Tout a commencé quelques minutes avant le départ du train, vers 18h57 ou 19h02, je ne me souviens pas très bien. Une rencontre, quelques mots échangés sur le quai et l’envie immédiate de se revoir, d’en savoir plus sur le voyage et la destination. Un album et quelques concerts plus tard, nous recroisons enfin JP Manova … vers 19h07.
Tu es passé en quelques mois du secret le mieux gardé du rap français, comme les initiés aimaient t’appeler, aux interviews de l’ABCDR, Rue 89 et aux freestyles Générations. Comment gère-t-on ces nouvelles demandes ? Et sa nouvelle image médiatique ?
Très simplement. En faisant les choses l’une après l’autre. En gardant les pieds sur terre et en ayant conscience qu’on est pas à un niveau stratosphérique de développement. A mon stade, ça relève plus de l’organisation que de la gestion d’image.
C’est évident que si j’avais connu ça plus jeune, j’aurais pu m’emballer, me dire que c’était un truc de fou de passer de l’ombre à une certaine forme de lumière. Mais en ayant pris le temps comme je l’ai fait, de mûrir à la fois ma musique et ma manière d’intégrer le spectacle musical, j’ai bien conscience que tout cela reste du domaine du raisonnable. On a un développement qui est intéressant, mais je garde en tête qu’il est en cours, qu’il suit son chemin, jusqu’à la prochaine étape.
Les retours et différentes sollicitations sont conformes à tes attentes ?
J’essaie de me rendre disponible aux différentes sollicitations et aux différents médias pour la mise en avant du projet. Ce qui m’a surpris d’ailleurs, c’est le nombre de sollicitations de médias non-spécialisés, ceux estampillés « non-rap » à la base, qui ont été réceptifs à l’album et l’ont relayé. J’espère que ça vient de la musique, je pense que ça vient de la démarche. Je pense aussi que c’est du à cette espèce de phénomène qui se passe aujourd’hui dans le rap, avec une multitude d’artistes qui apportent un nouveau souffle, et une alternative au rap servie par les médias de masse. Et puis le rap est aussi, tout simplement, en train de rentrer dans la culture de masse et est de moins en moins assimilé à une forme de sous-culture.
Tu as passé des années dans l’ombre à « chercher ta formule ». Tu expliquais n’avoir jamais douté de tes capacités d’écriture, mais beaucoup plus de ton univers musical, de tes compositions. C’est cet aspect qui a retardé la concrétisation du projet, et par conséquent la sortie de l’album ?
Contrairement à ce que l’on peut penser, on ne décide pas comme ça de sortir un album, et puis on le sort pas parce qu’on a des morceaux de prêts, ça prend du temps. En plus, dans mon idée, ma démarche, quitte à sortir un album, il fallait que j’en sois le producteur. Je ne le concevais pas autrement, et ça, ça prend encore plus de temps.
Il fallait que je m’assure d’être assez solide financièrement pour pouvoir le faire, que j’assure une certaine stabilité, une pérennité à mon projet. C’est pour ça que j’ai travaillé, pour assurer mes arrières, me permettre de jongler entre mon développement musical et le paiement de mon loyer. Mais rien n’a vraiment bloqué en fait, ce n’était juste pas le moment, je pense.
Rétrospectivement, le moment qui aurait pu être le plus propice à un premier album, c’était à la sortie de Liaisons Dangereuses, c’est là ou j’ai eu de vraies propositions de label. Propositions que j’ai refusé. Doc Gyneco montait Virgin Rue à l’époque et je ne me voyais pas faire partie d’une famille musicale à laquelle je ne me serais pas vraiment senti affilié. Dans le même temps, je parlais beaucoup avec Ekoué, je les voyais faire La Rumeur, monter leur groupe, faire le choix de l’indépendance… Déjà à l’époque, j’avais donc en tête de monter mon propre truc, chercher ma propre formule. Mais très franchement, si j’avais su que ça allait prendre autant de temps, j’aurais signé ! (rires)
Vivre l’histoire du rap français en sous-marin t’a donné un avantage certain. Celui de rester au cœur de l’évolution musicale du genre et de te nourrir de nouvelles influences, et celui d’avoir vu les erreurs d’une génération entière de rappeurs et de ne pas les refaire. Tu parles d’indépendance, mais les rappeurs que tu cites ont fait, à l’époque, un tout autre choix.
C’est pas faux, mais ça m’a surtout permis de rester en contact avec plusieurs générations de rappeurs, de suivre ces nouvelles tendances se développer. J’ai vu ces écoles se créer et se structurer, j’ai pu côtoyer des mecs de banlieue comme des rappeurs de province, et voir cette diversité de rap s’installer. Aujourd’hui, je ne me sent pas largué avec ce qui se fait, y compris dans la trap, les flows rapides ou toute autre couleur musicale qui, dans la forme, ne se rapproche pas forcément de mon univers. Dans une certaine mesure, c’est ce qui explique le coté protéiforme de mon rap.
