Les fans de Din Records attendaient cet événement depuis longtemps. Presque un an après son compère Tiers Monde, avec qui il formait le groupe Bouchées Doubles, Brav a enfin sorti, le 26 janvier dernier, son premier solo, intitulé Sous France. Dédié à « la France d’en bas » et « à ceux qui n’y croient plus mais qui se battent quand même », cet opus est sans doute le meilleur du label havrais depuis Arabian Panther de Médine. Quinze titres où le MC trouve un équilibre rare entre rap conscient et morceaux plus intimes, sans jamais sacrifier la forme pour le fond.
Nous avons rencontré l’artiste dans un café parisien, accompagné du manager de Din Records, quelques jours après la sortie de Sous France, pour discuter avec lui de sa musique évidemment, mais également de lui et de ses engagements, comme la Palestine.
ReapHit : Dans Sous France on peut remarquer qu’il y a des sonorités très variées, et qui ne sont pas forcément très présentes dans le paysage du rap actuellement. As-tu pris une décision artistique en amont, ou est-ce venu naturellement ?
Je pense que c’est venu tout à fait naturellement, j’ai essayé de faire ce que je suis. Je n’écoute pas de trap, et en ce moment, c’est ce qui revient beaucoup en termes de rap. J’en entends, je sais ce qui se fait, mais je ne suis pas devenu encore un adepte de cette discipline. Donc j’ai essayé de faire ce que je savais faire.
Cependant, je pense qu’il y a de la bonne trap. Il y a des gens qui savent très bien en faire, mais pas tous ! Et moi je ne sais pas en faire. Franchement, je ne saurais pas en faire, donc j’ai essayé de faire ce que je connaissais vraiment, d’être le plus juste possible. Ne pas me forcer à faire quelque chose que je n’aime pas. Je voulais écrire sur des morceaux qui me plaisent avant tout, si tu te fais plaisir tu fais plaisir aux gens je pense. En tout cas tu ne leur mens pas. Mon but ce n’est pas de mentir.
Quand on compare tes anciens sons, les instrus avaient pas mal de samples, là il y a plus de synthé. C’est un choix de ta part de t’ouvrir à des nouvelles sonorités ?
Je pense que c’est un choix des beatmakers aussi. Quand tu samples, ça donne une sonorité, c’est vrai, mais je pense qu’aujourd’hui ils avaient envie de créer eux-mêmes une musique. Parce que c’est bien de faire des samples, moi je kiffe les samples, mais je pense que là ils ont eu l’envie qu’on puisse les sampler un jour. Que ce soit d’eux. Et moi, je suis partant. Si le son me plait, je m’en fiche que ce soit un sample ou pas un sample, je prends ce qu’on me donne, si ça correspond je le prends ! Ça aurait été un sample, avec plaisir il n’y a pas de soucis.
On sent quand même que c’est l’évolution de Din Records en général, que ce soit avec toi ou avec Tiers Monde. Est-ce que c’est une évolution de Proof, de vous, ou est-ce collectif ?
C’est collectif. Je pense qu’on a eu une grosse remise en question, une mise à jour. Si tu veux durer dans le temps, il faut aussi faire des concessions. Tu peux avoir ta ligne, nous notre ligne elle est surtout dans le fond, dans l’écriture, on a une éthique. Après, musicalement, on essaie de s’orienter. Je n’aime pas ce mot, mais on veut aussi « charmer ». Tu vois, en premier tu n’écoutes pas le texte, tu écoutes la musique. On est capable de définir si cette musique qu’on entend on la kiffe ou pas, il faut d’abord cette sensibilité avec la musique, et ensuite le fond restera le même, on essaiera de garder notre place.
Même au niveau de l’image, tu t’éloignes beaucoup des codes actuels du rap et des rappeurs. C’est une volonté de contradiction, ou tu t’es fait plaisir ?
Je crois que j’ai toujours été comme ça. A la base je suis infographiste, j’aime l’image. J’aime l’image et je n’ai pas peur de me mettre en scène pour l’image. Ça veut dire qu’il y a un effort, tu vois. Si tu es invité dans un restaurant avec quelqu’un d’important, tu vas faire en sorte de ne pas venir en survêtement. Tu t’habilles, même si ce n’est pas ton habit habituel. La musique c’est la même chose. Si demain je veux que ma musique touche dans un autre domaine que le rap, si je veux être montré aux gens, il y a un effort de fait même dans l’esthétisme, dans le stylisme. J’aime me mettre des défis, ça me fait plaisir. On devient un personnage.
