Vies et Morts dialoguent dans les Chansons de Lucio Bukowksi et Mani Deïz

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Date de Sortie : 25 Mai 2018

Distributeur : Modulor

Production : Mani Deïz

Featurings : Mani Deïz, Ol Zico, Swift Guad

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Ils avaient dépeint La Noblesse de l’Echec en 2013 avant de nous laisser l’année suivante sur des points de suspension. Une alchimie laissée à décanter, dans l’ombre. Peut-être que Lucio Bukowski se voulait prophétique lorsque dans leur dernier projet commun il annonçait : « l’objectif : une éclaircie, Mani : envoie un beat, merci. » Après deux albums à la couverture en nuances de gris, le Kids of Crackling revient donner de la couleur au timbre du Lyonnais. Des Chansons, les dernières pour un temps, où vie et mort se côtoient pour prendre un sens pluriel.

Une chanson sans mot ouvre l’album. La respiration sans maux d’un homme. Dans l’écho lointain, une âme frappe à une porte. Mani Deïz la rend boucle et ses vibrations percent le silence, distordent l’espace puis le temps. Pas de pourboire pour les corbillards qui ne payent pas de parcmètre. Lucio Bukowski est en double file entre la fin d’une ère et le début d’une autre. C’est dans ce créneau que surgit la révélation qui pèse sur tout l’album : « La vie, ce velours sur les murs d’un bordel. La mort est un mythe, nous sommes tous immortels. » Le paradoxe d’une vie perdue à tenter de la gagner dans l’insoutenable attente d’une mort certaine mais parfois salvatrice.

L’assassin du politique a un nom, celui du président Macron. Pourfendeur du corps social il n’est que le fruit répandu d’une époque mortifère. Lucio nous avait habitué à un rejet du système mais ne l’avait jamais personnifié. Peut-être est-ce le bruit de sable de l’époque qui l’y pousse. Il exécute un Salto manqué lors d’une de fin de soirée alcoolisée qui, dans son errance, rappelle les formes du Caniche de Jeff Koons. Perdu dans une ivresse qui ne sauve pas, il rencontre une fille qu’il ne connait pas et d’ailleurs « elle a p’t-être un pénis, le sida ou a voté Macron. » Alors quitte à vomir l’époque, autant s’enivrer avec ses potes. Après une ultime ligne en l’air sur le droit de vote, Lucio Bukowski renonce dans une interrogation sans réponse : « Qui s’est battu pour ça ? Qui est mort pour que la France vote Macron et s’fasse taser l’arrière-train jusqu’à la panse ? ». Autre martyr moderne, Mani Deïz prend le micro et retrouve Ol Zico pour dénoncer le Monde Libre. Cette illusion libertaire, héritage de Mai 68, vraie révolution libérale. Il s’approprie l’un des slogans de l’époque et le fustige, « Interdit d’interdire, n’est-ce pas un interdit ? Et ça a fait Mai 68, bande de salopes. » Ceux qui se protégeaient hier derrière des barricades le font aujourd’hui derrière lois et privilèges. Elles n’avaient que deux côtés et ceux qui régissent le Monde Libre ne sont pas du même qu’eux. Ol Zico rappelle qu’ils ne « connaissent pas la guerre, dans le camp adverse, hors-jeu, on attend la brèche ». La conscience de classe se révèle dans l’opposition à ceux qu’on laisse mener la danse et qui en font du lap-dance. Prostitution de l’époque qui se déshabille pour un billet. Créer devient la seule lutte valable et quand « les moutons font les play-backs, à deux cent, [il attend] l’airbag : les problèmes arrivent plein axe. »

Plus tard dans l’album, Mani Deïz laisse respirer Lucio et en devenant un anti-Prométhée il conforte cette idée. Cyniquement il souhaite donner « le feu aux singes, pour qu’ils descendent de nous, pour qu’ils se mettent debout avec des logos sur leur linge. » Les hommes se sont élevés en dieux, offrir leur lumière aux primates c’est les plonger dans l’obscurité opprimante. Alors le beatmaker retourne à sa MPC, ferme les yeux et avoue « J’fais des rêves prémonitoires où j’vous arrose tous car fumer son prochain est l’début d’notre Histoire. ». Le Jour Précieux est celui qui se répète sans cesse, la mort quotidienne. La vie n’est plus qu’un vol, arrachée par le défibrillateur social. Lucio prend de la distance car « trop à l’étroit comme un maquereau dans un microcosme » et rit jaune de l’invention du « paiement sans contact pour population craintive. » Dans l’ironie qui le caractérise il évoque « l’artiste maudit [qui] réclame ses droits d’auteur au Pôle Emploi, lien logique entre l’art contemporain et Koh-Lanta. » L’artiste damné ne meurt plus à l’ombre d’une future postérité, il survit dans ce jeu de réalité.

