JeanJass, L’expert de la maison belge

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JeanJass ? C’est ce rappeur-producteur de Charleroi dont nous vous avions déjà parlé il y a quelques mois à l’occasion de la sortie de l’excellent « Goldman » . Profitant d’une date tournaisienne organisée par I Rap Belgium pour découvrir le bougre sur scène, c’est bien tardivement que nous nous installons avec JJ pour parler de Charlouze, de foot et des allemands, du game et du boss de fin. C’est l’histoire d’un belge, d’un nordiste, d’un parisien et d’un québécois autour d’une bière…belge bien sûr. 

Commençons cette interview en toute logique par le point de départ : Charleroi. Située en plein coeur du pays noir, dans une région sinistrée, désertée par la sidérurgie dans les années 70, elle obtient en 2011 le triste prix de « ville la plus laide du monde » , et pour couronner le tout, c’est la patrie de Dutroux. Ne pas être de Bruxelles peut être un problème. Est-ce que venir de Charleroi est un poids supplémentaire dans le microcosme belge ?

Putain, t’es dur… Pour un début d’interview en plus… Non, disons que Charleroi et sa région ont toujours incarné en Belgique le stéréotype social du belge fainéant. Une région sinistrée où rien ne va, où rien ne marche, où il fait toujours mauvais. Le Mordor quoi ! Et il est vrai qu’esthétiquement parlant, la ville n’est pas le meilleur exemple d’une politique d’architecture urbaine efficace. Mais tout cela est en train de changer, et la région est depuis presque dix ans dans un nouvel élan. Finalement, cette mutation n’est pas si différente de ce qu’à pu traverser le Nord de la France il y a quelques années : une région industrielle sinistrée, qui peu à peu se transforme pour redevenir attractive.

Pour ce qui est du handicap de ne pas venir de Bruxelles lorsque tu rappes en Belgique… Je pense que c’est comme ne pas venir de Paris lorsque tu rappes en France. Sauf que nous avons un avantage certain, c’est qu’entre Charleroi et Bruxelles, il doit avoir 70 kilomètres maximum. Ce qui est loin d’être insurmontable lorsque tu souhaites faire un concert, participer à un tremplin, où simplement « checker » les gens.

Non, vraiment, je n’ai jamais vu l’étiquette de Charleroi comme un boulet accroché à mes pieds. C’est vrai que c’est une ville un peu sans avenir mais culturellement parlant, et pas seulement dans le domaine musical, c’est une région intéressante.

Tu suis justement notre raisonnement. Au vu de cette situation économique et sociale particulière, est-ce qu’à l’instar de Detroit ou Manchester – toute proportion gardée – le passif de Charleroi à contribué à créer un bassin de créativité culturelle ?

C’est possible. Dans une moindre mesure c’est clair, mais effectivement, Charleroi est indéniablement un bassin de créativité en Belgique. Et je ne dis pas ça seulement par pur chauvinisme ! Et puis tu sais, l’inspiration n’a pas besoin d’un cadre particulier, tu peux la trouver y compris dans la banalité d’une ville comme Charleroi.

Parlons de cette nouvelle scène belge dont tu fais partie. Là encore, on retrouve quelques similitudes avec la scène parisienne, tant dans son développement que dans ses appétences boom-bap. Peux-tu, en revanche, nous dire quelles sont pour toi les différences et singularités de la scène belge, et pourquoi sur ce coup-là, les belges le font mieux ?

Alors déjà, merci. Vraiment ! (rires) Mais en vrai, je pense que les singularités de la scène belge, tiennent pour l’essentielle à son exposition. J’ai l’impression que pour le reste de la francophonie, le rap belge est – sans que ce soit forcément péjoratif – une espèce de sous-genre, réservé à un public de niche. Un peu comme peut l’être le rap marseillais, la West Coast française à la Aelpéacha, le rap suisse de Makala…

On fait ça depuis assez longtemps avec La Smala, Caballero, ou Exodarap, pour avoir pris conscience que le rap belge est condamné, de fait, à une visibilité très limitée. Plus limitée qu’un rap parisien du moins… « Percer » à Paris à une toute autre signification que de percer à BX. Alors imagine, percer à Charleroi… c’est quand tu as fais trois concerts dans des bars-tabac. (rires)

Ayant conscience de cette réalité, je pense qu’on a l’avantage d’avoir fait du son sans jamais se prendre la tête, ni se fixer de contraintes artistiques. Non pas sans rien en attendre en retour, mais sans en attendre grand chose. Et je pense que finalement ne pas avoir la pression des chiffres et la contrainte d’une visibilité à tout prix permet une créativité moins bridée, une originalité plus affirmée. Au final, la recette, comme tu le disais, semble ne pas trop mal fonctionner.