Le costard, c’est mon vrai costard que j’ai mis. Je suis habillé comme ça demain à un mariage, il n’y a pas de problème. Bon, les chaussures peut-être pas (rires). Mais voilà, je voulais juste me montrer et… surprendre les gens ! J’aime bien surprendre les gens, avoir toujours une image décalée. Si tu t’attends à ce que je sois en bleu aujourd’hui, je vais venir en rouge juste pour t’embêter, mais c’est intéressant.
Est-ce que c’est difficile justement de concilier démarche artistique avec démarche commerciale ? Charmer les gens en restant soi-même ?
Je n’ai rien contre la démarche commerciale. Je n’ai rien contre la personne qui vend. On vend tous quelque chose. Rien que notre prénom est vendeur ou pas. Sinon on ne s’appellerait pas, on aurait des numéros. Rien que ça, c’est une démarche commerciale en fait, ça dépend de comment tu te présentes. Maintenant, j’ai un produit à vendre, oui c’est clair. Il y a un album qui est sorti, je veux que les gens l’achètent, mais que ça vende ou que ça vende pas, ce n’est pas mon problème. Moi, je veux toucher les gens.
Après, si je veux toucher les gens longtemps, c’est bien normal qu’il faille que je rentre dans mes frais pour pouvoir continuer longtemps. Donc il faut que je mette en valeur ce produit. Il faut que visuellement ça parle aux personnes qui vont acheter. On ne va pas acheter une voiture toute cabossée, on va regarder chez le concessionnaire, tu vois c’est la même chose. On s’apprête, on se fait beau, c’est la même chose. Quand je me présente aux gens je veux bien venir avec ma gueule du matin, mais je ne suis pas sûr qu’on m’accepte longtemps, bien que je n’en fasse plus que ça. C’est vrai que dans l’accoutrement, ça change un peu, mais bon.
Tu commences « l’Arche » en disant : « nous sommes ce que les banlieues font de mieux ». Est-ce que tu vois les rappeurs comme des représentants ou des leaders des cités ?
Quand je dis ça, je pense que je dis aux gens qu’il n’y a pas que du mauvais dans les banlieues. Et « nous sommes ce que les banlieues font de mieux », c’est dire que les gens tirés de ces banlieues ne sont pas forcément mauvais. Et je pense même que la majorité des gens des banlieues sont des gens bons. Parce que pour vivre dans ces banlieues, il faut accepter son voisin. Il y a des portugais, des algériens, des marocains, des sénégalais, on est de confessions, de religions complètement multiculturelles, on s’accepte.
Donc les gens qui sortent de là ont déjà accepté ce que des gens qui ne viennent pas de banlieue ne font pas le quart en termes d’acceptation et de tolérance. La tolérance dans les banlieues, c’est magnifique ! Et quand je dis « nous sommes ce que les banlieues font de mieux » c’est pour donner espoir aux gens. Parce qu’il y a du bon d’être en quartier, il y a du bon dans les banlieues : on a des codes de savoir vivre-ensemble que les gens n’ont même pas dans la haute société.
Pour rebondir là-dessus, tu as été peut-être le premier rappeur à évoquer certains problèmes que pouvaient rencontrer les blancs en cité. Comment aujourd’hui juges-tu une certaine monté du communautarisme et du discours qui justement veut parler de « français de souche », de « communauté musulmane », etc… ?
Je pense que c’est une stratégie de certaines personnes mal intentionnées qui ont autre chose à vendre. Nous, on veut vendre de la musique. Eux, ils veulent vendre un parti politique ou un papier dans leur journal. Alors ils vont trouver des codes pour pouvoir vendre, ils vendent de la peur. On le voit aussi, même dans le rap. Les personnes les plus hardcores dans cette discipline sont souvent les personnes qui, pour certains, sont number one. On est encore très bas dans le classement (rires). C’est la même chose en fait, c’est facile de vendre la peur. Malheureusement, ces gens-là ont des choses à vendre.
Même hors du discours des politiques, on a l’impression qu’au niveau des français dans leur globalité on a cette montée, pas que du côté identitaire et de l’extrême droite, mais aussi du côté des fils d’immigrés, il y a un certain retour communautaire…
Parce qu’on est persuadés que c’est vrai ! Ma mère vit en Bretagne, et elle regarde souvent la TV. Des fois je lui dis même « arrête, change de chaîne », tu vois. A un moment donné, je me demande si ce qu’elle voit à la TV, elle est persuadée que c’est vrai. Elle vivait dans un quartier au Havre, maintenant elle vit un peu en campagne. Quand elle voit des choses sur le quartier, je suis obligé de lui dire « non maman c’est pas vrai ça, c’est des gros titres », c’est pour ça qu’on appelle ça un gros titre. Mais le fond du problème, il est tout petit, c’est juste qu’on exagère. On aime bien exagérer, on a l’impression qu’ils sont tous marseillais dans le milieu, ils exagèrent tout (rires) !
