Rappeur discret par excellence, plume fine et timbre de voix singulier, le C-sen nous avait manqué. Il faut dire que depuis 2013, le rappeur était aux abonnés absents. L’erreur est réparée, et le voilà de retour avec Vertiges, un nouvel album prévu pour le 13 Avril. De l’impact du Tunnel, aux nouveautés de Vertiges, en passant par son amour du voyage et du Brésil, rencontre quelques minutes avant de monter sur scène, avec le grand Pierre Cesseine.
Le tunnel était un patchwork de gris, avec quelques touches de lumière, comme le montrait la cover. Il y avait un esprit rock, presque punk, avec des instrus froides et métalliques. Beaucoup de flow très saccadés également. C’était pour toi à l’époque la volonté de faire un album de rap « dur » ?
En fait, c’est le seul album que j’ai fait en étant sûr qu’il sortirait. Du coup je pense que j’ai eu une réaction épidermique, et j’ai eu envie que ce disque soit super dur. Ce n’était peut-être pas à l’époque complètement conscient. Quand on l’a fait, on m’avait catégorisé – bizarrement parce que j’avais déjà des morceaux comme « Disque rayé » – comme puriste boom-bap 90-2005. Ça m’avait un peu saoulé. Je ne suis pas comme ça. J’ai la culture, je connais tout ça très bien et sur le bout des doigts. J’ai adoré cette musique et ces années-là, mais je n’ai jamais voulu vivre dans un musée.
Donc l’album s’est fait un peu comme ça, sans trop réfléchir. On était dans un sous-sol, j’ai écrit et enregistré l’album au feeling. Et puis un album c’est toujours une humeur. C’est valable encore plus avec celui-là. Le tunnel, c’est un album qui reflète encore plus une humeur que les autres. Parce que pour les autres, j’ai mis plus de temps à les faire. Plus je mets de temps à faire un album, plus je réfléchis à ce que j’ai réellement envie de dire, quel message je souhaite faire passer. Alors que Le tunnel, je l’ai fait d’une traite. Dans une période où j’ai écrit et où on l’a produit, au même moment.
J’avais même fait exprès de faire une mixtape juste avant qui s’appelait Kick and Run pour lâcher tous les couplets que j’avais de côté, pour être à zéro quand je faisais Le tunnel. Un nouveau départ. Il y avait une logique dans tout ça. Mais c’est vrai qu’au niveau du son, au moment où s’est sorti, ça a été très compliqué à comprendre pour plein de gens. Il y avait pas encore eu le déferlement de la trap et à l’époque, soit tu étais puriste, soit club. Et moi je n’étais nulle part là-dedans. Ça a donc donné un album assez polyvalent. Vertiges pour le coup est très différent du Tunnel, c’est un album de rap, il est original, il est singulier, l’album Le tunnel était plus hybride.
Est-ce que l’on ne t’a pas catégorisé comme rappeur du 18ème plus que comme rappeur boom-bap finalement ?
Ça marche aussi, mais c’est vrai que dès le départ j’ai eu la volonté je crois d’être à coté de tout ça. Je bouge beaucoup, je rencontre plein de gens différents, j’écoute des musiques très différentes, j’aime voyager, j’habite toujours dans le 18ème, c’est une ambiance, un univers qui transpire dans ce que je fais, mais que je ne revendique pas. Et puis surtout je fais plein d’autres choses. Finalement d’où tu viens ne te définit pas. Il se trouve qu’il y a eu énormément de très bonnes choses dans le hip-hop qui se sont créées dans ce quartier. J’ai un sentiment d’appartenance, mais sans être un porte-drapeau, ni être obligé de me contraindre au carcan du 18.
Avec 5 ans de recul, quel regard portes-tu sur Le Tunnel ? Quel impact a-t-il eu ?