Ça m’a également permis de constater à quel point le rap était une musique jeune qui, tout comme le rock ou le jazz à son époque, s’était développée dans de multiples directions au point de proposer un style de rap pour presque chaque typologie d’auditeurs. Aujourd’hui, dire « j’aime le rap » ne veut plus rien dire. Quel rap tu aimes ? Quelle forme tu apprécies ? Il y en a une multitude.
Rocé t’invite sur « Actuel » en 2013, ça a été le déclic pour enfin « sortir un album avant la mort du hip-hop » comme promis ?
Le fait qu’il m’invite sur « Actuel », mais surtout sur scène ensuite, me confronter au public et défendre le morceau, ça m’a permis de mesurer un truc dont je n’avais absolument pas conscience, c’est que des gens me connaissaient, et que toutes proportions gardées, que des gars me suivaient.
Prendre conscience aussi qu’il y avait un vrai public en recherche d’autre chose, d’une alternative au rap de masse, une véritable demande. Je me suis dit que c’était con d’avoir autant de morceaux de coté pour juste les faire écouter à mes potes, et qu’il était peut être temps de donner du sens à ma démarche musicale. On peut pas constater un problème, voir qu’il y a une carence quelque part, et ne pas vouloir proposer humblement une alternative, si l’on pense en avoir une.
Tu apprécies particulièrement Guy Debord. Tu peux nous préciser en quelques mots ta vision de cette « société du spectacle » et du rap en particulier ?
J’ai assez de respect pour ce qu’a pu dire et ce que j’ai pu lire de Debord, pour avoir compris qu’il n’aurait pas pu être dans un groupe de rap. Pourtant, c’est quelqu’un qui a fait des films, qui s’est mis en scène dans une réalisation présentée au festival de Cannes. Bon, un film qui a foutu la merde, certes, mais présenté en grande pompe dans cette société du spectacle que tu cites.
Ce que j’ai retenu de Debord ? C’est que tout ceci n’est pas sacré.
Tu es d’accord avec Sameer Ahmad quand il dit que l’âge est libérateur de créativité, et que finalement on devient bon rappeur à 40 ans ?
Ouais, je reconnais bien là, la verve de Sameer, « passé tel âge » , « passé telle année » (rires). Mais je pense que ce qu’il veut dire – même si je n’ai pas passé la quarantaine ! (rires) – c’est que l’effet de groupe peut rendre parfois très con. Avec l’âge, tu te détaches progressivement de l’avis de tes potes, de l’influence de ton possee, tu prends du recul et débride en quelque sorte ta créativité et le champ des possibles que tu t’imposais.
J’ai vu pas mal de rappeurs qui pendant pas mal d’années se sont interdits de faire des choses. Des mecs qui se sont enfermés dans des codes, cloîtrés dans une posture au point parfois de se caricaturer par manque d’originalité. Il a fallu que Pharrell chante des refrains pour qu’enfin certains mecs en France commence à chantonner, à sortir d’un schéma classique imposé depuis de nombreuses années.
Moi aujourd’hui, à l’âge que j’ai, les carcans, les codes, j’en ai plus rien à foutre. Ça aide. (rires)
Parlons du morceau « Sankara »…
C’est dingue quand même, je sors un album en avril et on rouvre le procès de son assassinat quelques mois après.
Au-delà de ça, tout ce que je dis, tous les thèmes que j’évoque dans cet album, sont autant de propositions faites aux auditeurs, une invitation à aller plus loin. Le morceau « Sankara » est une proposition, une invitation à découvrir le personnage, et si on ne le souhaite pas, le morceau reste une poésie dont on peut apprécier le rythme, la mélodie.
Mais je ne veux pas que le fait d’avoir fait un morceau sur Sankara soit interprété comme une voix africaine, ce serait très réducteur. C’est une voix humaine, une voix humaniste, et c’est le type de discours qu’on a besoin d’entendre, surtout en ce moment où l’on exhorte les gens à la division des gens, où l’on nous fait croire qu’une France s’oppose à une autre. Tristement, le discours de Sankara est plus que jamais d’actualité.
J’ai écris ce texte il y a quatre ou cinq ans, et ce type de morceau ne vieillit pas. J’essaie de ne pas rendre ma musique trop chronique, trop datée, mais je ne pense pas qu’un texte puisse vieillir. J’ai aiguisé ma plume en écoutant Barbara, certains textes de Brel ou de Jacques Debronckart. Ces morceaux sont intemporels.
Je fais une réédition de l’album avec cinq nouveaux titres. L’album devrait être disponible en toute fin d’année, d’abord en digital puis en physique. Parmi ces cinq titres, il y a l’un de mes tous premiers textes qui s’appelle « Pour la musique s’il vous plaît ». Je suis retombé dessus par hasard, on a refait connaissance, et l’ai enregistré sans retouché une ligne. Finalement, j’étais peut être prêt bien avant que je le pense.
.
.
.
.
.
Share this Post
- 2018 : 10 albums que l’on a trop peu vu dans les bilans - 9 janvier 2019
- 3 avis sur « Lithopédion », le nouvel album de Damso - 18 juin 2018
- Haroun, quelques nouvelles du front - 24 mai 2018