Vraiment, la peur ça fait vendre. Et ils ont compris ça. Les gens des quartiers, malheureusement, ils surenchérissent. Ils le font exprès. « Ah bon, vous avez dit que je fais peur ? Ben je vais faire comme vous. Je vais faire encore plus peur pour montrer que je suis le plus fou d’entre eux ».
Il y a quelques temps tu disais « changeons notre façon de consommer la musique ». Dans le dictionnaire Larousse, la consommation est « l’action d’amener quelque chose à son terme, à son maximum ». Du coup, est-ce que changer notre façon de consommer la musique ne mènerait il toujours pas au même problème ?
Oui, mais dans un autre maximum. Je pense qu’il y a plusieurs façons de consommer la musique. Il y a des gens qui ne font qu’écouter, il y a ceux qui vont acheter, ceux qui vont soutenir, ce qui ne vont venir qu’en concert. Je connais des groupes, je les ai vu en concert, sur CD je n’achète pas parce que je n’aime pas mais en concert je trouve ça magnifique ! Je sais que par exemple le Saïan Supa Crew, je les trouvais super forts sur scène, pour moi c’est une référence de fou du live ! Mais sur CD, ce n’était pas mon kif plus que ça.
Et quand je dis cette phrase, c’est qu’aujourd’hui tout est fast-food, on te prend, « j’aime bien », dans deux semaines il y a un autre rappeur, « je prends, je jette ». C’est plus dans ce côté-là, de fédérer un artiste. Je ne fais pas que rapper, j’essaie de passer des émotions en rappant, mais le fond du thème c’est « changez » ! Aujourd’hui, on voit les gens qui commencent à faire attention à ce qu’ils mangent, « il ne faut pas manger de viande, ce n’est pas bon pour la santé », ou alors « j’arrête de fumer parce que c’est trop cher », ils changent ! La musique c’est pareil. Parce que c’est un moyen de communiquer, mais si tu ne respectes pas ce moyen, il n’y a plus d’intérêt de faire de la musique. Si on ne change pas, on n’aura plus d’intérêt de faire de la musique je pense.
Mais du coup, ça resterait juste de la consommation de produit, ou ce serait…
Aujourd’hui c’est ce que c’est devenu malheureusement. Quel rappeur a sorti un album la semaine dernière ? C’est Lino. Tu vois, je suis déjà passé à autre chose !
Ça rappelle Orelsan quand il rappait : « avant j’achetais des disques, j’écoutais même ceux que je n’aimais pas, aujourd’hui j’ai 40 Go d’mp3 que je n’écoute même pas ».
C’est ça ! Ça craint ! Au final ce sont les gens, selon moi, qui décident d’un artiste, s’il est là ou pas. Mais les gens ne se rendent pas compte qu’en switchant, switchant, switchant, ben les artistes font n’importe quoi, ils sortent des albums toutes les deux semaines, tu ne comprends plus rien. Tous les six mois ils ont un album, ça marche mais après hop. Et il n’y a plus de personnalité, il n’y a plus de vie de l’artiste. Ils ne font même plus d’efforts sur scène, ils se disent « à quoi ça sert, je vais refaire un autre album, ça va plus vite ! ».
C’est peut-être pour ça qu’il n’y a plus de classique dans le rap non plus, ce n’est pas que c’est moins bon, mais on passe trop vite à autre chose.
Ça va trop vite ! Tu n’as pas le temps de t’habituer. Avant, un titre ça durait un an, il y avait une philosophie, les gens étudiaient les phases, « nan mais quand il dit ça je pense que ça veut dire ça ». Aujourd’hui ils écoutent et « fait voir l’autre album ? ».
Peut-être qu’aujourd’hui il n’y a plus d’auditeur, juste des consommateurs.
Des consommateurs. On est des produits de consommation !
Dans « Post-Scriptum » que tu as écrit pour Kery James, tu fais référence à « Société tu m’auras pas » de Renaud. Est-ce que Renaud fait partie des artistes qui t’inspirent, et est-ce que la chanson française en général t’inspire ?
Moi oui ! J’ai eu une phase où j’ai beaucoup écouté la musique pour essayer de puiser dedans. Savoir les ingrédients qui pour moi me plaisent, pourquoi j’aime bien ce genre de musique, et pourquoi j’en aime pas une autre. J’ai beaucoup de respect pour la musique française/francophone, parce que je suis quelqu’un qui se base beaucoup sur le texte, ça je le sais. Après, il y a des instruments comme l’accordéon, c’est vraiment français. Mais quand tu te rends compte que l’accordéon a une signification particulière dans tous les pays du monde…dans la bossa nova il est utilisé, en Afrique il est très utilisé, dans les pays arabes il est très utilisé…c’est un truc de fou.
