L’éthotrip, rap de fragile ou avènement du sentiment ?

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Il semble loin ce temps où Lino se faisait un sang d’encre, ce temps où « un rap sans couilles [c’était] comme un assassin sans cible ». Alors non, on ne discutera pas de la teneur en testostérone du rap, Casey répondrait qu’il ne s’agit là que d’une question de chromosomes, Mikky Blanco donnerait une leçon de flow aux plus transphobes. Si à l’aube du nouveau millénaire les rappeurs avaient le caleçon lourd et la gâchette fine, ils sont devenus aujourd’hui des assassins sensibles. Cupidon avec un magnum .357 Python. Le sentiment amoureux s’est aventuré, timidement d’abord, sur les samples et beats de la musique hip-hop, avant de peu à peu s’imposer comme l’un de ses visages. Roméo est devenu Elvis, l’égotrip a laissé place à l’éthotrip.

Pas à la mode

« Hop hop hop, hey, tu t’en souviens ou pas ? Quand les négros n’étaient pas à la mode, tu [pouvais] pas faire deux pas sans qu’on t’dévisage. Impossible d’serrer une blonde, même avec un défrisage ». Booba se souvient de cette époque, et il semblait nécessaire de le citer pour préciser le fond du sujet. L’apparition du sentiment amoureux dans le rap n’est pas à dater, n’a pas à être datée. Les rappeurs ont, humainement, toujours ressenti de l’amour, même si pendant longtemps ils ont préféré parler de centimètres plutôt que de sentiments. Il n’est pas question non plus de dire « avant, le rap était misogyne », il l’est toujours. On ne va pas non plus dire « maintenant, il respecte les femmes », c’est également faux. Demandez donc à Damso ce qu’il respecte : R. Peut-être est-ce alors plus vrai de dire LA femme. Quand cette figure féminine était, hier, presque uniquement incarnée par la mère, elle se fait aujourd’hui fille ou compagne.

Mais alors, la faute à qui ? A quoi plutôt : la société a changé? et dans son sillage a entraîné le hip-hop. Dans les années 80? puis 90? le « Mouvement » est surtout masculin, et allez, admettons-le : en chien. Ses principaux acteurs sont relégués sous la ceinture parisienne et à quelques exceptions près, dans les arrondissements populaires. Les banlieusards sont alors persona non grata dans la capitale, se font refouler des boites de nuits et l’intégral Lacoste ne séduisait pas (encore) la gente féminine. Le phénomène de bandes n’arrange rien et cultive un entre-soi où l’on zone, entre « bonhommes ». La violence est alors partie intégrante du milieu, en concert, dans les dépôts de métro, sur les pistes de danse, partout elle est prégnante, et ne s’accommode que peu du sexe opposé. Laissez Saïd dans une galerie parisienne et il vous montrera sa manière « timide » de draguer des meufs, pardon des femmes. « Le malaise des banlieues » échangé contre une carte bleue.

Éthotrip

La société a changé depuis, le rap aussi et ceux qui le font avec. L’ovni Fuzati en est un exemple, et il a fait du sentiment un incontournable de son lexique. Sans jamais oublier de le parer de frustration. Si le Versaillais masqué épanche son cœur, c’est toujours avec cynisme et rancœur. Son premier album, Vive La Vie, est ponctué d’appels téléphoniques à une certaine Anne-Charlotte, appels maladroits de l’étudiant transi qui finiront en discussion avec un répondeur de pierre. Solitaire dans son Klub il repensera à elle en signant La Fin de l’Espèce, à celle « qui [les] faisait tous bander dans l’amphi », non pas à celle dont il aurait pu être amoureux. Désolé Anne-Charlotte, mais pour le romantisme, on repassera.

Passons à nouveau de l’autre côté du périph’, de celui qui a vu naître et grandir les rappeurs plutôt que cultiver une réactionnaire et royale grandeur. Les nouveaux venus de la scène hip-hop ont su profiter de son infiltration dans la société. Du moins ceux qui, en embrassant le succès dans le rap comme ceux qui l’ont fait dans le sport ou dans tout autre voie d’émancipation, ont réussi à sortir du sas de pauvreté et de confinement que représente encore et toujours la banlieue en France. Aujourd’hui ce sont des jeunes à la mode. Ils s’habillent mieux que tout le monde puisque ils créent la tendance. Ils sortent sur Paris et sont acceptés, même invités, plébiscités pour certains, dans les soirées jet-set. Mécaniquement, le rapport à la femme et à sa séduction évolue. Les rappeurs peuvent draguer, alors ils draguent ! De là découle un changement dans l’écriture. Puisque la femme fait partie intégrante du paysage elle se retrouve sublimée sur le papier.

