Et de quatre ! Après trois opus instrumentaux sortis entre 2007 et 2011, et des compilations ensoleillées les années suivantes, Guts s’immisce à nouveau dans nos oreilles avec Hip Hop After All, album qu’il confie être un projet rêvé de beatmaker : en réunissant une pléiade d’artistes d’horizons différents (bien que tous anglophones) pour chanter/rapper sur ses productions, le producteur français associe une passion à une envie : la première, celle de créer de la musique, de construire des beats fondés sur LA boucle qui fera la différence ; la seconde, celle d’enregistrer aux Etats-Unis, avec les artistes avec lesquels il souhaitait collaborer.
En apprenant que les seuls artistes que Guts aurait aimé voir contribuer à l’album, et qui ne figurent finalement pas au générique de fin, sont Q-Tip et Pharoahe Monch, on ne s’inquiète pas une seconde de la qualité du casting final, avec raison : Grand Puba, Masta Ace, Rah Digga, Leron Thomas, Lorine Chia, Akua Naru, Cody Chesnutt, Murs ou encore le jeune Dillon Cooper font partie de cette aventure qui vous mène en immersion au cœur du hip-hop, celui fait de samples chinés dans des vinylothèques de tout type.
La quiétude constante des instrumentaux de Paradise For All est nuancée sur ce nouvel album par des tracks comme Innovations ou The Forgotten (Don’t Look Away). Mais l’énergie insufflée par des titres comme As the World Turns ou Want It Back (feat. respectivement Rah Digga/Akua Naru -exceptionnelles- et Patrice) ou encore la bienveillance « chill » de Forever My Love (feat. Grand Puba) et It’s Like That (feat.Dillon Cooper, définitivement proche de Joey Bada$$), dissipent toute inquiétude. Enfin, que serait un album de Guts sans sa petite dose (au moins) de funk et soul (Man Funk et Roses, feat. Leron Thomas) ?
Mais n’allez pas croire qu’il s’agit là d’un retour aux sources hip-hop pour Guts, puisqu’il ne les a jamais quittées. C’est ce qu’il a expliqué à ReapHit, quelques heures après la sortie de Hip Hop After All (lundi 08.09.2014).
Tu nous présentes Hip Hop After All, que tu annonces comme le projet le plus ambitieux de ta carrière ?
J’ai commencé à penser le projet, à faire les premiers beats, il y a deux ans. Et oui, c’est le plus ambitieux de ma carrière, d’une part par rapport au fait que ça ne soit pas un travail de groupe, mais en solo : c’est un projet de producteur. Je ne le compare pas à ce que j’ai pu faire avec Alliance Ethnik par exemple, avec qui j’ai également fait des choses très ambitieuses, mais dans le cadre d’un groupe, avec un label qui avait des moyens assez importants. Aujourd’hui, je travaille avec un label qui s’appelle Heavenly Sweetness, un petit label indépendant, modeste. Donc effectivement, depuis le début de ma carrière solo, depuis 2007 (sortie de Le Bienheureux, ndlr), Hip Hop After All est un album particulier : en comparaison de mes trois premiers albums instrumentaux, il est porté par un concept différent, ce qui lui donne une dimension différente. Les rencontres que j’ai faites à New York avec les artistes avec qui j’ai collaboré, le coût financier, la masse de travail, la sueur et tout le cœur que j’ai mis dans cet album sont autant d’éléments qui le rendent ambitieux.
Et comment fait-on, concrètement, pour réunir autant d’artistes, et pas des moindres, sur un projet de producteur ?
Au départ, je compose. Je réunis plein d’instrus, de beats, d’idées. Après, je me reconcentre ce que je considère être non pas le meilleur mais le plus intéressant ; et avec ce concentré, je pense tout de suite aux voix, je les entends. Mais je ne les entends pas toujours : parfois, sur certaines instrus, je n’entends pas de voix et je les laisse instrumentales. Et franchement, quand j’entends une voix, je sais très vite si c’est une femme ou un homme, je repère très vite la couleur de la voix, le délire, le flow, le timbre… Et là je me dis « mais c’est cet artiste avec qui je dois collaborer sur ce titre, c’est lui que j’entends ! ». Sur ce projet, Grand Puba, ça m’est venu tout de suite, pareil pour Rah Digga ou Patrice : j’ai compris en une demi-seconde que Want It Back était fait pour lui. C’est très instinctif. Et après, j’en ai parlé avec DJ Fab de Hip-Hop Résistance, et avec mon label aussi. DJ Fab connaissait certains artistes ou avait la possibilité d’entrer en contact avec d’autres (…). Du coup, tout ça s’est fait petit à petit (…) et une fois les accords de chacun obtenu, on s’est organisés et on a planifié New York et Los Angeles.