Tu ne penses pas qu’Internet et les réseaux sociaux aujourd’hui, modèrent ton raisonnement ? Internet à justement offert à la scène belge la possibilité de sortir de son carcan de sous-genre, pour se confronter au reste de la francophonie.

Si, bien sûr que ça facilite les échanges, les découvertes et la transmission culturelle entre pays. Mais justement, c’est une relation d’interdépendance. C’est pour cela que le rap belge, suisse, west coast dont on parlait tout à l’heure restent des sous-genres. Parce que sans internet, ils n’existent plus à l’échelle francophone.

Il y a toujours eu un gros nom emblématique de la scène belge dans le rap francophone, que ce soit Starflam ou Scylla, mais il est clair qu’aujourd’hui il y a une émulation, une démultiplication des projets et des groupes qui a été rendue possible essentiellement grâce à Internet et aux réseaux sociaux. Mais ce n’est pas spécifique à la scène belge, et fort heureusement.

En vérité je pense qu’il ne s’agit pas tant d’Internet que des gens comme Orelsan – c’est un exemple parmi tant d’autres – qui ont réussi à ouvrir cette musique tant au niveau du public que de ce que les artistes en font. Aujourd’hui, tu peux avoir n’importe quelle gueule, dire à peu près n’importe quoi, sur n’importe quels thèmes, sur n’importe quel genre de prod, si tu le fais bien, tu as ta place. Le genre s’est complètement décomplexé, ce qui fait que toutes les portes sont ouvertes.

Ta musique s’appuie justement sur un boom-bap classique, mais crée son originalité de part une dimension expérimentale assez poussée. C’est ce paradoxe qui a donné son nom à Exodarap ?

Il y a plein d’explications au nom du groupe, et franchement tu peux choisir celle qui te convient le mieux ! (rires) Mais pour ma part, je pense qu’un paradoxe se forme sur une opposition d’idées – ou dans notre cas d’influences musicales – qui, juxtaposées, viennent créer un équilibre. Et puis, ce qui est pratique avec le concept de paradoxe, tu ne peux pas vraiment l’expliquer, ce qui ne t’empêche pas de te l’approprier.

Pour ce qui est de notre musique, il est clair qu’on apprécie le boom-bap et que pour moi, rien n’est est au dessus d’Illmatic. Mais on n’écoute pas que ça ! Quand des gens comme 1995 sont arrivés, et ont, eux, clairement rapper sur du classic boom-bap, on a tout de suite été associé à ce type de sons, à ce type de scène. Tu ne peux pas empêcher les gens de te ranger dans une case, mais je n’ai pas l’impression de faire la même musique. Avec mon crew, on a un coté live band très affirmé, un trompettiste, un guitariste sur scène et comme tu le dis, une expérimentation musicale plus poussée.

On était à Dour cette année, et avons vraiment eu plaisir à voir les différents crews, venir se soutenir les uns les autres sur scène, le temps d’un morceau, ou de quelques backs. Le rap belge, c’est une vraie histoire de famille, ou cette proximité n’est que la résultante d’un milieu relativement restreint ?

Non, c’est clair, il y a vraiment un coté familial et convivial dans tout ce bordel. Thibaut de Exodarap avec qui je partage la scène, c’est quelqu’un que je connais depuis la maternelle. Les membres de La Smala se connaissent tous depuis dix ou quinze ans. Je connais personnellement Caballero depuis quatre ou cinq ans, c’est quelqu’un avec qui je partage des affinités musicales et humaines fortes… Toutes ces personnes sont devenues des frères, dans ce contexte ça devient forcément une affaire de famille.

Je pense qu’on a un réel respect pour le travail des uns et des autres, et surtout l’envie de travailler ensemble. On a aussi la volonté de mettre en avant des jeunes talentueux, leur refiler des prods, les booster… c’est naturel. Par exemple, Swatt’s est quelqu’un que j’apprécie beaucoup. Il a seulement 16 ans, ça fait déjà deux ans qu’il se défonce dans tous les tremplins, premières parties, concerts possibles. Il est motivé, techniquement très intéressant, et pour couronner le tout, il a des textes très denses pour son âge, ce qui est révélateur d’un potentiel énorme.

