Ill Heaven est un personnage singulier de la scène beatmaking française. Un travailleur de l’ombre, souvent en duo avec son comparse Mr Ogz (à la photo sur la cover juste au-dessus), avec qui il a fondé le label Welsh Recordz. Un disque regroupant une belle part de l’underground français sous l’estampille The Saoul Brotherz, quelques collaborations à droite, à gauche et au milieu, et récemment, la sortie de French Fries, album instrumental et hymne des mangeurs de patates trempées dans l’huile. Nous recevons le producteur nordiste à domicile. La bière coule à flot, mais François, manager du duo, habitué des métiers du spectacle et reptilien en dehors des heures de bureau, pondère nos ardeurs alcoolisées. Entre anecdotes, avis divers et variés, coups de gueule et conscience de l’industrie musicale, rencontre avec Ill Heaven, rap & graisse à frire.
On va commencer très logiquement cet entretien avec la genèse de Welsh Recordz. Comment est né The Saoul Brotherz ?
Ill Heaven : Mr Ogz et moi voulions faire un projet, on a réfléchi au concept de Saoul Brotherz. A la base, ça devait être qu’une tape avec les copains, puis au fur et à mesure, en essayant de le mettre en place, on s’est rendu compte qu’on aurait bien vu des noms un peu plus renommés comme Baste ou Fuzati. Fuzati n’a jamais répondu, mais on a « harcelé » Baste. Un mail, puis deux, puis trois, sans retour… Un jour, il devait être là au bon moment, il voit le message, écoute ce qu’on fait et nous répond simplement : « Ok, pas de problème les mecs j’aime bien le délire, je marche pour le projet » . Putain, Baste nous a répondu, on était fous.
Entre cette confirmation et l’enregistrement, il s’est passé presque 1an jusqu’à ce qu’il ait une date sur Cambrai et nous appelle « Yo, je joue à 30 bornes de chez vous, depuis le temps qu’on en parle, c’est l’occase : Venez et on enregistre ! ». On débarque au concert dans les loges pour le rejoindre, il nous met super bien, on rencontre A2H et Dr Vince. On check tout le monde, on picole, on se découvre, il fait son concert, et le lendemain, il débarque chez moi…
Et là … On a tout de suite compris le délire : « Yo, Ogz, t’aurais pas un truc à boire pendant que j’écris l’ceau-mor ? ». L’enculé… Il m’a vidé mes packs de Leffe à une vitesse ! C’est pas un personnage qu’il s’est créé, Gérard Baste c’est lui ! Putain la descente ! Franchement c’est un super souvenir, on a rigolé tout le weekend, Gégé c’est un gosse ! Imagine juste un ado de 15 ans avec une descente d’un routier de 50 piges. C’était génial !
Et puis moi, je rencontrais un gars qui avait rythmé mon adolescence, vraiment. C’était surréaliste, j’étais dans mon appart’, avec Ogz, avec ma meuf, à mater la télé pendant que Baste écrivait son texte sur un coin de bureau. Une Leffe à la main devant ChatRoulette à gueuler « Branle you, branle you ! » devant tous les gros pervers du net, puis il nous parlait de son voyage au Japon et des boutiques d’uniformes nazis. Surréaliste… Il a terminé son texte à trois heures du mat’ sacrément amoché.
Le lendemain, le mec se lève à 9h, juste avant de reprendre son train, prend un café, boit un verre de rhum, arrive devant le micro, et c’est parti. – Back, Lead, Back, Lead – en 30 minutes, « Badaboum » était plié. Il m’a impressionné, j’ai vraiment halluciné. Dans une cabine que j’ai construit pour l’occasion avec 3 planches de contreplaqué, laine de roche et les draps de ma mère. Le mec nous a fait une démonstration.
Bref, tout ça pour dire, c’est grâce à Baste et ce weekend, qu’on a pu rencontrer A2H, qui était son backeur de l’époque, et commencer à se faire des connexions, pour la plupart enregistrées dans notre cabine fait maison ! Greg Frite, par exemple, nous a contacté quand il a vu le freestyle de A2H, il a kiffé le délire, et nous a envoyé un message « A quand le mien ? » . A l’époque de Saoul Bro’ ça a vraiment été un effet boule de neige.
Francois Demarche : Les connexions se font, t’entend négro !! (rires)
Ill Heaven : Oh ferme là ! Tiens remet moi une bière, je la mérite…
Comment s’est fait ensuite le choix des MC’s, vous aviez Fuzati et Gérard Baste en tête, mais vous avez quand même souhaité mettre en avant la scène locale et underground.
