Des paradis artificiels baudelairiens suscitant inspiration et créativité, aux confessions culinaires de De Quincey et la peu coûteuse joie qu’il procure, l’opium s’est fait la drogue du poète dans l’éphémère fulgurance de ses effets. Légendes et rumeurs veulent que bien des chefs d’œuvres aient éclos au milieu de fumées et vapeurs opiacées. Eli MC quant à elle, nous propose aujourd’hui une Trace d’Opium qui, en stimulant la création artistique d’une poétesse moderne, nous invite dans un voyage empoisonné par la désillusion, mais revêtant une authenticité humainement populaire faisant fi d’antidote à la noirceur de la vie.
A l’image de la fillette en équilibre sur un plant de pavot, recherchant déjà l’ivresse opiacée qui lui permettra de tenir bon, la jeune rappeuse nous livre un album qui s’écoute et se vit, comme un trip faisant face à l’âpreté de la vie. Le décollage est radical, une parmi les autres elle refuse pour autant d’être une marionnette du système qui se « laisse tirer les ficelles par un chorégraphe » et devient au terme de son émancipation la « tache de vin sur la nappe blanche ». Avouant succomber à ses vices et plonger dans leur spirale, elle s’envole sur une litanie quasi religieuse rythmée par la caisse claire afin de chercher « du charme, du calme sur [sa] trajectoire ». Invitant ouvertement ses détracteurs et ceux qu’elle critique à parler à son troisième doigt, c’est en prenant de l’altitude qu’elle nous fait suivre une trace d’opium devenue notre seul point de repère dans ce brouillard sociétal.
Le besoin d’écrire un texte devient compulsif au cœur de cette montée faisant « l’effet d’une bombe H ». Si Eli avance « sans plan de carrière [avec] la rage devant les fauves [car] L’effort des mots ne retient pas la propagande des faux », c’est qu’elle compte bien voir le bout du tunnel, et s’il le faut, en flirtant avec ses démons. Demi Portion s’invite en acolyte de défonce avec la même Envie de vous parler, ce besoin de communiquer sans langue de bois, avec la virulence « d’un graffiti qu’on efface pas facilement » afin de mieux lâcher « le venin dans l’décor ». Cette fusion de super sayens lyricistes fait office de calmant, puisqu’en « cas de mal, c’est clair que le son est une pharmacie ». Évoquant sans cesse l’exutoire qu’est le rap, la jeune femme accompagnée de Mez se perd sans Feuille de route et s’ils n’ont pas « l’or des Daltons dans le sac », leur inspiration est une vraie mine de vers, illuminée par la fumée opiacée. Paradis artificiel puisqu’elle même « doute qu’un seul de [ses] vers ne se vendra » mais qu’importe puisque elle est « bloquée sur Terre, dans un murmure secret elle s’enfonce laisse filer [sa] folie dans la structure de [ses] chansons. » tirant le maximum d’une dépendance à un art qui la mènera peut être vers sa perte. Ainsi, le point de chute n’est jamais loin, et elle en a plus que jamais conscience, mais n’hésite pas et fonce avec pour seul credo « Je cours et je cours à ma perte, je vais y laisser ma plume ». Face à un système qui détruit tout et à l’inexorable course du temps, elle fait de son art une drogue à la dimension salvatrice sans perdre de vue que tout cela est et reste une réalité aux allures de mirage.
Pourtant, elle s’accroche dure comme fer à ses ambitions et ses passions, en persévérant même au-delà des coups. C’est accompagnée de 10vers et Nedoua qu’elle démontre les dires de Bram Van Velde et illustre le fait que « la souffrance des artistes les pousse à remettre un sens à ce monde plein de mensonges ». Les rétrospections toujours aussi amères se multiplient prouvant que « sans doute l’enfant n’est pas naïf quand il dessine du bout de sa mine le cou du pendu ». Un trio homogène qui rend les coups donnés par la prod et l’enivrante voix qui l’accompagne, tout en donnant le change aux répliques cultes qui ponctuent le morceau. A contrario, son acolyte nantais Heskis l’aide à écrire une Histoire sans fin. Le représentant du 5 Majeur livre un très bon 16 mesures en total accord avec la vision du rap d’Eli, mais en y ajoutant une note d’ironie grinçante en le clôturant d’un « le rap c’est pas rentable et ça mes parents le savent ».
Morceau contrastant avec le reste de l’album, « Mafalda« est caractérisé par un superbe et planant refrain en espagnol. Celui-ci permet de reprendre un peu son souffle tant Eli se montre acerbe, au point d’en arriver à un constat dénué d’espoir « Pour toucher mes rêves, ben je me suis dit que j’en avais peut être pas ». Cette âpreté se manifeste peut être avec d’autant plus de virulence dans le morceau éponyme du projet Trace d’opium. Faisant l’éloge de ses vices au point que « ses meilleurs amis sont ses mauvais penchants » elle justifie et revendique la noirceur de sa prose tout en expliquant le pourquoi de cet envol opiacé. La descente est raide, et dans le vide du silence, la drogue se dissipe pour ne laisser planer que Le Bruit de mes synapses. On atterrit alors en douceur, un peu éberlués. Partagés entre une haine qui nous prend aux tripes, et une forme de nausée causée par la perte d’espoir, on préférerait presque ne pas avoir à replonger abruptement dans notre réalité. Ainsi, les effets de l’opium se dissipent au fur et à mesure que la mélodie s’estompe à son tour…
Pour achever cette descente on pourrait se réécouter l’interlude 2 qui met en lumière les paroles de Gilles Deleuze et son fameux « R c’est R pour résistance ». Subtilement choisi, cet extrait cristallise le message apporté par l’album, et faisant de l’artiste un résistant et un artisan œuvrant pour libérer la vie que les hommes ont eux-mêmes occulté. Ainsi, le propos du philosophe légitime complètement la prise d’opiacés, qui en permettant la libération de la création artistique et la résurgence de l’inspiration, permet de trouver de la lumière dans la noirceur, de la vie dans la mort, du bruit dans le silence. Si résister c’est créer, comme dit l’adage, alors à votre tour, vous reprendrez bien une trace d’opium ?
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