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Date de sortie : 12 janvier 2018
Label : Néochrome
Production : Pandemik Muzik, Hits Alive
Featurings : Alpha Wann, Flynt, Express Bavon, Cross
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Si Despo Rutti « représente la banlieue jusqu’à sa connerie », Joe lui, incarne Paris jusqu’à sa nonchalance. Le MC intra-muros, vient de sortir il y a quelques semaines No Name 2.0, voyage en noir et blanc dans les ruelles crades du tout Paris, récit des pérégrinations nocturnes et souvent alcoolisées d’un monstre à consonance italienne : Lucazzi.
Difficile de retracer le parcours de Joe dans le rap parisien. Difficile, mais surtout inutile, tant l’homme a marqué durablement par ses frasques et son style l’asphalte de la capitale. Des années d’errance dans les dessous de l’underground, entre featurings légendaires et classiques sans prétention, ont forgé la légende de monsieur J.O.E.
« Chaque année j’suis de nouveau le meilleur rookie ». Pourtant à chaque fois, Joe revient dans les bacs comme sur le terrain, déterminé à reprendre les parts de marchés qui lui sont dues. Réservé à quelques initiés et autres hommes de bon goût, le parisien a connu en 2015 un succès critique d’importance grâce à l’excellent No Name. Un EP sur la corde raide, entre croyances et animisme, entre biftons et rédemption, que nous classions parmi nos albums préférés de cette année-là. Bourré d’égotrips bien sentis, contant un vécu tout en nuances au rythme de folles mélodies et de refrains impeccables, No Name offrait à Joe Lucazz, vingt ans après ses débuts, un sacrement mérité.
Depuis, Joe comme à son habitude a pris son temps et après été avoir longuement teasé, maintes et maintes fois annoncé, repoussé, annulé, puis ré-annoncé, Joe remet le couvert avec le sobrement et fort logiquement nommé No Name 2.0.
Un charisme latent, un style, une voix, une attitude et un timbre unique. Tout chez Joe transpire la rue et ses personnages. Avec le bagoût d’un vendeur de chnouf, Lucazz nous dévoile derrière son flow nonchalant une histoire prenante et banale en même temps. Celle d’un Paris la nuit déroutant, semelle h48 sur le bitume.
« Personne raconte Paris mieux qu’moi ». Alors que No Name nous incitait à rester dans le corner jusqu’à pas d’heure, le second volume nous entraîne dans les ruelles de Paris en pleine ride avec Lucazzi. Dans des récits à l’esthétique cinématographique, bourrés d’images et de références, le rappeur excelle à créer des ambiances et nous transporte dans un Paris que l’on voit et entend trop rarement. Loin du Paris by night touristique, le Paris des parisiens. Celui des crêpes de Pigalle, des trottoirs de Belleville et des business de Barbès. Celui aussi des clubs hype, de terrasses de café et des bars de quartiers dans leur ambiance de fin de soirée. Parfaite liaison entre kebab et frais saumon, Joe nage à son aise dans les ruelles de Paris, passant d’un monde à l’autre, d’une nuit à l’autre, de la rive droite à la rive gauche. « Plus que du rap, c’est l’générique de Paris Dernière. »
Ses errances, Joe les ancre dans un décor de cinémascope, et parcourt souvent en noir et blanc les pavés luisants du Lutèce d’antan. Parlant « au fantôme de ce vrai Lino » et critiquant « le vrai Jean Gabin », Lucazz exploite à sa manière les codes iconique des films d’Audiard et de Verneuil. S’identifiant souvent, long manteau de cuir et cigare à la bouche, à l’image d’un grand banditisme classe, à l’époque des Manalese, du Nantais ou de Riton, s’affiliant évidemment aux principes droits de ces voyous de cinéma. Et lorsqu’il nous ramène au détour d’une rime dans notre Paris contemporain, c’est pour passer par les grands boulevards, et évoquer avec Éboué et Luchini son amour pour les mots et le verbe. Même ceux de Voulzy ou Souchon. Englué dans Paris. Artiste dépressif. Bourbon.