Ill Heaven : Veerus et toute l’équipe dunkerquoise, Griz, Kooros, 187, Le Tigre et Cosmos de L’Oreille Cassée, sont des gens qui bossent avec nous depuis toujours. On se connait, on a des affinités fortes et de longue date, c’était logique de continuer de bosser avec eux sur Saoul Brotherz, c’est l’ossature du projet. D’autant plus qu’ayant démarché d’autres artistes, plus connus – la « nébuleuse supérieure » si on peut dire – c’était normal de faire croquer les potes. C’est pas de la complaisance et du copinage pour autant, on a vraiment kiffé leur taf, les morceaux sont largement au niveau.
« On s’est dit que Saoul Bro’ serait peut être le seul skeud qu’on sortirait, qu’on allait se casser le cul à faire, alors autant le faire à fond… »
Vous avez travaillé les clips et les visuels, avant même la finalisation du projet. Tu nous disais que la vidéo d’A2H a poussée Greg Frite à participer à l’album…
Ill Heaven : Ogz et moi on vient de l’univers graphique. Ogz est photographe, et moi je bosse dans l’industrie graphique. Donc c’est des médias qui nous touchent et qu’on manipule plus facilement. Le son, on y est venu par passion.
En vérité, on a été tellement longs à mettre Saoul Brotherz en place, que les clips ont simplement été le moyen de faire patienter les gens, de les tenir un peu en haleine. On s’est lancé dans le bain comme ça. Ogz n’avait jamais réalisé de clip avant celui de Veerus [ le premier teaser de Saoul Bro’, ndlr ] mais il fallait bien que l’on se débrouille donc on l’a fait, c’est venu en allant. Les vidéos n’étaient pas un plan de com, c’était une nécessité, il n’y a rien de calculé.
On était tellement fiers de partager ça avec nos potes, qu’on a annoncé Saoul Bro’ alors même que rien n’était commencé. A l’époque, personne ne nous connaissait – encore aujourd’hui d’ailleurs – mais spontanément, des gens se sont intéressés à notre idée. Par respect, on ne pouvait pas faire patienter ces gens-là, sans rien leur proposer. On s’est pris au jeu, et on a présenté quasiment tous les MC’s de l’album, en essayant de garder une ligne directrice simple et efficace.
Au final, on a fait plein de morceaux, en plus de l’album – puisqu’il n’y a aucun morceau clippé qui se retrouve sur Saoul Bro – on a créé un plus pour les internautes. Un moyen de découvrir les rappeurs et notre univers via ces freestyles, et de ce fait là, leur donner envie d’acheter le skeud.
Tu parles de ligne directrice, du moustachu Greg Frite, seul sur les plages de Wissant, à Gerard Baste sur la télé pendant la préparation d’un Welsh, vous avez créé un univers bien particulier autour du Nord, de la bière et la bonne bouffe. Comment s’est créé l’imaginaire Welsh Recordz ?
Ill Heaven : Je ne sais pas vraiment, c’est venu tout seul. Je me rappelle, Ogz avait déjà fait des photos sur la plage de Wissant et avait kiffé le spot, quand Greg est venu on l’a tout de suite embarqué là bas. Le fait qu’il soit photographe aide énormément sur la réalisation, il visualise forcément beaucoup mieux son cadre et a, en général, une idée assez précise du rendu qu’il souhaite obtenir.
Pour Baste, c’est un concours de circonstances, on était descendus à Paris pour l’arranger niveau timing et on a été obligés de clipper dans la rue sur le vif à la fin de la session studio. En visualisant les rushs, on s’est rendu compte que c’était vraiment mauvais, presque inexploitable. Impossible niveau budget de retourner le clip, pour compenser, on a trouvé l’incrustation qu’un pote nous a fait et le délire du Welsh. Encore une fois, c’est venu par nécessité.
L’univers Welsh Recordz, c’est aussi la volonté d’inviter les artistes chez vous, de les rencontrer et de faire de la musique, ensemble. On est en train de perdre de plus en plus cet esprit avec internet.
Ill Heaven : Oui, et justement c’est ce qu’on ne veut pas. On s’est dit que Saoul Bro’ était peut être le seul skeud qu’on sortirait, qu’on allait se casser le cul à le faire, alors autant le faire à fond. A partir de là, c’est logique d’avoir envie de rencontrer les gens, c’est une question de rapport humain. Boulogne, c’est pas Las Vegas, il n’y a pas grand chose à voir, mais on a grandi là. C’était important de montrer aussi aux gens d’où on venait, de partager ça, c’est ce qu’on aime, ça se fait naturellement. On a des potes chan-més, avec tous une culture super vaste, du métal au rap, sans clivage. Viens chez nous, on s’éclate bien, même si c’est une ville de merde.
