Coincé sous les décombres, les voies respiratoires obstruées par les particules denses présentent dans l’air, son dernier souvenir est cette lumière blanche brûlante. Il ne se souvient de rien, même pas d’une explosion pouvant expliquer sa situation. Il a l’impression de n’être que douleur, incapable de la situer précisément sur son corps ankylosé à toutes les jonctions. L’amas de tôles au-dessus de lui le coupe de la surface, le fil tendu entre la panique et le rationnel prêt à couper, il souffle comme pour évacuer psychologiquement tout risque, constatant que derrière la douleur, aucun de ses membres ne semblent brisés, il commence à étudier minutieusement sa situation et retire un à un les débris devant lui, avec la même délicatesse que le maniement de la porcelaine de Chine. Il lui aura fallu presqu’une heure pour retrouver la lumière du dehors. Prudence étant mère de sûreté, il s’extirpe sans aucune prise de risque. Le sourire que lui procure cette évasion ne dure qu’un laps de temps, pour s’évaporer à la faveur d’un visage crispé par l’horreur.
Face à lui, un champ de ville en jachère, là où s’érigeaient les tours solides de sa ville ne restent que débris et poussière. La vie semble arrêter, plus aucun bruit n’est perceptible, à l’exception des blocs de bétons qui finissent de s’écrouler un peu partout. Aucun oiseau dans le ciel, et aucune âme qui vive sur ce qui jadis fut une avenue. Les interrogations se percutent dans sa boite crânienne, incapable d’ordonner ses pensées, il se met à marcher, il erre sans but, trop submergé par l’horreur qui règne autour de lui. Un vieil homme, le corps à trois quarts brûlé, traverse ce désert urbain pour s’arrêter au milieu de l’avenue. Le regard vide, sans un mot, le vieil homme tend le doigt vers une direction, sans savoir si le message lui est destiné, Lucio se tourne dans la direction indiquée par l’homme dont la vie semble le quitter par un trou dans son flanc gauche. Au loin, au milieu des ruines s’érige un des plus vieux dojos de la ville, la structure semble avoir été complétement épargnée par l’acte barbare qui vient de raser de la map la ville d’Hiroshima. Sans plus de réflexion, Lucio continue d’avancer vers le dojo comme si sa survie en dépendait. Arrivé devant l’escalier qui mène à l’entrée du temple, il lève la tête pour croiser le regard d’un homme affublé d’un masque blanc et motifs rouges. L’accoutrement ne l’arrête pas et il grimpe les marches une à une, la volonté laissant bientôt place au vacillement, il ne doit son salut qu’à la main droite de l’inconnu quand sur la dernière marche il s’effondre, entre fracture psychologique et douleurs physiques.
9 mois plus tard, la vie n’a pas repris, la ville reste le même champ de ruines, abandonnée, la rumeur veut que l’air soit irrespirable et les seuls humains s’y aventurant n’étant que des enveloppes charnelles sans âmes. Pourtant, au dojo Shinigamie, la vie semble vouloir reprendre son droit, les blessures de Lucio paraissent plus ou moins cicatrisées et le maître des lieux, Kyo Itachi, essaye de canaliser la rage de son hôte à travers le Kiai. 9 mois que Lucio crache sa haine contre l’injustice que constitue la destruction de sa ville, de son monde. A travers sa rage, Kyo recherche le combattant capable de concentrer son énergie sur le maniement du microphone et de l’exécution lyricale, le Kiai étant la meilleure voie pour terrasser toute concurrence. L’écriture, la maîtrise du flow sont les armes que Lucio s’emploie à manier à la perfection pendant que son instructeur lui distille des mises en situations musicales à base de MPC Akai afin de ne laisser aucun doute, et faire du Kiai l’arme absolue. C’est dans cette atmosphère lourde et studieuse que va se construire la légende du ninja Bukowski.
