Harlem, premier borough en dehors de Manhattan à prendre en pleine gueule la gentrification d’une ville trop attractive et dynamique, trop pressée à résoudre ses problèmes ou à pousser une population vers le haut quand on peut la pousser sur le côté, comme l’a fait avec brio et inhumanité Rudolph Giuliani. Le Harlem d’il y a 15 ans, c’était le Brooklyn d’aujourd’hui, cette peur de perdre son identité sociale et culturelle au détriment d’un embourgeoisement qui veut ses rues plus propres, dans tous les sens du terme. Là où vous ne vous risqueriez pas dans certains coins du Bronx ou du Queens, Harlem est devenu un nouvel argument de vente touristique. Visitable de jour comme de nuit, elle est devenue le Disneyland du gospel et des bodegas, on en venait donc à penser à rayer définitivement Harlem de la map rap…
Dernier coup d’éclat sous le label de NaS, ou pochette surprise des restes du début de semaine, ce Kairi Channel a en tout cas l’étoffe d’un album studio, et vouloir en faire une simple mixtape serait une erreur qui se solderait par aller-retour de phalanges auditives dans les tympans. Ecriture, featuring, beats, ce type de mixtape balaie à elle seule 70% des albums studio 2016, et sincèrement, quand vous avez passé votre année à écouter des merdes type Prima Donna de Vince Staples, The Kitchen de Jim Jones ou encore Magic 19 de Bishop Nehru, Kairi Channel c’est un peu Noël au Manoir Playboy avant l’heure. Le petit réconfort qui te fais dire putain, en fait je n’écoute pas qu’une musique d’illettrés composés par des analphabètes. De là à contempler cet album comme le Saint Graal, il ne faudra quand même pas exagérer : c’est un très bon cru, certes, mais de nos jours, même les bons albums de rap subissent la contrainte analogue à l’électroménager : l’obsolescente programmée.
Ce Kairi Channel se veut universel, un mélange assez large des genres capable de rameuter les vieux cons comme les plus jeunes. Moderne et ancien en même temps, Dave East tape large, quitte à réanimer la vieille potion rap/r&b dans sa pire version, « From The Heart » et sa timbale mielleuse à la limite du sanglot ; Sevyn Streeter nous ramenant à des horreurs comme Faith Evans et autres torchons. Mais aussi dans sa meilleure avec « Slow Down », où Jazzy Amra, sans forcément être éclatante, reprend les bases du genre dans sa version la plus écoutable.
Dave East possède un certain humour qui transpire tout au long de l’écoute (« Type Of Time » ou sur l’intro de « Eyes On Me ») mais en matière de mceeing, ça ne blague pas du tout, que ce soit pour directement s’imposer dans le game grâce à un début d’album bien grimey (l’enchainement « It Was Written », « Type Of Time » et « Again ») ou pour rappeler qu’un storytellin ne s’arrête pas à une bar sur 16 avec « Keisha ». A l’écoute de ce titre, sans vouloir rentrer dans le conflit intergénérationnel, on se demande comment on a pu aussi piteusement dériver en matière d’écriture. Et pas besoin d’aller citer les gros vendeurs, rien qu’au niveau du soi-disant rap underground, protecteur des valeurs et autre conneries à base de DJ Premier ou good old dayz, les mecs sont incapables de rivaliser actuellement. Quant aux nouveaux philosophes défenseurs de la veuve et l’orphelin, comme Kendrick Lamar ou J. Cole, on aura du mal à les imaginer chercher des structures d’écriture et de perspective aussi introspectives et dénonciatrices qu’un « Dont Shoot ».
On retrouve ce type de prouesse d’écriture sur « Eyes On Me », où Fabolous oblige Dave East à maintenir le niveau avec quelques punchlines savoureuses, dommage que l’instru soit aussi vilaine. D’autres invités de choix se joignent à la fête, venant de Harlem, il fallait bien y inviter un de ses rois : Cam’ron. Mais le track « S.D.E. » reste tout de même dégueulasse, à contrario de « The Real Is Back » où Beanie Sigel est loin d’être ce clodo paranoïaque que décrivait The Game lors du diss qui l’opposait à Mill Meek.
Solide du début à la fin, cette dernière escapade avant de rejoindre Def Jam démontre que le Dave East a de quoi marquer son temps, du storytellin au grimey intelligent et intelligible, le répertoire est large, rendant ainsi très monotone la concurrence. Kairi Channel n’est pas une leçon de rap parfaite, mais possède des qualités que l’on croyait perdues depuis quelques temps. Avec sa plume et son agressivité verbale, Harlem vient de trouver un sérieux concurrent à son trône.
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