Et ensuite, studio ?
Exactement, c’était quelque chose du type : mardi avec Masta Ace, mercredi avec Grand Puba, jeudi avec Lorine Chia, etc.
« La masse de travail, la sueur et tout le cœur que j’ai mis dans cet album sont autant d’éléments qui le rendent ambitieux »
En faisant une recherche sur les pages qui parlent de Guts sur internet, les mots-clefs qui ressortent le plus souvent sont beats, samples, et vinyles. Qu’est ce que ça t’inspire ?
Beats, samples, et vinyles… c’est marrant oui, ce sont les trois mots qui représentent le plus ma dimension de beatmaker/producteur et l’amour que j’ai pour le hip-hop. Le vinyle forcément, c’est mon côté digger, collectionneur ; et puis je sample exclusivement du vinyle. Je me refuse de sampler du mp3, je me l’interdis. Et ça a dû arriver, de manière très occasionnelle, que je sample un CD. Donc pour le vinyle, ça ne fait aucun doute.
Le beat… forcément, ça fait 25 ans que j’en fais, je ne sais pas combien j’en ai fait jusque là mais ça doit commencer à s’accumuler, je serais curieux de savoir tiens ! Pour le côté sample, c’est un peu l’origine de ma musique ; je recycle en quelque sorte des vieux disques, je les détourne. Ma musique est fondée sur le sampling, c’est la base de mon inspiration et de ma créativité, et c’est la manière dont je fonctionne. Dès que j’attaque un projet, qu’il soit pour moi ou d’autres artistes, je passe deux semaines à écouter plein de vieux disques, à sampler des sons, des loops, et après je m’amuse avec toutes les idées et les samples que j’ai cumulé.
Ces trois mots semblent donc concorder à ta vision de la musique mais sont finalement aussi un bon résumé de ce qu’est le hip-hop. D’ailleurs, le nom de ton album, Hip Hop After All, semble insinuer que tu reviens au hip-hop après t’en être éloigné…
Ah mais ce n’est pas du tout cela en fait. Hip Hop après tout, Hip Hop After All, c’était une manière de dire que le hip-hop, c’est l’âme de ma musique. Ma créativité a toujours été nourrie par le hip-hop, ça a toujours été mon moteur, ces dernières années y compris. Si tu regardes ma vie : je vis sur une île, à Ibiza, qui n’est pas vraiment connotée hip-hop ; alors que le hip-hop est une musique urbaine, j’ai une vie retirée, en mode campagne, je vais cueillir mes champignons et mes asperges, je vais voir les paysans pour leur acheter mes fruits… c’est pas vraiment l’idée qu’on se fait d’un beatmaker hip hop. Ma vie est tellement à contrepied de l’image qu’on peut se faire de ce milieu que finalement j’avais envie de dire « après tout, je reste hip-hop ».
Parce que grâce cette musique, grâce aux samples, j’ai découvert toutes les musiques. Hormis peut-être le classique ou le heavy metal, auxquelles je suis moins sensible, mais en dehors ça, West Indies, musiques jamaïcaines, de l’est, russes, latines, tout ! En 25 ans, j’ai découvert un nombre incroyable de patrimoines musicaux. Et Hip Hop After All, c’est aussi ça : des styles différents, un voyage entre le jazz, le funk, le reggae, les caraïbes, mais Hip Hop avant tout, parce que c’est la base.
C’est aussi ce qui fait la réussite de l’album. Les titres ne se ressemblent pas, ils ne se répondent pas tous, mais le tout est parlant. Alors qu’en général, les artistes cherchent à travailler la « cohérence » de leurs albums.