Et c’est pas se tirer un peu une balle dans le pied de revendiquer l’appartenance régionale, quand on habite Boulogne ? La majorité du rap de « province » essaie de gommer cette étiquette pour être plus efficace dans leur communication.
Ill Heaven : Ouais, je vois ce que tu veux dire, mais nous on est partis de l’optique de faire un projet pour se faire plaisir, par pour faire disque d’or. Alors oui, c’est clair que Soul Bro’ nous a coûté de l’argent, on l’a sorti de notre poche, près de 4000 balles.
C’est de la perte, ça ?
Ill Heaven : Non. On est rentré dans nos frais. On a même fait un peu de bénef qu’on a réinvesti direct dans les projets suivants, ne serait-ce que pour payer les billets de train aux artistes qui viennent nous voir. On est fiers de ça ! On n’a jamais perdu d’argent en faisant de la musique, c’est déjà une bonne chose.
Mais pour revenir à ta question, c’est même pas l’envie de jouer la carte de chauvinisme régional, genre « Ouais, on est du Nord, pouet pouet » Non ! On fait notre truc, c’est tout, il n’y a pas de fierté régionale exacerbée. En France, quand on parle du Nord, on te parle automatiquement de Lille, mais nous on est de Boulogne, mon gars ! Il n’y a jamais personne qui a percé en venant de là-bas – pourtant il y avait des mecs vénères avant nous, La Pire des Races, par exemple – alors on va pas aller revendiquer ça. C’est juste que le délire de la bouffe qu’on a mis en avant, c’est vraiment nous, pas simplement l’exploitation d’un cliché régional.
La première fois que j’ai fais le Beatmaker Contest, les mecs ont pas compris. « Hey, mais tu viens d’où ? T’es pas de Lille ? » Forcément, ils sont tous à se toucher la bite en vase clos, même au niveau régional, ils peuvent pas tout voir. Et au final, on arrive et on te la met profond.
« Ne pas se prendre au sérieux, c’est un moyen de dédramatiser l’échec. C’est que de la musique, il y a des choses plus importantes dans la vie, alors tant pis si on réussit… »
Tu penses que Saoul Bro’ a plus touché son public au niveau national que régional ?
Ill Heaven : J’en sais rien. Pour être honnête, on a pas assez de recul par rapport aux ventes. Je sais que les CD’s sont partis un peu partout, même à l’international. Quand tu vois sur iTunes tes sons téléchargés au Canada, en Allemagne, en République Tchèque, tu hallucines, même si ça reste des proportions minimes.
Après, via notre page Facebook, on regarde rapidement d’où sont les gens, qui ils sont, mais impossible de se rendre compte de la proportion, ou de dégager des statistiques. Mais avec les artistes invités, et la diffusion via les réseaux sociaux, l’impact a été plus national que régional.
Saoul Bro’ est donc une réussite puisque vous écoulez les skeuds, et un succès public même à petite échelle. Est-ce que le projet vous a ouvert des portes pour accéder aux professionnels de la musique, tourneur, managers, labels ?
Ill Heaven : Non. Non, parce que c’est un projet un peu compliqué, on l’a vendu en tant qu’album de producteurs. Ogz et moi avons vraiment vendu le projet, avec l’idée que nous avions tout fait – on n’a pas écrit pour les rappeurs bien sûr mais – du démarchage, à l’enregistrement, en passant par la réal de clip, les visuels etc. c’est nous. On a vraiment limité au maximum les intervenants extérieurs.
C’est un concept qui est très présent aux États Unis, le Port Authority de Marco Polo, par exemple, est un projet qui nous restait en tête durant l’élaboration de Saoul Bro’. Sur ce projet, Marco fait l’éventail de toutes les prods qu’il sait faire et invite plein de rappeurs à les kicker dans pleins de styles différents. C’est ce qu’on a essayé de faire avec Saoul Bro’. Mais en France, c’est pas très ancré dans le délire même si ça commence à arriver. Du coup, les gens ne comprenaient pas trop : « Mais c’est quoi ? C’est une mixtape, un album, une compilation ? »
Et au-delà de ça, on n’a pas vraiment eu de gros retours, parce qu’on ne va pas se mentir, on est un peu des branleurs quand il s’agit de paperasse, et c’est un boulot de démarcher les tourneurs, de trouver une distrib etc… On a eu des opportunités, mais on ne les a pas concrétisées plus que ça. On a tous les deux un boulot, c’est pas facile de gérer les deux et d’être sur tous les fronts.
