Le crowdfunding, ou financement participatif, ça n’a rien de neuf ; il s’agit très simplement d’une levée de fonds opérée par un porteur de projet auprès d’un grand nombre de personnes physiques, prêtes à donner une somme d’argent issue de leur épargne personnelle, par pur altruisme ou en échange d’une contrepartie. Cela dit, depuis un peu plus de cinq ans, on s’est mis à parler de crowdfunding uniquement dans les cas où une plateforme digitale assurait la mise en relation entre donateurs et porteurs, fournissant à ces derniers un véritable « kit » clef-en-main pour financer leurs idées.
LE CROWDFUNDING, QU’EST CE QUE C’EST EXACTEMENT ?
En 2014, ce que les acteurs traditionnels du transfert de fonds avaient d’abord considéré comme un marché de niche a explosé, et les plateformes françaises ont récolté au premier semestre de cette année près de 67 millions d’euros , soit deux fois plus que les six premiers mois de l’année précédente (1). Il ne serait donc pas étonnant que le bilan annuel 2015 du crowdfunding soit encore plus frappant.
Les chiffres sont tels que les autorités compétentes et le gouvernement ont dû se saisir du sujet pour sortir les plateformes de financement participatif de leur situation juridique bâtarde (et garder un œil sur elles par la même occasion). Emmanuel Macron signe en septembre 2014 un décret de loi relatif à ce mode de financement (2), initié par Fleur Pellerin, qui lève le monopole bancaire sur le prêt. Petite révolution donc, mais qui concerne surtout les plateformes de prêts et d’equity (prise de participations dans l’entreprise que l’internaute finance) – a priori plutôt destinées aux entrepreneurs, et non celles ayant pour but la récolte de dons, plus connues du grand public.
Les français KissKissBankBank, MyMajorCompany ou Ulule (se présentant tous trois comme leaders du marché, à vous de choisir) ont emboité le pas à l’américain KickStarter, qui se targue d’avoir mis le pied à l’étrier à 22 252 projets l’an dernier (3). Et quel secteur décroche la palme du plus grand nombre de projets financé en 2014 ?
ET LA MUSIQUE DANS TOUT ÇA ?
La simplicité, pour le généreux donateur comme pour le porteur, voilà ce que pourrait être la vision des sites de crowdfunding, dont les premières cibles ne peuvent être que les secteurs à qui l’accès aux modes de financement traditionnel est compliqué. Sachant qu’un prêt est aujourd’hui encore quasi inaccessible à un créateur d’entreprise muni d’un business plan en béton, tout ce que peut espérer obtenir un acteur social ou artiste de la part de son banquier est un sourire compatissant, éventuellement une petite tape dans le dos pour l’encourager s’il a vraiment été convaincant dans l’exposé de son projet. Les associations et les particuliers représentent en effet 89% des projets soumis au financement des internautes sous la forme de dons avec contreparties, et la culture représente 61% des projets de ce créneau (4).
Et cela semble bien logique, le financement participatif permet de passer au-dessus de ce moteur autrefois incontournable et pourtant si difficile à convaincre : la banque. Pour un artiste sans contact ni relai, la location d’un studio, de matériel ou encore la collaboration avec des professionnels du son sont autant d’éléments pouvant se révéler extrêmement coûteux. Malgré la baisse des prix et l’avènement du do it yourself (qui a donné à la « musique de chambre » une signification toute nouvelle), réunir l’ensemble des conditions optimales nécessaires à la réalisation d’un bon produit reste difficile.
Voilà pourquoi pour beaucoup, la sainte maison de disque reste le Graal ; les rappeurs et autres artistes hip-hop, chez qui pourtant le maison-de-disques-bashing va bon train depuis environ 20 ans avant Joey Starr, ne font pas exception à cette règle. « Signer » présente certes beaucoup de désavantages, mais ceux-ci ne peuvent éclipser complètement un bénéfice certain : la prise en charge. Selon l’expression consacrée, faire les choses seul c’est bien, mais c’est dur, d’autant plus lorsque les fonds manquent. Mais la trésorerie n’est pas l’unique problème ; ainsi est-il important de rappeler que le crowdfunding n’est pas une solution miracle à la portée de tous les artistes en mal de financement. Aussi banal que cela puisse paraître, un bon projet et une définition précise des postes de dépense sont essentiels au bon déroulé d’une campagne.
TOUS POUR LE CROWDFUNDING, LE CROWDFUNDING POUR TOUS ?