J’essaie de comprendre ce que j’aime, mais je sais que le texte pour moi est très important. Et Renaud est une personne que j’ai aimée, parce que dans les textes, c’est très familier dans la façon qu’il explique, les histoires sont super bien montées, et les thèmes choisis sont magnifiques. Après, dans tous ceux-là, j’ai quand même une référence que je me garde. J’ai peut-être quatre artistes français/francophones que je kiffe pour différentes raisons.
Mon premier, ce serait Jacques Brel, parce que je trouve que c’est une autre époque. Au niveau de l’écriture, il avait des story tellings avant même que ça existe, et dans l’interprétation sur scène, c’était magnifique. Quand je regardais les vidéos il transpirait, il jouait le truc, à un moment il faisait un truc de pendu, il faisait le pendu sur scène, je me suis dit « il est fou ce gars ! ». Et la manière dont il pesait ses mots, comment c’était dit sur scène, je trouvais ça magnifique. Après, j’aime bien Serge Gainsbourg. Pas pour ses textes mais surtout pour la mélodie. Lui, c’est les années 80, les sons qu’il faisait, quand je les écoute, je me dis « mais lui il était en avance », il faisait de l’électro avant Cerrone et tout ça. C’est un Daft Punk de son temps ! Il avait des mélodies, quand tu écoutes le son « Bonnie & Clyde », l’histoire et le sample sont magnifiques !
Après j’aurais Renaud, pour ses textes. Et mon quatrième c’est Damien Saez. Lui aussi, c’est pour les textes, c’est un poète ! Ça se voit qu’il écrit à fleur de peau, qu’il est très touché, je kiffe. Et quand tu écoutes bien Saez, tu te rends compte qu’il a les références de Brel, et tu sais pourquoi il écrit comme ça, parce qu’il écoute ça.
D’ailleurs, est-ce que ce n’est pas en ça que le rap français est un peu le fils de la chanson française ? Que ce soit dans l’engagement politique en général, ou la place des textes qui sont beaucoup plus centraux dans le rap français que le rap américain ?
Toutes les musiques françaises sont souvent passées par des textes contestataires. Quand tu écoutes Johnny à ses débuts, ce n’était pas le Johnny de maintenant. Il avait quand même des textes forts, « Les portes du pénitencier », c’est un texte fort. Renaud, ça l’a toujours été. Même avant, Jean Ferrat et tous ceux-là avaient des textes fort, Brassens avait des textes de fou. Je vais même remonter encore plus loin, 1920… Mais ça part d’un milieu social qui a envie de protester. En France, on est très basé sur le texte, les textes français sont magnifiques.
Après, le courant musical est resté assez longtemps. Aujourd’hui tu as un rock un peu alternatif, tu as un rock un peu plus dansant, mais ça reste du rock. Ici, la naissance du rock est passée par chez nous. Little Bob est un artiste qui a ramené le rock en France, c’est un havrais. C’est un monument quand tu le vois, et quand tu parles avec lui il va te dire « Coldplay c’est pas du rock, c’est de la merde, c’est de la soupe ». C’est parce que le mouvement est resté assez longtemps pour qu’il y ait des différences. Il y a du rock un peu plus léger, c’est la même chose dans le rap.
Ça fait plus de trente ans que le rap existe, aujourd’hui il y a une diversité dans le milieu. Il y a du rap qui reste encore à la base, on est encore du Renaud, je suis un Little Bob (rires) Mais à côté il y a des mecs qui vont faire du Coldplay.
Tu as parlé de tes influences en termes de texte. Au niveau de la musique, quelles ont été tes influences musicales pour l’album, et comment est-ce que tu les as amenées avec Proof et Général ?
C’est très bizarre au niveau du son, parce que j’ai une idée A, on réalise une idée B, et ce que vous entendez c’est une idée C, donc déjà on n’est pas d’accord ! Parce que souvent, quand je viens en studio j’ai une idée de son, enfin ce n’est même pas « je veux cette sonorité-là », « je veux cette ambiance », donc après c’est vaste. Je veux qu’on ressente ça. Je sais que pour le dernier morceau de l’album, « Outreau », j’avais un titre précis dans ma tête. Il y avait un morceau de Mos Def qu’il avait fait dans l’album Modern Marvel, c’était un peu soul, il avait fait des chants décalés. Je voulais un truc un peu décalé. Et finalement c’est devenu « Outreau » qui n’a rien à voir, mais ma base c’était ça.