L’enseignement d’Itachi semble porter ses fruits, l’expertise de Lucio ne fait aucun doute, reste maintenant au jeune samouraï de passer le test final, le Kiai sous la pluie noire. Les gravas étalés sur le sol donnent une impression de chaleur, comme si le feu de leur destruction ne s’était pas éteint. Il fait lourd dehors, la pluie qui tombe sans coupure, et au contact de la peau irrite comme pour rappeler la toxicité de l’air ambiant. Pour arriver au bout du Kiai sous la pluie noire, Lucio va devoir passer 11 tests, chacun constitué d’un beat de Kyo Itachi où l’élève devra concentrer sa haine sous une thématique. Le cérémonial de début est lancé sobrement par Kyo Itachi rappelant sa maîtrise du sampling. Le rite de la Première Cendre conclu, Lucio découvre le premier beat de Kyo, sur une rythmique new-yorkaise, Lucio lâche son premier Kiai dit Arte Powera à l’encontre des politiques qui pointent aux abonnés absents, laissant crever les derniers rescapés. Un texte vif et sans aucune complaisance envers la classe politique pour a contrario rendre la dignité aux survivants du drame. Le deuxième Kiai Notes d’un souterrain concentre son énergie sur son propre moi, l’attaque a pour but de prendre conscience de sa propre nature. Dans un texte fataliste ou réaliste, Lucio élève la rime sans oublier de se rabaisser. Kyo donne la matière musicale à cette introspection sans pour autant alourdir la ligne de production. Le son se veut solennel, mais reste léger à l’oreille. Dans un voyage à la frontière du trip-hop madvillainien, le maître accélère le rythme pour un Kiai Grand Roque, Lucio se concentre sur l’art du Kiai en y montrant toute l’ivresse qu’elle lui procure au microphone, un son expulsé avec plus de pragmatisme. La pratique du Kiai sous la pluie attire quelques âmes égarées, la cérémonie redonne une certaine vie à la ville délabrée. Kyo Itachi en profite pour lâcher une instru jazzy chic pour lancer un Kiai Pâtes au beurre dans un registre optimiste. Lucio s’exécute avec brio et en fait profiter une des âmes se nommant JP Manova, un habitué du Kiai capable de déstabiliser n’importe quel combattant fragile à dix kilomètres à la ronde.
Tout est sombre en ce lieu oublié des humains, la pluie se mélange à la poussière du désastre pour obtenir la teinte noire parfaite d’un présent sans avenir, pourtant Kyo Itachi reste de marbre et enchaîne le rituel sans anicroche, les battements sonores transperce la noirceur pour mieux envelopper Lucio Bukowski lui laissant toute aisance pour réaliser le Kiai sous la Pluie Noire. Comme un seul homme, les âmes égarées s’abaissent en génuflexion. Prier pour espérer ou fléchir pour abandonner, roi sans terre posé sur son putain de séant, Lucio exécute un kiai Jean 2, 13-21 sans aucune touche d’espoir. Kyo Itachi et Lucio Burowski se complaisent dans leurs univers, l’un donnant la teinte musicale à la douleur scripturale de l’autre. Et quand la haine de l’Homme ressort dans les écrits de Lucio, Kyo y compose la nuance de noir qui s’y marie parfaitement. Il ne resterait plus qu’à l’assistance de baisser la tête pour que Lucio leur enlève d’un seul verse le peu de vie qui subsiste en eux (Kiai Transmigration Des Ânes). Le ton est hostile, et pourtant, aucun des hommes présents tentent une fuite en arrière, deux d’entre eux se lèvent pour mieux se rapprocher de l’élu. La rage au ventre, Ruste Juxx et Skanks dégainent le mic, rappelant au passage que les vrais ninjas ne meurent jamais.
Mais c’est seul que Lucio finira sa transition, d’abord via le Kiai 2pac, Molière et les Licornes et le kiai Transitoriis Quaere Aeterna, un passage douloureux mettant un terme au jour, la nuit comme épouse, la mort comme compagnon et la vie comme ennemie. Boris Vian allait pisser sur leur tombe, Lucio Bukowski ira pisser sur leur vie. Ninja et maître d’un monde qui n’a vocation qu’à mourir plus vite, il est la retombée toxique de la bombe, alors que derrière lui, Kyo Itachi arme chacune de ses paroles d’une rythmique aussi aiguisée qu’un katana. Demain ne sera pas plus clément.
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