j’en ai déjà fait quelques uns mais j’ai assez vite compris que ça n’était pas mon format… je veux dire par là que je ne suis pas un pédagogue dans l’âme… où qu’en tout cas je préfère passer par ce que je fais le mieux : l’écriture et la musique.
C’est quoi la prochaine étape pour toi Lucio ?
Et bien, L’homme vivant vient de sortir, c’est un petit EP 4 titres que j’ai fait avec Haymaker avec qui j’avais déjà bossé sur Sans Signature pour « Le poète et le vandale« . L’album avec Mani Deiz, devrait arriver rapidement puisqu’il mixe et masterise aussi vite que j’écris. L’album avec Nestor Kéa, et puis s’il y a la place, il y a aura aussi un petit EP qui s’appellera Golgotha de nouveau avec Haymaker. On finira l’année avec Lucio Serra, et on attaquera 2015 avec l’album commun avec Kyo Itachi. Y’a de quoi faire ! (rires)
Tous les albums existeront en version physique, et on devrait represser l’EP avec Tcheep en vinyle. Ca faisait très longtemps que je voulais presser du vinyle et le jour où j’ai un peu de sous de coté, je sortirai mes deniers pour faire un vinyle de Sans Signature, un petit pressage limité, 200 exemplaires.
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