Donc c’est la magie du studio. « Fais-moi un son électro », finalement ça fait un son trap, t’as rien compris ! C’est compliqué à dire en termes d’influence, c’est plus en termes d’ambiance. Je voulais une ambiance qui soit cohérente du titre 1 au titre 13, et finalement, j’ai réussi à faire tenir les titres entre eux. Mais je n’ai pas eu d’optique « fais-moi un son à la Kanye West, fais-moi un son à la… », mais si ça ressemble, et ben tant mieux.
Du coup tu as carrément été chercher du côté du rock avec « Brav Against The Machine ».
Ben tu sais quoi, au début les gens percevaient du rock, alors que moi dans ma tête j’étais barré dedans, je croyais que c’était un son comme Jay Z, « 99 problems », tu vois. Pour moi c’est hip-hop grave ! Pour moi ce son, il est hip-hop, sauf que ma voix sur ce son ça fait pas du Jay Z, ça fait du« Brav Against The Machine » (rires). Tu vois, c’est bizarre, parce que dans ma tête quand j’entendais ce son j’étais barré dedans, je me voyais à New York à l’ancienne en mode hip-hop, les gens me disent « t’as réussi à faire du métal rock ! ». Ah non ce n’est pas ce que je voulais en fait.
Dans Rage Against The Machine ils sont aussi à la fois hip-hop et rock. Ils ont du flow.
Mais c’est après qu’on a pensé au titre, c’est même Alassane [Sals’a, patron de Din Records] qui l’a demandé. Je connaissais Rage Against the Machine. J’ai réfléchi et je me suis dit c’est vrai, allez on le change en « Brav Against The Machine » : ça va bien dans le délire, c’est exactement ce qu’il fallait. Tu vois, lors de la phase de création, les influences viennent de partout. Quand j’ai écrit l’album j’écoutais du Oum Kalthoum, une chanteuse égyptienne très connue, ça n’a rien à voir. Si tu écoutes et que tu écoutes mon album tu vas te dire « mais comment il a fait pour trouver l’influence là-dedans ? ». J’ai écouté du Stromae aussi.
Je fais partie de ceux qui ont été très déroutés en passant de « Dr Martens » à « A l’évidence », notamment au niveau de l’ambiance. Du coup, je me demandais si tu n’as pas peur de rebuter une partie de tes auditeurs avec des sonorités plus légères comme ça ?
C’était le but ! En fait, quand on a fait le tracklisting j’y réfléchissais, j’ai eu du mal à placer A l’évidence. Et je me suis dit, quand on écoute l’album il y a deux parties. Une partie au début très revendicative avec un côté rap, et plus on va dans l’album et plus ça commence à chanter, à la fin ça finit vraiment par du chant, il n’y a même plus de rap. Il y a le côté vraiment rap conscient, rap brut, et plus ça va, et plus ça devient du sentiment, et c’est ce que je voulais. Seulement, c’était dur de passer de « Dr Martens » à un autre titre parce que si je t’avais mis n’importe quel titre après tu aurais eu un choc, vraiment tu aurais eu un choc. Là c’est un chaud/froid.
J’ai préféré mettre ce titre là parce qu’il est vraiment choquant, pour que tu t’habitues aux autres sons après. Si j’avais mis… à la limite j’aurais mis « Les temps modernes », ça t’aurait fait aussi un choc, et tu n’aurais pas compris quoi qu’il arrive « A l’évidence » après. Il est trop bizarre. Alors viens je te fais mal tout de suite, et après je te caresse. Je te tire les poils et après « non ce n’est pas grave » (rires), je voulais faire ça. C’était voulu, mais c’est vrai que même moi j’ai eu un choc ! Tu finis le morceau, t’es énervé, et ça t’aggrave encore plus le son d’avant je trouve. Ça te montre la gravité du son avec un son complètement léger. Tu te dis « le son d’avant il m’a percuté, mais là maintenant je ne sais pas ce qu’il me fait, c’est quoi son délire ? ».
On a l’impression qu’il y a une violence contenue dans l’album, ainsi qu’une attitude provocatrice, que nous ne retrouvons pas forcement quand nous te voyons. Brav’ est-il une mise en scène de certains aspects de ta personne, un autre aspect de toi, ou un nouvel agencement de ce que tu aurais pu être, une sorte d’alter-ego ?