Ça veut dire que tu n’as pas la volonté de professionnalisation dans ta musique ?
Ill Heaven : Si, bien sûr ! On aimerait bien, avec tout ce que cela comporte comme contraintes et inconvénients, mais à l’époque, on n’a pas su concrétiser les opportunités qui nous étaient offertes, on n’a même pas fait l’effort de le faire…
A défaut d’avoir eu un impact sur les professionnels de la musique, Saoul Bro’ reste quand même une belle carte de visite à présenter aux artistes, à vos futures collaborations. Tu nous parlais de projets avec Fizzi Pizzi par exemple.
Ill Heaven : C’est clair que c’est plus facile de démarcher avec un projet comme Saoul Bro, où on a réussi à faire des morceaux sympas, avec des mecs comme Greg Frite, A2H, Gérard Baste, pour ne citer qu’eux, sur un éventail de prods assez large, que d’arriver comme une fleur, de toquer à la porte des MC’s « Salut ! J’aimerais bien faire un morceau avec toi » . Donc, grâce à cette base, tu te construis progressivement ton réseau, grâce à Call 911, à la franc-maçonnerie, à François Demarche, et au judaïsme ! – Allez ça c’est cadeau pour ton référencement ! (rires)
François Demarche : Tu veux des vues sur l’interview ? Et maintenant, parlons de la Shoah ! (rires)
Ill Heaven : L’interview qui part en couille ! Et Dieudonné, le mariage pour tous, Nadine Morano ! Big up Nadine ! (Rires) Pour ce qui est de Fizzi, je l’ai connu par l’intermédiaire de Sizemen, qui avait déjà bossé avec lui. Ça faisait plusieurs fois qu’il me disait d’y prêter plus d’attention, que le mec était bon. J’ai jeté une oreille, et ça m’a vraiment parlé, même si je suis pas fan de toutes les prods. Mais dans son flow, dans son écriture, il a une sincérité qui m’a touchée. Je l’ai contacté, lui ai envoyé quelques prods et on a fait un morceau. Le mec part avec sa femme et ses gosses en vacances, il tourne un clip, un truc à la cool, sincère, et c’est l’un de mes morceaux préférés de sa discographie. C’est normal d’ailleurs… c’est ma prod ! (rires)
Après, de son côté, Ogz a quand même mis en place Battements, ce qui n’est pas rien quand tu vois le tracklisting aussi, il a placé des beats pour PMPDJ, Samm de Coloquinte… Donc, ouais, avec Saoul Bro on n’arrive plus les mains dans les poches, et je me rends compte qu’on préfère Ogz… (rires)
Vous avez une communication de groupe décalée, drôle et insolente. De vrais trolls sur les réseaux sociaux. C’est important pour vous, là encore, de construire une communication propre pour accompagner vos projets ?
Ill Heaven : Là encore, ça va de soi, pour nous c’est pas calculé… On aime bien faire les cons, et puis à un moment tu te rends compte que tu ne vivra pas du rap. J’ai trente balais, Ogz en a 31, à un moment tu arrêtes de rêver. Si jamais ça venait, bien sûr que tu plonges, et encore tu y vas tranquille, on a pas vingt ans, on se dit plus qu’on va faire une carrière. Donc au final on s’en bat un peu les couilles, on attend plus ça de la vie. On profite, on prend le rap comme il vient.
Le côté décalé c’est pas forcé, on en rigole. Les gens qui nous suivent sur les réseaux sociaux l’ont compris, on balance des conneries au kilomètre, sans plan de communication pour paraître cool. Et puis ne pas se prendre au sérieux, c’est un moyen de dédramatiser « l’échec ». C’est que de la musique, il y a des choses plus importantes dans la vie. Donc il ne te reste plus qu’à prendre les choses comme elles viennent, si ça marche, ça marche, si ça marche pas, tu vas pas chialer. Tu bouges ton cul, tu trouves un vrai boulot, et tu paies ton loyer.
« Avec un pressage à 50 exemplaires, tu crées la rareté, l’envie très capitaliste de possession, sans prendre aucun risque financier. »
Un vrai boulot ! Ta conclusion en dit long !