C’est un album que j’aime beaucoup. Je le kiffe ce projet. Ce soir encore, je vais jouer des morceaux de cet album. Je joue « Loin des yeux » et « A l’envers ». Je les adore ces morceaux. Je les trouve toujours efficaces. « Loin des yeux » c’est mon morceau préféré. Celui dont je suis le plus fier. Je n’ai rien écrit de mieux dans ma vie. Je l ‘aime beaucoup ce disque. Le morceau « Aldo Vega » par exemple, je suis très content d’avoir eu l’opportunité de faire un morceau comme celui la. Petit en 6ème, j’écoutais du rap à mort, mais j’écoutais aussi les Bérurier Noir, sauf que je voulais pas ressembler aux punks, ce n’était pas mon monde. J’étais dans le hip-hop déjà, dans le graffiti, depuis tout petit, depuis mes 11 ans, j’étais fou de ça. Je me suis passionné et j’évoluais vraiment dans cet univers. Mais malgré tout quand j’écoutais les Béru au casque dans ma chambre dans le noir, ça m’emmenait dans des ambiances de malade. C’est un truc que j’ai toujours kiffé le punk, même chez les anglais.
J’ai beaucoup écouté de musique électronique aussi, je sors, j’aime bien la nuit. Je n’ai pas nécessairement envie d’écouter du rap toute la nuit. Ca a donné une multitude d’influences, et au final cet album par sa diversité me représente bien. C’est un projet qui vieillit bien aussi, c’est la première fois que je vais rejouer les morceaux du Tunnel sur scène depuis un long moment, J’ai fait les balances, les morceaux sonnent toujours chan-mé. Si les auditeurs, avec les sonorités qui ont évolués ces dernières années, peuvent écouter l’album différemment aujourd’hui et avoir un nouveau regard dessus, ça serait parfait.
Dans « Trop de questions » en 2013, tu t’imposais une discussion assez dure avec ton miroir, dans laquelle tu avouais avoir passé l’âge de vouloir niquer l’industrie, et devoir changer d’optique quant à ta musique.
Ouais après sur ce morceau, je m’engueule, mais est ce que je le fais ? (rires). Toute cette chanson, je ne fais pas les choses que je me reproche. Tout ce que je me demande de faire, je ne le fais pas. Quand je dis « Ah si seulement ce que je pense pendant mes insomnies avait de l’influence sur ce que je fais dans la vie », c’est exactement ça. C’est tout ce que tu te dis la nuit quand tu n’arrives pas à dormir, et qui disparaît le lendemain matin en te rasant devant la glace.
Donc ces 5 ans n’ont pas permis de trouver les réponses à ce trop-plein de questions ?
Ah… ça, je ne sais pas. Peut-être un peu. J’ai eu des années dix fois pire que tout ce que j’avais vécu jusque-là, et ça m’a changé. En tout cas j’ai changé beaucoup de choses dans ma vie et dans mon comportement. Mais je suis toujours…. (il cherche..) enfin… je suis toujours bien ce que je suis quoi ! (rires).
Tu le dis dans « Classe » justement. « Rafistoler ma vie comme une vieille caisse de Cuba ». Et dans « La vraie, la belle » : « De pas faire le bilan, mais faire le tri ». Je trouvais ça pas mal en justification de ces 5 ans d’absence.
Ouais. Bah c’est ça effectivement. C’est un peu ce qui s’est passé. Même dans ce que je fais. Dans ma manière d’écrire, dans ce que je dis, dans ce nouvel album j’ai pensé plein de choses différemment. Il y a plein de choses cachées. Plein de choses qui sont hyper importantes pour moi. Il y a des gros morceaux.
Je fais gaffe à plein de détails. A ne jamais dire sur cet album le nom de quelqu’un que je n’aime pas. J’ai essayé de parler des choses moches en essayant au maximum de les rendre belles, ou de mettre un peu d’humour dedans, pour contrebalancer. Et si le fond est toujours aussi dégueulasse, j’ai au moins réfléchi à la forme pour le transformer en quelque chose de beau. J’ai vraiment eu cette volonté-là dans cet album. De pas juste faire du constat. Essayer de proposer quelques pistes pour avancer. Ça reste en filigrane bien sûr, mais c’est quelque chose qui a été réfléchie.
Je ne voulais pas que ce soit un projet de plus, un album de plus. Des morceaux comme j’en ai déjà fait plein. Donc finalement je me suis encore un peu plus libéré, j’ai parlé des choses qui me tiennent vraiment à cœur. J’ai essayé de ne pas parler de tout et de n’importe quoi, de ne pas faire une revue de presse sur ce qui s’est passé depuis 5 ans. De ne parler que des choses qui me tiennent vraiment à cœur et que je maitrise. Ou au moins des choses pour lesquels je maitrise ma pensée, les choses dont je suis sûr de ma gamberge.