À collaborer en microcosme, n’as tu pas peur à terme de jouer à ton échelle, un rôle de directeur artistique de cette nouvelle scène belge, et au final sans le vouloir l’uniformiser, l’homogénéiser ?

Bah non ! Non pas du tout. C’est une question originale, mais à mon niveau je ne vois pas comment je pourrais formater quoi que ce soit. À la limite, un gars comme Le Seize est beaucoup plus représentatif de ce que tu viens de décrire. Tout simplement parce qu’il est difficile de trouver un rappeur en Belgique qui n’est pas allé enregistrer au moins un couplet chez lui.

Bien sûr, la scène belge est encore restreinte et nous contraint à travailler en microcosme, mais on est pas pour autant interchangeables. Je pense qu’il faut travailler avec intelligence et savoir dissocier ton travail de MC et de beatmaker, et affiner tes productions en fonction de tes collaborations. Une instru comme « Le plus fin » de Caballero, c’est une prod que je voulais kicker à la base, et que j’aurais vraisemblablement fini par kicker si je ne m’étais pas dit qu’elle collerait bien plus à Caba. Je lui ai fait écouter, c’est parti en mode Queensbridge direct. C’était évident qu’elle était faite pour lui.

Et puis sans être introverti, je n’ai pas pour habitude d’aller démarcher les rappeurs, je préfère que les gens viennent à moi. Ça limite clairement les chances d’uniformisation ça, non ? (rires)

Mais je pense qu’à terme, je vais préférer réaliser des albums plutôt que de les écrire. Je m’occupe déjà des arrangements et du mix sur mes projets. C’est quelque chose que j’aime faire, et quand je n’aurais plus rien d’intéressant à dire, je me tournerais sûrement vers ce que les autres ont d’intéressant à dire.

Parlons enfin de Goldman ce premier album. Qu’est ce qui motive le passage au micro ? Et quel contraintes t’imposes-tu dans sa réalisation ?

Je suis MC avant tout. J’ai d’abord écrit avant de faire des prods. J’ai du commencer mes premiers textes en 2004, et j’ai fait de la prod, deux ans plus tard, presque par obligation. Je trouvais que les prods que les gens me filaient étaient à chier, et comme on est jamais mieux servi que par soi même, j’ai fais les miennes. De 2006 à 2009, on peut pas dire que c’était franchement terrible. Puis progressivement, j’ai commencé à les garder avec en tête de rapper les textes que j’avais accumulés.

Mais clairement, je suis MC avant tout. Ce n’est pas que je me considère meilleur MC que beatmaker, ça n’a rien à voir, c’est juste que si j’entends une prod, je l’entends d’abord comme un MC. Je me demande d’abord comment je vais la kicker avant de penser à analyser sa construction. Et même en tant que simple auditeur, dans le rap francophone, j’écouterais toujours avant tout le MC.

Pour ce qui est de la réalisation de l’album, j’ai été très bien entouré. Comme on le disait tout à l’heure, je travaille en famille avec des gens comme Seize où mes musiciens. J’ai enregistré l’album au Blackared, qui est un peu le lieu où tout se passe et où on a réalisé une grande majorité des projets. J’ai ensuite eu la chance d’avoir accès, grâce à un ami, à un studio professionnel pour mixer et finaliser l’album. Ça a clairement marqué un cap dans la réalisation et apporté un réel plus, un rendu que je n’aurais pu avoir sans ce studio.

En terme de beatmaking, tu te revendiques de l’école clavier-souris. Assez étonnant au vu de ton univers musical, non ?

Ah, clairement. Je suis clairement de l’école clavier-souris. J’ai mes samples, un kit d’excellentes batteries, des bons breaks, j’ai ma base, mon ordi portable et ça me suffit. J’ai commencé avec Fruity Loops, maintenant je suis sur Logic Pro. Pour ce qui est de la chaleur de son, je n’essaie même pas de sonner comme un mec sur Mashine, de toute façon c’est impossible à reproduire ce genre de trucs, la moitié du temps je sample des vinyles. Je me casse pas du tout la tête avec ça. J’ai un synthé au studio que je n’utilise jamais, et je dessine mes basses à la souris ! J’assume totalement (rires)

Je ne dis pas que c’est la meilleure façon, mais c’est une façon de faire. Je ne pourrais même pas te dire quels sont les avantages et les inconvénients, je pense que dans le beatmaking, comme dans le rap, chacun à sa technique et que l’important, c’est de réussir à créer ton propre son et sonner comme tu le souhaites, peu importe les moyens. Mani Deïz sonne Mani Deïz, Just Music Beats sonne Just Music Beats, Primo sonnera toujours Primo. C’est ta méthode.