Le financement par la foule n’est tout le temps un choix par dépit. Pour Georgio, qui s’est lancé dans une campagne KissKissBankBank pour récolter 35 000 euros et produire son premier album Bleu Noir , il n’était pas du tout question de se « rabattre » vers ce type de financement parce que la maison de disque constituait une trop grande barrière à l’entrée. Comme il nous l’a expliqué, il s’agissait bien plus de faire passer sa carrière à un niveau supérieur tout en s’affranchissant des règles trop strictes imposées par les majors qu’il a rencontrées :
« On a eu cette idée (le crowfunding) parce qu’on a eu des rendez-vous en maisons de disques, ils étaient tous intéressés, mais pour autant, on n’était pas leur priorité. Leurs processus étaient trop lents, ça ne nous chauffait pas du tout. On a réfléchi et on s’est dit qu’on avait toutes les cartes pour le sortir nous-mêmes, avec nos moyens. Avec eux (les maisons de disques), il faut mille rendez-vous avant qu’ils te proposent un premier contrat, ils veulent pas être les premiers parce qu’ils savent qu’on parle avec d’autres, donc au final personne ne propose rien, le temps passe et à un moment, moi j’avais envie de faire mon album. C’était la suite logique de tout ce que j’avais fait jusque là (…).».
Ce n’est qu’après avoir évoqué cette contradiction entre la lenteur de la grosse machine qu’est l’industrie du disque et son envie de faire son album rapidement que Georgio passe à un autre argument, plus fréquemment entendu : « Aussi, je me suis dit que quitte à faire une carrière dans le rap, je préférais la faire entre guillemets proche des gens, sans avoir besoin de rentrer dans le moule de l’industrie du disque ». Il y a donc une préférence pour l’indépendance, mais visiblement bien plus liée aux assommantes opérations administratives inhérentes à l’industrie qu’à l’envie inconditionnelle de se trouver « hors-système ». Une vision réaliste des choses.
Le projet est donc bien pensé et le jeune rappeur de 22 ans explique bien sur sa page KissKissBankBank son « plan d’action financier » pour justifier la levée des 35 000€ :
« Si vous me donnez assez de force, voilà comment j’utiliserai l’argent :
• 12 titres à 900€ par titre (prise de voix, mix dans un studio professionnel, mastering) = 10 800€
• 5 clips à 3400€ par clip = 17 000€
• Pochette de l’albums et visuels = 1 500€
• Marketing/promo = 5 700€ (page de pub dans des magazines, sur des sites web, des posts Facebook sponsorisés etc).
Si on arrive à avoir plus, c’est simple, on investira en priorité dans les clips. On pourra même choisir ensemble les titres à cliper ! »
En exposant ces quatre points (qui ne représentent certainement pas l’intégralité de ses besoins) Georgio met involontairement l’accent sur un point essentiel : s’il peut « se permettre » de se lancer dans un tel projet, c’est parce qu’il sait qu’une équipe solide l’aidera à mettre en pratique ses annonces. Nous avons fait le point avec lui sur sa situation: « Je suis en indépendant, tous mes projets sont sortis avec Paris Sud (activités d’enregistrement sonore et édition musicale, ndlr) donc complètement indépendants ; après j’ai un tourneur, Bleu Citron, pour faire des tournées, trouver des concerts ou produire des dates. Quand j’ai sorti mes deux EP’s, j’avais des contrats de distribution, mais à chaque fois, c’était pour un seul projet, donc j’étais attaché à rien. C’était avec Believe pour le digital et P.I.A.S. pour le physique ». Et un membre de son équipe d’ajouter : « Il est aussi en co-édition Sony-Paris Sud, pour les histoires de droits d’auteurs, etc. ». Une affaire qui implique donc une multitude d’acteurs, qui permettent à l’artiste de se concentrer uniquement sur ce qu’il veut faire : écrire, rapper. Une fois toutes ces thématiques business évacuées et déposées entre de bonnes mains, la levée de fond devient presque la dernière étape à envisager.
Cet exemple montre bien que se passer de maison de disques est une chose, trouver les substituts adaptés en est une autre. Et quand Georgio dit avoir « toutes les cartes » pour faire les choses seul, ce sont très probablement de ces atouts-là dont il parle. Il le dit lui-même « A part l’argent, et c’est déjà beaucoup parce que c’est justement ce que je demande, les maisons de disques ne m’apporteront rien ». Pas sûr que tous les artistes examinant la possibilité du crowdfunding soient aussi solidement harnachés. Pour boucler la boucle, que dire sinon que le financement participatif et l’autoproduction musicale ne doivent surtout pas être un choix par dépit. Si les maisons de disques (et les banques) doivent garder un œil sur ce nouveau mode de financement et de développement, leurs inquiétudes peuvent cependant être limitées par le fait que les artistes soient probablement aussi peu préparés qu’elles à ces nouvelles méthodes. La musique, et il faut bien l’avouer, le rap en particulier, ce monde bizarre où tout le monde dit vouloir l’indépendance sans en mesurer les contraintes.