C’est du coup le difficile exercice de sortir de tes thèmes de prédilection. Je vais te catégoriser un peu, mais on peut dégager 3 grands thèmes dans tes textes : Les meufs, le voyage, et la rue (les gens qui t’entourent).
Tu peux rajouter la nuit, mais c’est ça. Non t’inquiète pas, ceux-là sont toujours bien présents (rires). Y’a les quatre. Et bien représentés.
Il y a deux chansons vraiment sur les meufs, enfin sur mon rapport aux femmes avec toutes mes histoires, et après j’en parle en filigrane dans les autres textes. Sur le voyage, il y a un morceau sur le fait de bouger. Sur la nécessité de ne pas rester que en bas de chez soi. C’est le featuring avec Georgio.
C’est le seul feat de l’album ?
Non du tout ! Il y a Grems aussi, JP Manova, et Darcé, qui est un mec de mon groupe. Le morceau avec Grems, le voyage est en filigrane un petit peu aussi. Parce que tous les deux on bouge pas mal. Il est chan-mé le morceau avec Grems d’ailleurs. Et puis de toute façon, Grems, il est chaud.
Avec JP Manova, on parle du vivre ensemble. Savoir si à un moment on parle ou on se tape. Le morceau est chan-mé aussi on l’a écrit en miroir. Nos couplets sont écrits exactement de la même manière mais avec chacun son style propre. Mais bon, ça, personne ne va le capter. (rires)
Fais confiance aux internets. Y’a des passionnés qui se prennent bien la tête sur ce genre de texte. Ils vont forcément comprendre.
Ouais, mais il y en a qui disent des trucs de ouf ! Je suis allez regarder Rap Genius il y a quelques temps. Il y a des mecs qui annotent des trucs. C’est trop marrant. Ils inventent des interprétations tirées par les cheveux. Mais par contre y’en a qui suivent de ouf. Genre, « il parle de telle meuf, on le sait parce qu’il parle aussi d’elle dans tel morceau, on le comprend grâce à tel ou tel truc. » Y’a clairement pas que du mauvais.
Je n’étais jamais allé regarder, mais comme on est en train d’ajouter les textes du nouvel album, j’ai fais un petit tour dessus. Y’a des mecs qu’ont foutu presque tous mes textes en lignes, parfois avec un bon lot de fautes dans la retranscription, mais c’est déjà ça. Et puis de toute façon, mauvais ou non, bonne interprétation ou non, ça fait super plaisir de voir que des mecs qui se prennent la tête sur ce que tu as écrit. C’est chan-mé. Même si certains vont juste un peu trop loin. (rires)
Tu parlais de changement pour le nouvel album, ça passe aussi par le visuel, sur les quatre titres que tu viens de sortir, tu développes un univers très épuré, dépeuplé, centré autour d’une sculpture de ta tête.
C’est une série de 6 clips. Comme j’avais totalement disparu des radars, que je reviens de nulle part, on s’est dit qu’il fallait trouver un concept visuel qui crée un fil conducteur qui tienne et accroche les gens jusqu’à la sortie de l’album. On a décidé de sortir une série de 6 clips jusqu’à la sortie, et puis après il y a des clips qui arrivent mais qui sont différents.
J’aime bien l’idée d’être présent, sans être à l’image. C’est vraiment chan-mé ce que les réalisateurs ont fait. Au fil des morceaux, ils malmènent la sculpture. Dans « La vie, la belle », ils m’emmènent en balade. Les mecs se sont tapés, un délire. « Allez on va le sortir ! ». (rires). Toutes les idées viennent des mecs qui font les clips : Paul et Martin. Ça met en avant le texte, c’est hypnotique, c’est beau, moi je trouve que c’est de l’art. C’est complètement dingue. « Inspire » est complètement ouf, les effets de fumée, il n’y a aucune retouche. Rien n’est rajouté en post prod. C’est que du vrai. Et c’est valable pour toute la série des six clips. Rien n’est rajouté à l’ordinateur. On est dans le réel.
C’était une manière aussi de mettre le texte en avant. T’es obligé de te concentrer sur le texte. Même si tu ne mets pas le son fort, tu as quand même la possibilité de te concentrer sur l’écriture. Les typos ne sont pas trop grosses donc l’auditeur pour lire est obligé de faire attention. C’était vraiment pour capter l’attention de l’auditeur sur un bon texte. Enfin… sur ce que moi j’estime être un bon texte.