Ill Heaven : Mais c’est vrai ! J’ai commencé à faire du son sur le tas, j’avais 20 ans. Ça fait 10 ans qu’on essaie. On va pas se faire chier la bite. Les gamins de quatorze ans qui commencent en se disant qu’ils vont percer en misant tout sur le créneau de Nekfeu et l’Entourage… Faut arrêter les mecs, déjà c’est pas comme ça que ça marche, et puis c’est vrai que Nekfeu est bon, mais ça y est c’est pris ! Faites autre chose !
Tu étais plus incisif en « off » sur la nouvelle scène !
Ill Heaven : Ah non ! C’est parce qu’on parlait de l’Entourage et de tout le coté nouvelle écoleoù il y en a pas mal qui sont pas terribles, faut l’avouer. A côté il y a quelques mecs qui survolent le truc, des Nemir ou des Alpha Wann, mais comme tout effet de mode, ça partira comme c’est venu et il ne restera pas de la place pour tout le monde… Il y aura des réveils difficiles…
Ta vision de la musique, et des attentes que tu en as se reflètent dans la façon dont vous vendez la musique. Tu fais par exemple un pressage à 50 exemplaires sur French Fries. C’est une dure conscience des réalités, c’est faire un disque pour les proches, non ?
Ill Heaven : Ouais, tu espères quand même qu’il n’y ait pas que les proches qui chopent la version physique, et vendre plus de versions numériques, mais French Fries, c’est un projet solo sur lequel je fais que des boucles de 1 minute 30… c’est casse-gueule comme concept, je le sais !
A la base, pour tout te dire, je voulais même faire un vinyle. Mais pour un tel projet, c’est minimum 300 exemplaires. Pour nous, c’est impossible, c’est foncer droit dans le mur que de se lancer sur une telle quantité, donc je me suis dit que j’allais le sortir en gratuit. Mais en le travaillant, au fur et à mesure de sa conception, je me suis dit que ce projet, c’était vraiment moi. Les prods que j’ai placé, les interludes que j’ai mis, cette dose de second degré… Si tu veux me connaître, tu écoutes l’album… enfin l’EP, puisqu’il dure 20 minutes.
Je me suis vraiment fait plaisir sur ce projet. Saoul Bro’ était un album commun avec Ogz, on n’ a pas grandi pareil, on ne partage pas toujours la même vision des choses, donc on s’est pris la tête sur le projet ! Des dizaines et des dizaines de fois, je lui ai dit d’aller se faire enculer, et qu’on arrêtait tout.
French Fries, je l’ai vraiment géré seul de bout en bout, avec l’aide de François, notre maître à tous pour la communication, bien sûr, et puis l’avis de proches comme Ogz, ou Bobby, mais j’ai vraiment travaillé en comité restreint. Au moment de finaliser la pochette, j’étais tellement content du projet, que j’ai eu envie de faire une version physique, pour le plaisir, même si ça voulait dire avoir conscience que ton nom ne vaut rien et se limiter à 50 exemplaires pour ne pas prendre de risques.
François : On a une liste de diffusion Facebook où l’on discute de l’avenir de la franc-maconnerie et du rap avec des initiés. Et je me rappelle très précisément que quand Ill Heaven nous a dit qu’il voulait le presser à 50 exemplaires, on s’est tous dit que l’idée était géniale. Tu as ton objet et tu es quasi-sûr de le rembourser. Tu crées la rareté et l’envie très capitaliste de possession, sans prendre aucun risque financier. Le succès et les ventes plus importantes restants possible en numérique !
Ill Heaven : Mais ça, on en a eu conscience dès le départ dans le label, puisque déjà pour Saoul Brotherz, on avait fait des packs collector avec un t-shirt, des sous-bocks, une affiche, des stickers… pour créer un vrai packaging. On a conscience qu’aujourd’hui, pour vendre, il faut proposer un produit attractif aux gens, un bel objet et non plus seulement ton projet musical, donc quitte à faire un produit, on essaie de faire un truc cool, de faire les choses bien.
La volonté n’est même pas marketing, on sait bien qu’avec notre pauvre nom, on ne vendra pas des millions, même si on fait un travail de packaging exceptionnel. Notre seul objectif c’est de pouvoir continuer à faire notre musique, sans que ça nous ruine. Comme je te l’ai dit en début d’interview, on vient de l’univers graphique, donc on aime bien les projets qui sortent avec un univers travaillé, un produit global, on est nous même consommateurs de ce genre de choses. Par exemple, MF Doom – Daniel si tu nous lis ! – peut ressortir Operation Doomsday dans n’importe quel format, on a un pote, il va tous les acheter ce con, et en 5 exemplaires ! Le mec a su créer une identité tellement forte que ça va au-delà de la musique… Du charisme à l’état pur !