Si vraiment je me montrais tel que je suis, je serais vraiment con. Je pense que les gens ne m’aimeraient pas. Je fais beaucoup d’efforts pour me tenir bien et parler bien aux gens, parce que je souhaite qu’ils retiennent de moi surtout ma bonne humeur. Quand on me voit, on me dit souvent : « on ne dirait même pas que c’est toi qui rappe ». C’est un effort, parce que si j’étais vraiment comme dans « Tyler Durden », j’en n’aurais rien à foutre et je me barrerai sans payer le café. Mais ça ce n’est pas ce que je suis. Ce n’est pas ce que j’ai envie de montrer à ma fille. Mais nous sommes tous comme ça. Nous avons tous un alter-ego un peu mauvais.
Le mien se libère en studio. En dehors, il n’y a que le côté cool de Brav’ ou le côté « Temps modernes », un peu sensible. Je préfère montrer ce côté-là, sinon ça serait difficile de vivre avec moi. Je pense que les gens doivent de manière générale montrer leur bon visage. Il y a des gens qui se permettent de dire n’importe quoi. Nous sommes une équipe avec une certaine éthique. Donc parfois, même si je pense certaines choses, je ne veux pas blesser. Je préfère contourner. Si je te le dis frontalement, c’est que tu m’as permis de le faire. Mais si nous ne nous connaissons pas, je te le dirais gentiment et d’une façon plus subtile. C’est peut-être de l’intelligence.
Cette éthique commune à Din Records est peut-être liée à l’islam, non ?
Peut-être aussi. C’est un garde-fou. En fait, aujourd’hui, quand tu appartiens à une certaine communauté, les gens jugent ta communauté à travers tes actes personnels. Si demain je me permets un mauvais comportement parce que je suis mal luné, on ne va pas dire que c’est Brav’ qui était fatigué. On va dire que c’est à cause de l’islam. Alors que je ne suis garant que de moi-même. Je fais donc tous les jours des efforts pour être au meilleur de moi-même. J’ai envie qu’on retienne de moi que j’étais bon. Brav’, c’est moi. Mais je suis aussi exactement comme Tyler. Cependant, devant les gens, je ne veux pas qu’ils retiennent « Brav’ against the machine » : je ne vais pas tout casser. J’ai envie de tout casser, mais je ne le fais pas.
En parlant de Tyler Durden, nous avons l’impression qu’une partie de l’album est fondée sur la contradiction et la dissonance cognitive.
Je suis né dans une contradiction. Tiers Monde disait que nous sommes issus d’un IVG raté. C’est sûrement ça (rires). Je suis infographiste et je chante en même temps. J’ai un tas de contradictions, c’est très compliqué. Je suis tout et rien à la fois. J’ai tout et je n’ai rien à la fois. En France, nous pouvons tout posséder. Si demain je désire une grosse voiture, je peux l’avoir. Mais finalement, nous n’avons rien. Ce n’est que du paraître. C’est virtuel. Nos apparences sont virtuelles.
Je suis tiraillé entre cela : entre ce que je voudrais être et ce que je suis vraiment. C’est pour cela qu’il y a « Tyler Durden ». Dans le film Fight Club, Tyler Durden c’est un mec qui n’a rien réussi. Certes, il travaille, mais vit un quotidien ordinaire. Et il a toujours un mec d’extraordinaire qu’il se crée en lui-même, qui est beau et qui a réussi sa vie. Nous avons tous cela en nous et nous sommes tous tiraillés. Quand je suis tout seul, je ne suis pas comme cela, et heureusement.
La folie, c’est un thème que tu veux aborder dans l’album ?
Ce n’est pas réellement de la folie.
Mais tu exagères, tu exacerbes les choses, non ?
Oui, j’exagère. Si je l’avais fait normalement, les gens n’auraient pas forcément captés. Donc, j’ai montré exprès que j’étais fou. Mais on est tous comme cela. Tu es différent selon le fait que tu es seul chez toi, que tu parles à ta femme ou que tu es avec tes amis. Si je parle à Julien ou à mon frère, je ne vais pas parler de la même façon. Avec mon frère, il y a une proximité qu’il n’y a pas avec Julien.
Quand tu vas chercher du boulot, tu t’habilles bien, tu te tiens bien et tu fais plus attention à ton vocabulaire. On joue toujours un jeu. J’ai voulu montrer cela, le fait que nous avons toujours deux facettes. Dans une histoire indienne, un vieil homme dit à son petit-fils que chacun à en lui deux loups, et choisit lequel des deux il veut nourrir. Il y a de la folie. Il y a de la sagesse. Il peut y avoir de la folie dans la sagesse et inversement. Je pense que l’album tourne autour de cela.
Être un artiste, ce n’est pas non plus être capable d’exagérer ses propres traits et faire ressortir sa folie ?