Mais ma référence en terme de beatmaking, le mec qui sur vingt ans de carrière à toujours mit tout le monde d’accord, c’est Alchemist. Il y a 20 ans il faisait déjà des prods incroyables, et aujourd’hui j’ai encore envie de kicker tout ce qu’il sort. C’est vraiment ma référence.

Pour moi, il y a une grosse cohérence dans la réalisation de l’album que tu sembles presque nier en interview, répétant que l’album s’est fait comme ça, sans se prendre la tête. C’est une façon de dissimuler un certain perfectionnisme ?

En terme de conception, j’accorde beaucoup d’importance à la spontanéité. Pour moi, quand tu rappes ton couplet, c’est la troisième prise qui sera la bonne. Si tu le rappes plus de trois fois au micro, j’ai l’impression que tu le récites. Et même pour mes prods, je fonctionne pas mal à l’instinct. Je suis exigeant avec moi-même autant qu’avec les autres, mais je ne pense pas être un perfectionniste.

Bien sûr, lorsque tu réalises un album, tu te dois de réfléchir aux détails, de les peaufiner. Proposer une pochette travaillée, un mix de qualité, une tracklist cohérente. Mais de là à te dire qu’il faut que chaque élément s’imbrique et ait un sens, que chaque titre se justifie, ait son exacte place… Un morceau  comme « Pippo Inzaghi » je pense que j’avais le titre avant même d’écrire le morceau.

J’ai fais l’album en 6 mois sans me mettre de pression. Dans le même temps, on réalisait Le Pont de la Reine avec Caba, ça m’a sans doute aider à relativiser cet album. Mais des gens comme Seize, Exodarap, Caballero ou La Smala, ont je pense – et je partage cela avec eux – l’objectif de toujours progresser, de proposer le meilleur produit fini possible et pour cela travailler dur, mais on n’est pas que ça… On est pas des allemands quoi, et de toute façon, encore une fois, ce n’est pas comme si on en attendait quelque chose.

On décèle dans Goldman un fil conducteur évident, ce sont les rêves. Ceux que tu t’inventes au gré des personnages que tu crée, et ceux que tu réalises à travers l’exercice concrète de ta musique. On retrouve pour les imager beaucoup de références à des polars et à la culture populaire. Tu écris avec certaines références omniprésentes en tête ?

Le ciné, la bouffe, le sport. Le saint triptyque. Mes trois principales sources d’inspiration. (rires) Les footballeurs des années 90 aussi,  je suis un gosse des nineties de toute façon c’est clair, avec tous les films, séries, références que ça comporte.

Tu apportes un soin particulier à la mise en image de tes clips. Tu peux nous parler du travail de Guillaume Durand et son implication au sein de la scène belge ?

Guillaume c’est un artiste, un gros big up à lui. C’est quelqu’un qui a vraiment des bonnes idées et surtout les bonnes manières de les mettre en oeuvre. Il a collaboré avec des tas de gens. Mohamed Chabane & Adrien Lagier de L’Ordre Collectif qui ont réalisé « Enter The Void » de Lomepal, et tout un tas de truc très très chauds. Il y a également François Dubois… Il y a plein de gens talentueux qui se bougent dans tous les domaines, et on a la chance de pouvoir collaborer avec eux.

La fin de l’album sonne comme la fin d’un rêve. La prise de conscience que la passion est en réalité un métier, et que les rêves de gosse ont une fin quand il s’agit de payer le loyer. Comment envisages-tu la suite de ta carrière après ce premier album ?

Déjà, continuer de défendre Goldman sur tout un tas de dates, faire des festivals cet été. Finir cette Goldman-aventure de la plus belle façon possible. Pour la suite, mon avenir en tant que MC, c’est avant tout avec Exodarap. Pour l’instant, nous n’avons fait que du gratuit, et on espère pouvoir proposer un beau projet et un album pressé pour fin 2015.

Une vraie volonté de professionnalisation de ta musique donc.

Oui, c’est clair. On s’est toujours dit qu’à chaque projet, il fallait passer un palier, une étape, que ce soit en terme de mix, de réalisation, de moyens. L’ultime palier, c’est vivre de ta musique. Si on a les retours qui nous le permettent, tant mieux. Pour l’instant, on est loin du boss de fin.

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