LES DONS
Les plateformes, qui prélèvent une commission non-négligeable sur les campagnes (8% pour KKBB, soit par exemple 2800€ sur 35 000€), aident relativement au lancement des campagnes en répondant aux questions potentielles des porteurs de projets sans toutefois prendre part intégrante à la gestion de la campagne. Un point majeur du crowdfunding réside dans le fait que si celle-ci n’atteint pas son objectif, elle est annulée et les donateurs remboursés. Une nouvelle question se pose alors : si la maison de disques pose la mallette pleine de billets sur la table, elle prend également en charge le risque.
Pour Georgio, cette affirmation selon laquelle signer revient à se décharger des aléas n’est pas totalement vraie : « En réalité, imagine que tu signes dans un label, mais au bout d’un moment le directeur artistique change, il se barre dans une nouvelle maison de disques, toi tu restes avec la tienne, un nouveau mec arrive, il n’a jamais entendu parler de rap, d’ailleurs il n’en a rien à foutre, ton projet, ça lui parle pas. A côté il s’occupe de Patrick Bruel et ça lui prend deux ans. Et voilà, tu passes à la trappe. Et moi si pendant deux ans je ne sors rien, déjà ça me fait chier, mais en plus avec Internet et tout, si je ne sors rien, je suis mort ». Pour résumer, en choisissant un mode de développement alternatif, l’artiste est bien obligé d’assumer le risque, mais garde par ailleurs le contrôle sur son agenda sans être entravé par de quelconques obligations contractuelles.
Au-delà de la comparaison avec l’industrie musicale classique, la notion de risque s’estompe dès lors que l’on regarde ce que cache le concept de « dons » mis en avant par les plateformes de financement participatif. Très minoritaires sont les artistes demandant des dons purs ; les associations à but non lucratif, les porteurs projets sociaux ou humanitaires sont logiquement bien plus présents sur ce segment. Les porteurs de projets culturels (films, albums, EP, documentaires, etc) proposent très souvent des contreparties, ce qui incite évidemment à la participation. C’est le point le plus controversé de la collecte de « dons ».
Prenons un artiste souhaitant produire son album : souvent, en proposant en échange de la plus petite somme donnée une version digitale ou physique de son projet, il fait en sorte d’atteindre son point mort avant même d’avoir produit quoi que ce soit. Plus le donateur est généreux, plus les « récompenses » sont intéressantes pour lui, en tant que fan. L’opération est souvent comparée à une pré-commande ; pour le donneur, oui, c’est effectivement la même chose, à de légères nuances près. L’artiste, de son côté, dès lors que sa campagne aboutit, et si sa planification de budget tient la route, est normalement sûr d’avoir atteint son seuil de rentabilité sur fonds externes, d’où le caractère alléchant de la méthode.
Bien évidemment, ces « ventes » (puisqu’il semble bien s’agir d’achats, d’ailleurs la TVA s’applique dans certains cas) ne sont pas décomptées une fois l’album sorti. Georgio, lui, s’en fout, tant qu’il sait qu’il a effectué son objectif de ventes sur KKBB. En effet, à moins d’absolument vouloir « son disque d’or certifié par la SACEM », les ventes effectuées une fois la campagne de financement terminée ne représentent que du bonus. Un bonus important bien sûr, dont le crowdfunding est aussi destiné à être l’un des starters. C’est ce qui justifie des sommes qui, pour un auditeur lambda, peuvent paraître très élevées. Pour en revenir à notre exemple fil rouge, les 35 000€ demandés par Georgio ont provoqué quelques vives réactions d’incompréhension, mais sont justifiés selon les quelques acteurs du petit monde du hip-hop indépendant à qui nous avons posé la question. Un meilleur mix, un meilleur mastering, pour une meilleure qualité de son et plus de chances de passer sur les ondes nationales, et plus de publicité pour plus de visibilité.
ET APRÈS ?