Dernièrement, le Step Brothers de Evidence et Alchemist était chan-mé, une pochette en velours, avec un or à chaud, les vinyles dorés, le petit t-shirt… Ça tue, tu reçois ton objet, tu es content de l’avoir dans les mains, c’est un objet unique, tu as une vraie plus-value apportée par le visuel et la conception. Et tout ça pour 40 euros, c’est pas l’arnaque ! C’est un esprit qu’on essaie de perpétuer.
En France, LZO Records s’était inscrit dans cette démarche, et c’est clairement un modèle que l’on a eu à ce niveau-là. A l’époque du Jeu du Pendu par exemple, c’est un label qui s’est toujours cassé le cul pour proposer aux auditeurs des produits originaux et bien finis. Taïpan, quand il était chez LZO, il a fait un bide phénoménal, bien que l’album soit très bon, et pourtant il ont fait un double-gatefold, pochette carton, l’objet est chan-mé. C’est ça qu’on a envie de faire !
Ne pas vendre ? (rires)
Ill Heaven : Mais non ! Nous on veut les faire et les vendre ! Si on avait le budget, le fond de caisse nécessaire pour investir une première fois, on ne ferait que du vinyle. Parce que pour nous, c’est le produit musical par excellence.
« Quand j’ai eu le Shaolin Soul entre les mains, je me suis dit : que des escrocs les mecs ! »
Ouais, vous êtes un peu des Kids of Crackling…
Ill Heaven : Mais ferme-la ! (rires) Tu sais très bien que c’est pas du tout la même démarche. Enfin après je les connais pas donc bon… Mais dans ce que je vois, on ne court pas après un grain ou une méthode de taf, l’important c’est le résultat, pas comment tu le fais. Même si avant on samplait uniquement du vinyle, à un moment le budget a du mal à suivre, donc tu t’adaptes et tu passes au flac. Et puis de toutes façons, quand tu passes sur des stations numériques pour le mix et que ça finit dans un iPod…
Pour revenir rapidement sur la communication du groupe, vous impliquez énormément vos followers dans vos projets, via les concours de stickers par exemple. C’est important de soigner sa fan-base ?
Ill Heaven : Si tu montres aux gens que tu en a rien à foutre de leur gueule, comment veux-tu qu’il en ait quelque chose à foutre de toi ? Ogz n’ était pas d’accord sur l’idée de stickers, il trouvait que le jeu-concours Facebook ne servait à rien. En gros, à l’écouter, on avait fait des stickers pour les bars de Boulogne et les chiottes du boulot… Quitte à créer un visuel, autant qu’il se propage.
François Demarche : Oui enfin, sa réticence pour les stickers est surtout due au fait que ce soit une sacrée pince.
Ill Heaven : C’est clair, Ogz c’est un putain de rapace ! (rires) Il comprenait pas qu’il fallait donner pour recevoir. D’un point de vue purement économique, c’est clair que de nos jours, faire des stickers, c’est à perte. Mais si dans ton mode de propagation et de diffusion, tu crées un intérêt comme avec le jeu-concours, que tu fais participer les gens, c’est plus de la perte, c’est une réelle démarche de promotion. Moi j’aime bien faire des stickers, parce que je kiffe les coller partout, et puis moi je viens du tag, c’est logique que j’aime ce délire.
Ce n’est pas forcément vouloir soigner son public, les brosser dans le sens du poil, c’est juste leur rendre ce qu’ils nous donnent. On n’a pas une fan-base de ouf, autant les faire participer à nos conneries, les impliquer, parce qu’à la base c’est grâce à eux que le projet sort, faut pas oublier que sans auditeurs, t’es rien du tout. Alors si le retour qu’on peut leur faire c’est un bel objet et quelques stickers qu’on leur donne, c’est pas la mort. C’est un moyen de les remercier, et de les intégrer directement dans le processus de création et de promotion de l’album. Les envois, on les fait nous même, à nos frais, on rajoute toujours un petit mot, et quand les gens sont proches géographiquement, on va même leur donner direct chez eux ! Je me suis rendu compte qu’il y avait un mec qui kiffait ce qu’on faisait et qui habitait tout près de chez moi, bien sûr qu’on est allé boire une bière et passer une soirée ensemble ! C’est normal et c’est chan-mé.