Le but est de toucher les cœurs et de susciter de l’émotion en chacun. Après, dans cet album, je rappe et je chante, donc j’ai deux contraintes. Je suis infographiste et rappeur. Encore deux autres contraintes. Tout est mélangé et je trouve que l’album est assez bien ficelé à ce niveau, parce que dans tous les morceaux, tu peux trouver une contradiction. Il y a de l’ironie et de l’humour noir. Je suis en équilibre.
Tu dévoiles une partie de ton intimité dans cet album. Es-tu à l’aise avec des morceaux comme « Meïlia » ou « Jeu de cette famille » ? Cela a-t-il changé quelque chose d’avoir tes frères comme beatmakers ?
Ça a changé que mes frères ne me parlent plus (rires). J’ai de la chance, ils comprennent la démarche. C’est vrai que ce n’est pas évident de se mettre à nu dans la musique. Mais nous avons tous les mêmes défauts.Énormément de gens viennent et me disent : « j’ai cru que tu parlais de ma famille ». La majorité des personnes se retrouvent dedans, parce qu’il y a forcément un membre qui ressemble à ta famille. J’ai essayé de prendre le meilleur de chaque membre de ma famille (rires). Non, ce n’est pas vrai. Mais, je me l’attribue, car chacun fait partie de moi. J’aurais pu prendre le meilleur, car s’il y a un pire, c’est qu’il y a un bon. J’ai pris les choses d’un côté négatif pour à la fin obtenir le positif. Si les gens voient tes défauts, ils chercheront tes qualités. Si tu ne montres que des qualités, comme ils savent que tu as des défauts, ils vont te traiter de menteur.
D’ailleurs, sur l’album il n’y a qu’un seul featuring : Ladea sur « Jeu de cette famille ». Pourquoi ce choix ? Avant, on ne trouvait pas un album de Din Records sans un featuring Din Records. As-tu voulu rompre la tradition ?
C’est le problème de tous les artistes : ils veulent que leur premier album soit leur carte de visite, donc ne souhaitent pas de featurings. J’ai eu également ce défaut. Mais, j’ai aussi pensé à ramener Médine, Tiers Monde ou Alivor. Et en réfléchissant, je me suis dit que c’était peut-être le moment de montrer toutes mes facettes. J’aurais pu faire un track avec des gens qui m’ont suivi toute ma vie, mais j’ai trouvé ça un peu facile. Je voulais me mettre en difficulté. Je voulais montrer que je pouvais faire sans eux. Je voulais prouver que même si nous sommes liés, nous sommes chacun libres. Pourquoi Ladea ?
Parce que je trouve que Ladea a un côté Brav’ au féminin. Elle est proche des gens et prolo, surtout si tu la connais. Je n’ai pas calculé son côté sulfureux. Même si c’est à mon opposé, elle a un truc que j’aime bien. Elle pourrait être ma sœur. C’est ma frangine d’un autre père et d’une autre mère (rires). Et elle a répondu favorablement rapidement. Proof la connaissait, ils avaient déjà travaillé ensemble. C’était donc simple de l’avoir. Je suis quelqu’un de très pudique quand je demande un featuring. J’en ai demandé quelques-uns et ça ne s’est pas fait, dont certains ont refusé prétextant quelque chose à faire. J’étais gêné de redemander. Ça donne l’impression de mendier.
Ladea a répondu tout de suite, et elle a très bien joué le jeu. Ce n’était pas évident, parce que ce qu’elle raconte n’est pas simple. Elle parle vraiment de ma famille, de ma sœur ou de ma mère. Donc j’ai dû lui raconter leurs vies pour qu’elle sache quoi écrire. Ce n’est pas tout le monde qui aurait pu le faire. Déjà, le rapper est compliqué, mais quand quelqu’un l’écoute devant moi je suis très gêné, car il y a des trucs très personnels. Et puis c’est bien que ça soit une femme : un album complet sans voix féminine, ce n’est pas bien. J’ai également essayé de faire des trucs plus aigus, donc il y a une cohérence sonore. Parfois, on a l’impression que c’est une voix féminine que j’ai ramené, alors que c’est moi. Je m’amuse comme Ray Charles. Il y a également Proof dans « I Hate Love ». Au début de « Dr. Martens », on retrouve aussi un artiste du Havre qui s’appelle Index. Dans « A l’évidence », il y a une chanteuse, Aniia. J’avais envie de faire participer des gens invisibles.
« Premier solo, dernière chance », jusqu’ici, quel regard portes-tu sur ta carrière ? Que t’a apporté ton aventure dans la musique humainement ?