Etre complètement transparent sur les motivations d’une levée de fond ne suffit évidemment pas à motiver ses troupes. Après tout, le porteur de projet, l’artiste, demande à ses suiveurs un « sacrifice » financier que de moins en moins de monde se plie à faire. Le bon story-telling pour accompagner sa campagne est fondamental. Les meilleurs porteurs sont évidemment les meilleurs communicants, en particulier via les réseaux sociaux ; ces derniers ont d’ailleurs grandement participé à l’essor du financement participatif ces dernières années. Ils ont décuplé, notamment chez les jeunes, l’envie de se montrer en tant que soutien, grâce à une photo, un commentaire. Cette envie de se faire remarquer par celui que l’on admire ou dont on écoute simplement la musique a évidemment toujours existé, mais Facebook et Twitter ont facilité la transmission du message ; autrement dit, le tweet est un peu moins contraignant que la lettre qu’il fallait envoyer il y a 20 ans.
Et plus un artiste débutant commence tôt, avec ses moyens, à entretenir et développer sa communauté de fans, plus il fait grandir le potentiel de réussite de sa campagne, le sentiment d’appartenance générant l’envie de participer à une construction commune. Il est bien sûr plus simple de convaincre des donateurs déjà acquis à votre cause que de persuader d’éventuels nouveaux fans de donner « à l’aveugle ». Pour financer Hip-Hop After All (2014), Guts et Heavenly Sweetness avaient poussé la logique jusqu’au bout en nommant l’idée de club, avec le Pura Vida Club, dont les membres ont bénéficié de quelques privilèges non-négligeables pour des amateurs de musique. Pour un artiste comme Guts, l’enjeu était néanmoins différent puisqu’aujourd’hui, le producteur n’a plus besoin d’asseoir sa notoriété ; sa campagne fut un succès. Pour un débutant en revanche, il s’agit d’ « utiliser » sa fanbase existante pour la développer par la suite, en se donnant notamment les moyens d’une meilleure promotion une fois le projet réalisé.
C’est peut-être là que le serpent se mort la queue. Choisir la méthode « dure » en s’écartant de la voie royale proposée par les majors pour finalement retomber dans la logique industrielle de la grande publicité une fois la moitié du chemin parcouru ? Nous posons la question à Georgio : « L’indépendance, c’est bien, c’est fort, mais moi je suis pas indépendant dans le sens où… comment dire, je ne me bats pas contre le système, je suis pas un mec qui ne bouffe que des fleurs pour ne pas donner aux grandes sociétés. Ça, je m’en fous un peu. Le truc d’être en indé, c’est de pouvoir contrôler le truc à 100%, et de le faire avec les gens, de les réunir autour du projet, pour essayer de faire péter le truc à fond (…) j’en veux pas aux maisons de disques, c’est juste que le mieux pour moi c’était de faire les choses comme ça, c’était la meilleure opportunité. » Pour en revenir à la promotion, cela semble revenir à dire qu’il saisira les opportunités qui lui sont offertes tant que sa vision du bon rap ne sera pas altérée, et tant que son public sera inclus dans ses projets, le tout étant d’avoir « assez de pédagogie pour faire comprendre ta musique, ne serait-ce que le temps d’un quart d’heure ». Pas de contradictions entre financement participatif et promotion de masse, au contraire, puisque tous les « outils » sont à considérer comme un moyen au service de l’artistique, et jamais comme des fins.
Avec le crowdfunding, personne ne ferait donc jamais de concession, ni l’artiste, ni l’auditeur. Eh oui, finance parti-ci-pa-tive on vous a dit, donc valeur pour tout le monde. Si on poussait le bouchon, en suivant l’avancée du cadre légal, on irait même jusqu’à dire que les concessions à faire se trouveront bientôt du côté des médias, qui n’auront plus à attendre après les gros sous des majors, mais devront considérer sérieusement les petites cellules indépendantes. Autant dire que toute l’industrie musicale s’en verrait bouleversée, et l’impact sur le rap serait absolument majeur. Rien ne fait plus peur à une industrie que le risque ; on a toujours moins peur de ce qui a déjà fonctionné, et tant pis pour la créativité. Or, le financement participatif ne peut craindre le risque puisqu’au mieux, les individus donnent pour un projet qu’ils avaient envie de soutenir, et au pire, sont remboursés. Sans idéaliser, un boulevard de possibles s’ouvre dans les domaines culturels. Pourquoi pas, reste à voir quel type de créativité sera plébiscité par la foule. Reste à savoir si ce dernier acteur, lui, est prêt.
Pour participer au futur album de Georgio, Bleu Noir, il suffit de cliquer sur sa tête :
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Notes :
(1) Financement Participatif France, Baromètre 2014
(2) Lire sur LegiFrance.gouv.fr
(3) Statistiques KickStarter 2014 : By the numbers
(4) 01Business, sur Financement Participatif France
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