Souvent, les artistes se prennent la tête à se dire « il faut que ce soit absolument cohérent donc je prends ça, et puis ça… ». Mais en réalité, je pense que c’est une connerie parce que la cohérence, c’est toi-même, c’est le fait que l’album vienne de toi. Ca vient de tes émotions, de tes vibrations, tu t’es exprimé, de plusieurs manières différentes peut-être, mais ça reste ton art, ton inspiration, ta créativité. Elle est là la cohérence, ça ne va pas plus loin que ça.
« Ma vie est tellement à contrepied de l’image qu’on peut se faire de ce milieu que finalement j’avais envie de dire « après tout, je reste hip-hop »
Au moment du crowdfunding pour l’opus avec ton label, tu défendais l’idée d’un album qui ne serait pas uniquement « (…) des gros culs, de la violence, de la défonce, parce que le hip-hop mérite mieux que ça ». Vous parliez également des « icônes matérialistes triomphants ». C’est cette vulgarité que véhicule le hip-hop aujourd’hui ?
(Réflexion) En fait, j’ai connu une bonne partie de l’histoire du hip-hop, et pour avoir été témoin de l’évolution, au début c’était quand même beaucoup plus « peace, love, unity and having fun ». C’est ce qu’on m’a inculqué au début, j’étais dans le délire Zulu, b-boy ; on dansait, on s’amusait, tous les mecs du hip-hop à Paris se connaissaient, on partageait le même mouvement embryonnaire. Et aussi peu nombreux que nous étions, on se connaissait tous. C’était une culture de rue, on s’exprimait, mais dans quelque chose de pacifiste et sain. Et puis ça a évolué.
J’ai une anecdote à ce propos : The Message de GrandMaster Flash, je crois que c’est le producteur qui a écrit le texte – et non Melle Mel ; quand le producteur est arrivé avec ces lyrics, les mecs, qui étaient dans un délire totalement fun, lui ont répondu que c’était super engagé, violent, contestataire, bref, que c’était pas leur truc ; eux faisait leur musique pour s’éclater, pour la fête, les filles… et finalement Melle Mel s’est dit qu’il fallait le faire. Résultat, c’est devenu le morceau mythique de l’époque. Ca a été une évolution, et ont suivi les artistes plus engagés que l’on connaît. Et c’était cool parce que le côté contestataire était contrebalancé par une énergie positive. Mais ensuite, on est passé à une sorte d’apologie de l’argent, avec des « make money » et des armes à tout va, à tel point que voir un mec se rouler un blunt en buvant du cognac dans un clip est d’une banalité affligeante aujourd’hui, c’est vraiment pas original.
« Si un mec me dit « ta musique me fait du bien », c’est bon, je suis le plus heureux du monde »
Alors, est-ce qu’il reste de la place pour la musique telle que tu la conçois ?
Mais grave ! Il y a un boulevard même. Mais peu de gens veulent bien s’y aventurer. Bon, je ne te parle pas d’un hip-hop hippie non plus (rires). (…) Si j’ai envie de faire partager la musique que j’aime à mes enfants, je ne suis pas sûr que les mettre devant la télé soit la meilleure manière de faire. Et je pense aussi à autre chose, je pense au mec qui n’a pas un boulot avec lequel il se sent vraiment en harmonie, qui voit des gens faire la gueule toute la journée dans le métro ; quand il rentre chez lui, il a envie d’écouter du bon son et de se détendre ; il n’est quand même pas obligé d’écouter quelqu’un lui rappeler qu’il a moins d’argent et de moins belles gonzesses que lui ! Je ne suis pas sûr que ce soit le genre de message qui élève ton âme et te font du bien à l’esprit. (…) Je conçois la musique comme quelque chose qui permet aux gens de respirer un peu, de s’évader… si un mec me dit « ta musique me fait du bien », c’est bon, je suis le plus heureux du monde, les émotions sont passées.
Mais ça ne veut pas dire que l’on dit n’importe quoi dans l’album. J’aime les choses conscientes et réfléchies, avec aussi parfois des messages revendicatifs. C’est ce que je demandais aux rappeurs avec qui on a travaillé, qu’ils cherchent les énergies positives, avec des textes poétiques ou réfléchis. Les bons exemples : Patrice sur Want It Back, ou Murse et Cody Chesnutt (Enlighten). Peu importe la dureté ou l’engagement d’un message, je pense que le dire avec poésie, avec douceur, avec le cœur, ça passe dix fois mieux.
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