Sur French Fries, tous les morceaux ont des noms de patates. Et on a presque l’impression que les variétés sont choisies par rapport aux morceaux.
Ill Heaven : En règle générale, quand je fais mes beats, je mets un nom par rapport au sample. Et sur French Fries, j’ai eu envie de pousser le délire, et de n’utiliser que des noms de pommes de terres, de prendre une typo dans un esprit Dîner cainri pour coller au logo, et le timing des morceaux est exprimé en dollars comme s’il s’agissait d’un menu. Après les gens très assidus, mais vraiment très assidus, verront qu’il y a une petite subtilité cachée… (nous cherchons encore)
Tu as voulu faire des morceaux assez courts, c’est pour ne pas avoir à structurer tes instrus en refrain – couplet ?
Ill Heaven : Ce que j’ai appris avec le Beatmaker Contest, enfin ce que Enock m’a appris, c’est qu’au bout d’une minute environ, l’attention de l’auditeur retombe, et les gens trouvent ça chiant. Avec French Fries, j’ai voulu faire un album instrumental plus qu’une beat-tape, donc j’ai privilégié un format de morceaux très courts pour continuer de capter l’attention de l’auditeur tout au long du projet.
Un beat de trois minutes sur un projet de ce genre, et avec ma manière de travailler, ça ne sert à rien. Je préfère largement créer un sentiment de manque chez l’auditeur, qui va l’inciter à repasser le track, plutôt que de le lasser avec une boucle répétitive. Et puis c’est un EP qui n’a pas forcément vocation à être kické par des MC’s, comme tu le disais il est très peu structuré couplet-refrain. Mais peut être que je ferai un French Fries Remix, en rallongeant les beats, en structurant des seize barres, cette fois avec des MC’s.
Que des samples sur ce projet, ou tu composes une partie des sons ?
Non, que du sample. Le sample, c’est ce qui m’a amené au son. Quand j’ai commencé à comprendre la mécanique du sample, j’étais fasciné par la manière dont se mélangeait les morceaux. Quand j’ai eu le Shaolin Soul entre les mains, je me suis dit « que des escrocs les mecs ! » (rires)
Mais en même temps, c’est chan-mé, prendre une création musicale, et l’amener ailleurs, la sortir de son carcan et de son contexte d’origine. Quand tu vois ce que RZA à réussi à faire sur Shadowboxin’ avec Method Man, il te prend deux secondes de « Trouble, Heartaches & Sadness » de Ann Peebles pour te créer le beat. Il te prend une mesure, rajoute des drums, et créé une alchimie.
« Niveau business, on est des branleurs, on n’est pas des entrepreneurs, sinon on serait des DJ Khaled, des Dr Dre ou des 9th Wonder »
Tu nous disais que tu ne samplais plus de vinyle ?
Ill Heaven : Pendant longtemps, j’ai suivi la marche des Pete Rock, des Primo et RZA, avec le schéma MPC-vinyle. Putain, j’en ai acheté des skeuds, dans des brocantes ou dans des dépôts-vente, j’en achetais des tonnes à la pochette. Pendant un moment, avec un pote, on se faisait des concours de samples, s’il y avait une pochette pétée de chez pétée, on prenait. On savait qu’il y aurait au moins deux secondes à sampler, parfois c’est juste un charley ou une caisse claire.
Mais bon, avec un peu plus d’expérience, les gros samples sont rarement là-dedans, faut taper dans les pièces plus rares, mais t’en as pour 25 balles pour un vinyle, c’est pas possible… Donc t’évolues avec les techniques de prod… Là je suis passé sur Maschine, qui garde l’esprit MPC mais avec les facilités qu’on peut avoir en taffant sur ordi, et je sample sur tout ce qui passe…
En parallèle de French Fries, vous avez sorti le premier volume de la série Polaroïd avec Poseï Manifest.
Ill Heaven : Ça fait des années que je veux faire un EP avec des MC’s, mais c’est trop chiant à gérer. J’en ai préparé un, deux, trois, je me suis pris des cales par les artistes, j’ai abandonné.
J’ai fait French Fries, et je suis revenu sur cette idée, mais cette fois je voulais un format très court, deux morceaux. Le délire c’était de créer un instantané, comme un maxi vinyle. On voulait quelque chose de très brut, que le mec ne mette pas si 6 mois à écrire, que l’on travaille dans l’instant. On va en refaire un avec Manifest, un autre avec L’Oreille Cassée, Cozo, Bonkar, Sho’r Eze… Sur des prods de Ogz ou de moi bien sûr.