Derrière le terme ethos on peut voir les mœurs, les us et les habitudes, la morale d’un groupe. L’ego est quant à lui la conscience, l’estime de lui-même qu’a un individu, le thème de prédilection des rappeurs donc. Or, l’égotrip se voit de plus en plus concurrencé par l’éthotrip, ce petit cousin longtemps timide qui sort de son mutisme pour livrer ses sentiments. Myth Syzer a, pour beaucoup, signé le tube de l’été, un appel d’Ichon et Muddy Monk à l’interphone de Bonnie Banane. Un appel langoureux pour obtenir le précieux Code, celui qui permettra de rejoindre une femme à qui il est promis « j’te ferai la cour, oui, tous les jours, j’te ferai l’amour, mon amour mon amour ». Récemment interrogés dans une interview à paraître dans le prochain numéro d’IHH Magazine, Triplego, les hippies du 93, déclaraient ainsi que « la femme est l’inspiration première de l’homme. » MoMo Spazz complétera en ces mots « C’est la mère de la vie, il n’y a rien de plus inspirant pour un homme qu’une femme. Elle représente tout en un seul être… Forcément ça aide pour écrire. » Le Roméo de Shakespeare est devenu un Elvis, une icône musicale qui n’hésite plus à épancher son cœur. Le Belge qui prêche avec brio depuis quelques temps maintenant sa Morale, nous livrait dans une interview à venir sa vision. Celle que l’on retrouve dans ces textes, cette nécessité de l’avènement du sentiment et de la rencontre de l’amour face aux affres du succès.

« J’ai cherché l’amour et je l’ai rapidement trouvé. J’ai toujours eu ou des relations longues ou des trucs de consommation. Avec le succès, je savais que j’allais droit dans le mur, que je n’allais pas savoir me retenir et j’avais envie de stabilité. Je joue un rôle, je suis dans une position qui attire les meufs et je le sais. Ça c’est quelque chose que je dis maintenant, mais tout s’est fait inconsciemment. Je suis allé vers le couple. Je suis allé vers cette fille, celle dont j’étais amoureux depuis longtemps en fait. Elle a ouvert une porte et j’ai foncé dedans. Aujourd’hui j’ai l’impression d’avoir fait les bonnes choses, dès le début, pour pouvoir aller de l’avant. » Roméo Elvis, interview à paraître chez International Hip-Hop.

Spleen ou romantisme ?

Ils sont aujourd’hui légion, ces rappeurs qui, il y a quelques années, auraient sûrement été traités de « fragiles ». Au mieux… Les Nusky, Columbine, Krisy ou même Hamza rencontrent un succès d’estime et embrassent le succès auprès du public. Ils sont dans le même temps de ces transis qui font saigner l’encre de leur cœur à en noircir des pages, à en sortir des hits. Le rap s’est acoquiné de l’amour, une douce muse qui parfois fait souffrir. La feuille est restée le lieu de la catharsis, l’exutoire.

Toutefois, dans cet océan de sentiment que le rap semble réellement assumer, on voit apparaître certains écueils. Car si surjoué l’ego est géré, surjoués, les sentiments, eux, font gerber. On peut par exemple citer Lonepsi qui fait son fond de commerce sur les blessures de son âme. Adoubé par les Inrocks qui le confortent dans la figure de nouveau rappeur parisien « au langage soutenu et à la plume fleurie. » Un « ovni du rap » standardisé sauce dictature du bon goût. Plus que la sincérité, c’est peut-être la facilité et, parfois, le manque de profondeur qui sont remis en question. Lonepsi use et abuse du spleen. Pour annoncer son album, il a ainsi enfoncé des portes quelque peu ouvertes. Il reprend du Baudelaire et pour se donner des airs réinterprète Le Chien et Le Flacon. Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse. Certes. Mais il y en a qu’on ouvre et qui nous saisissent de hauts-le-cœur.

L’éthotrip trouve sa cristallisation dans ce qu’on qualifie désormais d’émo-rap. Ce style qui colle à la peau des millenials. Un rap qui sent la descente. Les afters où rapper prend des allures de complainte sur des restes de soirées électroniques. Hyacinthe est indéniablement le fruit de ces fins de nuits en solitaire, passées à penser à cette femme. Elle, encore et toujours. Sarah. Un premier album qui consacre l’homme, celui que l’amour a privé des illusions enfantines. Si le parisien est l’anti-thèse de ce qu’a pu paraître le rappeur, il lui permet enfin d’exprimer ce qu’il ressent, le laisse être.

Si l’on veut regarder du côté des arts et s’offrir le luxe d’une comparaison, on peut admettre que ce style de rap tend à se rapprocher d’un certain romantisme poétique. La décomplexion des sentiments et leur expression lui a permis d’opérer un déplacement de l’égotrip vers l’éthotrip. On retrouve chez ces rappeurs une foule de similitudes avec leurs aînés. La plus tangible est peut être ce mal du siècle, parfois vertigineux, qui nous saisit à l’écoute. Cette impression d’être né au mauvais endroit, au mauvais moment, qui induit chez eux un refuge dans la mélancolie, l’imagination et l’exaltation exacerbée d’une sensibilité décuplée. Toutefois, l’écueil du vague à l’âme baudelairien est adroitement évité, le rappeur extériorise son mal-être et ainsi prend de la hauteur. Il se libère par l’expression de ses sentiments et revêt l’habit du Voyageur contemplant une mer de nuages. Plutôt que mourir dans le spleen, le rap renaît dans le Romantisme.

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Théo

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