Plus terre à terre, les héros de cinéma et les stars de la chanson laissent place entre les lignes à d’autres références, à un tout autre combat. « J’fume mon blunt au fond du bus – Rosa Parks ». D’Hampâté Bâ à Richard Wright, les grandes figures de la lutte africaine et de l’indépendance des peuples sont largement évoquées, souvent mêlées à la rébellion économique. Car Joe, tout comme Paris, est multiple. Mi-homme, mi-cataclysme, bourré de contradiction, la multitude de facettes du personnage interpelle. Dès le premier couplet du projet, Docteur Lucazz et Mister Joe introduisent « No Name » par deux cryptonymes. « Mon premier name : Aladji, le deuxième : Luca Brasi ». Les bases sont posées et la complexité du personnage presque résumée.
Aladji le gamin pauvre a créé pour survivre un monstre à consonance italienne : M’sieur Lucazze. L’un te sert là main tout sourire, « enchanté frangin », l’autre à minuit, cailloux blanc dans caleçon noir, sur un coup de sang peut prendre une vie pour rien. Bien conscient de sa dualité, Joe rassure et explicite « non je n’suis pas bipolaire ni schizophrène. Aladji et Joe Lucazz sont pile et face de la même pièce. »
Pourtant, à l’instar du Docteur Jekyll, Aladji semble de plus en plus conscient de la nécessité d’exorciser rapidement ses démons. « Si tu m’vois sur la tempe un flingue, n’aie nulle crainte, c’n’est pas un suicide : j’veux kill mon mauvais génie. » Car si No Name évoquait le repenti de son auteur, terrifié par le bonheur, No Name 2.0 exploite de façon plus subtile la notion de temps qui passe. Joe se « sent vieux Mimile » comprend « Marlo dernière scène saison 5 », pense à la retraite, espérant atteindre la fin du film et mourir comme un vieux mafieux tranquille en sicile. Joe se dit qu’il a trop eu de deuxièmes chances et se prépare à la dernière danse.
Derrière le personnage simple haut en couleur, que nous dépeint Lucazz, il y a l’écriture de Joe, rare et singulière, des rimes subtiles, et un timbre unique. Plus connu pour ses phrases que pour l’succès, le rappeur fait partie des artistes que l’on prend plaisir à lire. Certaines images, certains détails ne prennent leur plein potentiel qu’une fois couchés sur le papier. Bourré de fulgurances et presque autant de références, ancré dans l’vrai, Joe nettoie le game à coup de papier tue-mouche, laissant les MC englués dans l’fake.
Pour accompagner ses multiples errances. Pandemik Muzik orchestre 10 des 13 titres du projet et crée une musique sombre, nostalgique, et légèrement datée, collant parfaitement avec les déambulations éthylique de Joe et laissant le champ libre aux placements hors normes du rappeur. Et même lorsque Joe s’essaie à des sonorités plus actuelles comme dans « Knight Rider » ou « Alien Flow », c’est avec toute la nonchalance et l’intemporalité qu’on lui connait. Question featurings, c’est une nouvelle fois vers les copains que le rappeur se tourne. Cross et Express Bavon sont toujours fidèles au poste, tandis que Flynt, rencontré sur les bancs de la fac il y a plus de 15 ans, viens soutenir son frelo pour un morceau bilan. Seul Alpha Wann crée la surprise et réussit à se positionner en héritier légitime. Les deux ont du style, ça ne pouvait que fonctionner.
Avec No Name 2.0, Joe réussit donc à compléter son premier opus avec une cohérence formidable et vingt ans après ses débuts, continue de cracher le verbe avec une élégance rare. Sortir l’un des meilleurs projets de l’année dès le mois de janvier, ça c’est son truc, Joe le fait mieux.
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