Il y a de plus en plus de plateaux DJ ou de shows beatmaking qui se forment pour permettre aux artistes de démarcher les salles et de tourner. Tu n’envisages pas ça pour la suite ?
Ill Heaven : Non, parce que les tourneurs préfèrent les DJ, et c’est normal, c’est leur taf ! Pour les warm-up ou les fins de shows, un mec qui mixe, et enchaîne sa playlist, c’est beaucoup plus simple et efficace. Moi je suis beatmaker, et même s’il est tout à fait possible d’imaginer un show beatmaking estampillé Welsh Recordz, c’est beaucoup de taf, une autre méthode de travail et surtout, on n’a pas l’habitude d’être sur le devant de la scène. Un beatmaker, à la base, c’est à moitié un autiste, hein ! Faut pas croire, les mecs c’est pas des superstars aux égos surdimensionnés, on n’est pas des Dr Dre ! Essaie de mettre Ogz sur le devant de la scène cinq minutes, tu vas voir… Enfin, il y en a qui ont vu au concert de PMPDJ !!! (rires)
Ce soir j’ai fait une petite intervention beatmaking à la release party de La Storm, parce que les mecs m’ont invité, et que c’est un plaisir de les rejoindre, on bosse de plus en plus ensemble donc c’était logique. Et oui, bien sûr que c’est quelque chose que j’aimerais essayer de faire régulièrement, mais c’est compliqué, ne serait-ce que personnellement. C’est compliqué de te retrouver face à des gens, de leurs proposer ta musique comme ça, brute. Si les gens bougent pas, tu te dis forcément que tu fais de la merde… Pour l’égo, c’est pas facile…
François : Et un live de beatmaker, c’est une des scènes les plus galères que tu puisses monter. Avoir un show de beatmaking accrocheur et efficace, c’est très difficile. Soit tu t’appelles Araab Muzik et tu fais de la démo de ouf, mais musicalement c’est dégueulasse, soit tu fais un truc qui est très propre techniquement, mais chiant à crever.
Ill Heaven : Voilà. Donc on y a pensé, souvent même, mais on n’a toujours pas trouvé le bon moyen. On y viendra peut être mais aujourd’hui, c’est compliqué.
Mais quand on t’écoute, tout au long de notre discussion, on se prend une certaine dépression dans la gueule, tu prends les choses comme elles viennent, tu presses à 50 exemplaires, tu mets en avant les proches, tu ne te vois pas sur scène…
Ill Heaven : T’es en train de me dire que j’ai une vie de merde, là, non ? (rires) Non, en gros, je suis réaliste, je cours pas après une visibilité à grande échelle à tout prix, mais c’est pas pour autant qu’on a pas la niaque quand on taffe. Parce que les autres font quoi ? Ceux qui sucent toute la journée en espérant percer ? Des projets de merde avec des rappeurs de merde pour un public de merde. Alors non, c’est pas de la dépression d’être sélectif, c’est juste la volonté de faire les choses bien.
Mais comme tu l’as dit, après Saoul Bro’ on n’a pas su concrétiser l’essai, passer un cran au-dessus. On aurait pu, en se cassant un peu le cul, démarcher les mecs, faire un peu de forcing pour des collaborations, une visibilité. Même si comme je l’ai dit avant, il y a eu des trucs, notamment pour Ogz. Mais niveau business on est des branleurs, on n’ est pas des entrepreneurs, sinon on serait tous des DJ Khaled, des Dr Dre et des 9th Wonder en France, mais t’en a pas un seul qui allie business et qualité.
Aux États-Unis, des mecs comme Alchemist sont à leur place parce que bien sûr ils sont très très bons, mais surtout parce que c’est des taffeurs de ouf, avec un énorme sens du business. Et en France, la relation entre artistique et business est compliquée. On a l’impression que tu as le schéma de l’artiste maudit qui se répercute sur tout le monde. En France, tu dois pas vendre ou difficilement, et quand tu vends, il ne faut pas que ce soit beaucoup, sinon t’es un vendu. On a cette hypocrisie de ne pas voir l’art comme un business, mais de tout de même de chercher à le vendre avec acharnement.
Presser à 50 exemplaires, ce n’est pas une fierté ou un échec, c’est une réponse « intelligente » à un constat. Moi, j’aurais rien contre presser à mille, cent mille ou trois cent mille exemplaires, faire disque d’or, je crache pas dessus. Si la musique telle que je la propose, elle plait aux gens, je signe direct, mais sucer des bites et faire du copinage, j’en ai rien à foutre.
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