Si je devais raconter tout ce qui m’est arrivé grâce à la musique, ce serait la meilleure histoire de ma vie, sérieusement. Grâce à elle j’ai voyagé, j’ai des amis – même des frères –, j’ai pu faire des rencontres, dire ce que je voulais, me soulager de certaines blessures, etc. Elle me permet aussi de travailler aujourd’hui, même si ce n’est pas dans la musique, je suis infographiste au sein du label qui me produit. Sans elle, je ne serais pas là à discuter avec vous et prendre un bon café (rires). Ma vie ne tourne pas autour de la musique, mais la musique gravite autour de moi. Elle est là et présente constamment. Si ça marche, tant mieux. Si ça ne marche pas, tant mieux. Je n’ai pas de regret, mais je suis content de ce que je fais.
On va un peu sortir de la musique. L’an dernier tu as sorti avec Gaza Team « La lune sans les étoiles », livre de photographies sur la Palestine. Dans quelles conditions as-tu découvert ce pays, et pourquoi t’engager dans cette cause ?
En fait, en 2013 le groupe Gaza Team – composé de deux Palestiniens et un Algérien – a eu l’occasion de faire une tournée au Proche-Orient. La première étape était au Liban, et je les ai suivis. Vu que je filme, ils m’ont demandé de les accompagner pour faire un petit documentaire. Deux mois après notre retour, ils m’ont fait part de leur intention de repartir en Palestine. J’ai tout de suite sauté sur l’occasion de les accompagner. J’en ai profité pour tourner un documentaire, vu qu’ils faisaient des ateliers avec des jeunes ou des concerts sur place. J’ai également pris beaucoup de photos, et il s’avère que j’ai eu énormément de retours sur celles-ci. Un soir, je me suis dit que cela serait dommage d’avoir vu ce que j’ai vu et de ne pas en témoigner. J’ai pas mal visité les camps de réfugiés. Et je me suis dit qu’il serait bien de faire une action pour eux et d’essayer de récupérer des fonds.
Il faut savoir qu’en Palestine, les jeunes font beaucoup de photos et de vidéos. La caméra est leur moyen de défense contre ce qu’ils subissent. J’ai donc décidé de compiler mes photos dans un livre afin de récolter des fonds pour leur acheter un appareil photo de professionnel. J’avais l’intention de le faire pendant le ramadan, cet été. Et il s’avère que l’été a été chaud, car s’est déroulée l’opération « bordures protectrices » par Tsahal [ndlr : l’armée israélienne]. Il y a eu un engouement autour de notre projet qui s’est lancé à ce moment-là tel que nous voulions récupérer 2 500 euros pour l’impression de ce livre. Finalement, nous avons obtenu plus de 8 800 euros je crois, pour ce projet. La partie impression du livre a été assurée, l’autre partie est restée dans une caisse destinée à Gaza. A côté de cela, Médine a sorti le titre « Gaza soccer beach », qui a complété, et un ami de Belgique nous a offert une toile qui s’appelle Palestindian et que nous avons vendu.
Aujourd’hui, dans le cadre du projet « La Lune sans les étoiles », nous avons récolté 15 000 euros, destinés à aller pour Gaza et l’association NAWA. Je pense que le plus important, c’est ce qui va rester au final. Une carrière musicale ou de photographe peut durer un an, deux ans, dix ans, au final ça va se terminer. Même si elle dure toute ma vie, ma vie finira un jour l’autre. Mais qu’est-ce qu’il va rester après ? Est-ce que mon témoignage demeurera ? L’important n’est pas de faire, mais de donner aux gens envie de faire. C’est comme dans notre musique. Dans nos albums, nous essayons de donner des clés et envie aux gens de faire quelque chose.
Et puis, j’ai réellement vécu les conditions des palestiniens. Je suis un vrai aventurier. Quand je suis allé en Palestine, j’ai été dans les camps de réfugiés, parce que je n’aime pas l’hôtel. J’ai failli mourir plusieurs fois là-bas, mais également au Liban, parce que c’était en plein conflit syrien. J’avais un garde du corps qui dormait dans mon lit.
Pour finir, qu’est-ce que ça te fait d’avoir ton album comme ça, fini, et qui passe même dans un café ? [ndlr : l’album était en train de passer dans le café où nous réalisions l’interview]
Je suis content de l’avoir sorti. Peu importe où nous allons avec, je suis heureux d’avoir répondu aux personnes qui attendaient de moi que je le sorte. Après, j’ai une satisfaction personnelle, mais j’ai surtout hâte de retourner en studio et de plancher sur le prochain album. J’ai pu au moins voir la sortie de celui-ci de mon vivant : tant mieux.
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