Oppenheimer est le paradoxal paroxysme de ce constat. Les notes sont douces et la voix chantante se questionne de manière entêtante si « bien arrosée d’essence, la démocratie brûle-t-elle ? » Les pieds sur terre mais l’âme déjà élevée, Lucio est lucide sur la condition humaine. Il se doute que si Démocrite avait prévu l’atome il n’avait pas pensé à la bombe qu’en ferait le physicien américain. Il élude avec le calme qu’insuffle la résignation, « plus besoin de caricature, je vis dans l’une d’elles ». L’album se fermera sur un accident, une dernière Collision, la complainte qui vient atomiser ce monde et emporter Ludovic avec elle. Le suicide serein d’un homme roulant à grande vitesse et plein phare vers un mur au béton encore immaculé. Un petit homme qui chute et se répète : « Je suis un atome dans un atome dans un atome, je suis un atome dans un atome dans un atome. »

Pour ne pas tomber dans le piège où « Liberté est gravée au fond de [la] cage », il faut faire un « pas de côté, c’est [son] adage ». Un écart qui semble le ramener fatalement au bar. Solitaire et en rade au comptoir il évite le regard de la méduse, « bâtit [sa] cité, [sa] monographie d’anonyme agité ». L’ivresse conduit à la création si l’on accepte d’en arpenter la lisière sans y sombrer. C’est dans cette zone grise que l’on retrouve les vieux amis, des trésors au fond d’épaves. Ils ne s’étaient plus croisés depuis que la fureur leur avait fourni des armes. Swift Guad retrouve le Lyonnais pour un égo trip illuminé. A l’échappé de L’animalerie de lancer « je suis l’eau bouillante sur ce panier d’crabes ; je fuis le courant, comme un marécage, tu t’y enfonces et je me régale ; un pas d’côté : eurêka. » Entonnant le refrain, Swift Guad se fait appeler Ponce-Pilate après sa pause pilon et assume : « on fait pas d’audimat, on fait des postillons. » L’art redevient un combat et puisque ceux qui vivent sont ceux qui luttent, « l’arte povera c’est une vendetta ».

La vie c’est enfin ceux qui ne songent pas encore à la mort mais au rêve : « et cette tour de Kapla dont mon fils est l’architecte, est un éblouissement suprême, comme l’étoile et l’archipel. » C’est dans l’accomplissement de ce nouveau rôle de père que l’on retrouve l’espoir de Bukowski. Ainsi il s’imagine « les volutes émanant du cigare que je n’fume pas, sont peut-être la voix mystique d’un enfant que je n’fus pas, que je n’fuis pas. » Il renoue avec le passé en guidant les petits pas de celui qui demain sera et annonce « j’apprendrai à mon fils à bien perdre plutôt que mal gagner. » Demain est déjà né alors « percer dans ce rap ? Bof, plutôt élever mon gosse. »

Pour son 10ème album Lucio a décidé d’exprimer sa haine du game. Un dernier testament adressé à une Sale Putain. Le tutoiement y est de rigueur, derrière les traits travestis se dévoile le rappeur. La mise en abîme est totale mais il paraît qu’avec de l’auto tune ça passera peut être mieux… Dictature du bon goût par les Inrocks, tapinage au profit des majors, conditionnement pavlovien pour chien à fric : tout et tous y passent. Beaucoup devraient avoir du mal à se regarder dans la glace après tel morceau mais l’époque se voile la face. Elle est à l’éphémère et tant mieux. Les rappeurs vont disparaître dans le train du kitsch quand la mode passera mais aussi ridicules soient-ils, nous aussi « on a nos Enfoirés, « L’Âge d’Or » qu’ils appellent ça. » Le morceau s’éteint sur sa dernière volonté : « Boom-bap ou autotune, putain, quelle importance ? Il y a la bonne musique et puis le reste, mon con. Sur un papier volant, « Succès » : je barre ton nom. »

Parcourir l’œuvre de Lucio Bukowski c’est arpenter les étagères de sa bibliothèque, plonger dans l’intimité de ses rayons entre poussière du temps et bibelots d’antan. Pour qui suit le lyonnais, les références se sont succédées depuis l’époque où il déclarait que le nom de son MC préféré était Bakounine. Dans Chansons, Ludovic nous offre la synthèse de ces années à piocher des noms semés au détour d’un quatrain, sa liste d’auteur. Les Dialogues sont des « bavettes taillées sur un banc », la renaissance de ceux que la mort attend.
Varèse, Frank Zappa, Diogène, Omar, Himes, Jean Genet, Andreï Tarkovski, Madlib, Sun Ra, Dante, le Prophète, Louis-Ferdinand Céline et Frédéric Dard sont cités nommément et sur un rayon d’égalité. C’est lorsque Lucio se montre métaphorique que l’on devine ce que l’on savait déjà : il y a des plumes qui pèsent plus que le plomb ou l’or. Dans sa solitude, Louis Calaferte est « l’homme aux cheveux blancs » qui côtoie « ce bon vieux dégueulasse » de Charles Bukowski. « L’avaleur de couleur » qu’est Van Gogh s’élève dans des vibrations tandis qu’éternel, Dylan Thomas reste le « jeune poète gallois ».

Après ces Chansons Lucio Bukowski a annoncé qu’il prendrait une pause. Peut-être une retraite, « quelque part, dans les rues d’un village calme et éloigné » afin de (re)devenir homme vivant. Mais pour ce faire il se devait de dialoguer avec ceux qui sont déjà passés de l’autre côté de la rive. Face à une planche Ouija et goutte au pouce il interroge ceux qui l’ont façonné et réalise alors « que la mort est une belle garce et qu’elle [aussi] lit du San Antonio. ». Dans le sublime Oderunt Poentas, Ludovic Villard reprenait les mots de Louis Calaferte, éludant : « le but supérieur de l’art est le fracassement. » Mais la vague qui déferle n’est à son apogée qu’à l’instant même où elle va s’écraser. Lucio Bukowski, plus vivant que jamais, signe son épitaphe. Il conte vies et morts pour ne laisser à personne le loisir d’en écrire des Chansons. Les cygnes chantent, les phénix eux se consument pour s’envoler à nouveau vers l’immortelle postérité.

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Théo

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