Pour ce nouveau projet, les visuels sont plus lumineux. Tu t’autorises des beats plus lents et des refrains lancinants très efficaces. Quelle couleur musicale, quelle ambiance, souhaitais-tu créer ?
Je voulais que ce soit moderne, beau et cultivé. La modernité arrive par les rythmiques, qui sont actuelles et super bien maîtrisées. Keno, qui a réalisé tout le projet, est un psychopathe des beats. Il est vraiment très très fort. C’est un horloger, c’est assez dingue ce qu’il fait. C’est son premier projet, et il l’a fait de A à Z.
La beauté vient par l’habillage, les samples, les mélodies, et tout ce qu’il y a autour. Dax chapote tout, ça permet d’avoir beaucoup de cultures, beaucoup de références, d’aller vite en besogne. On écoute tous des choses très différentes, ça nous permet d’avoir des références musicales assez larges.
C’est justement la remarque que je m’étais faite, c’est des sonorités que l’on n’a pas forcément l’habitude de t’attribuer.
Ouais, mais c’est beau. Et ça m’a changé hein ! Faut pas croire ! J’ai rappé tout seul deux mois dans mon coin avant d’aller en studio sur ces beats, pour comprendre comment j’allais pouvoir me sentir à l’aise dessus, me les approprier. Ça a cassé mes habitudes et ça m’a obligé à changer mon écriture du coup. Et ça c’est bien. Les contraintes dans tout ce qui est artistique, te permettent de te dépasser. C’est grâce aux contraintes que tu deviens bon. A la fin il faut que ça ait l’air simple et logique, alors que toi tu t’es tapé des mois pour réussir à poser correctement sur le morceau, pour en faire ce que tu voulais. Ça t’oblige à sortir de ta zone de confort, et à faire en sorte que personne ne s’en rende compte. Et ça sur cet album, je trouve que c’est très réussi. Quand tu écoutes, c’est facile. Je suis content.
Avant, mes raps étaient peut-être plus difficile à écouter, c’est pour ça qu’il y avait des erreurs dans Rap Genius. Très longtemps, j’ai rappé pour les rappeurs. Maintenant j’écris des textes pour que d’autres gens, que je ne connais pas, les écoutent. Mon premier album, c’est le résultat de 10 ans de rap, où je rappais systématiquement devant des rappeurs. J’étais dans un microcosme où j’étais constamment entouré de rappeurs ou de gens intégrés à cette culture-là. Donc je rappais pour eux, pour casser des dents. Pour que quand tu rappes le mec en face se dise « putain l’enculé, il kicke de ouf ». Mon rap c’était ça. Je l’ai toujours ce truc, ce besoin de compétition. Dès que je fais une radio, je kiffe kicker, balancer des phases techniques. Mais j’ai eu pour cet album aussi le souci que ce soit intelligible, logique et beau.
Du coup je m’autorise peut être un peu plus de refrains chantés, et de lignes mélodiques. Mais ça, c’est Dax qui m’a poussé. J’en avais l’envie, mais ça n’a pas été si simple. Il m’a mis un auto-tune , et tant que j’entendais encore l’auto-tune c’est que j’étais faux, et que je devais recommencer. C’est hyper cruel comme exercice. Tu entends que tu es tout pourri pendant longtemps avant d’y arriver. Et puis une fois que tu as réussi, tu arrives à répéter le truc, à le refaire. Mais toute la partie avant d’y arriver, elle est vénère. (rires)
Ce n’est pas des cours de chant à proprement parler, je n’ai pas appris à chanter. J’ai appris à être juste sur mes morceaux. Je ne peux pas te chanter juste n’importe quelle ligne de chant, mais sur mes morceaux, maintenant je sais les chanter juste. Sur scène, ils sont comme sur le disque.
C’est quelque chose que tu n’avais jamais eu à travailler ou tu t’en foutais tout simplement ?
Pendant des années, je ne comptais même pas les mesures. Je ne faisais même pas des blocs. Un jour j’étais en studio avec Disiz. Je venais d’enregistrer « Disque rayé », je rappais devant lui et il m’a dit « T’as un flow de bâtard, mais fait des blocs de 4, qu’est-ce que tu fous ?! ». Le mec se perdait ! Moi je pensais qu’il avait rien compris à mon rap, mais moins d’un an après, je faisais mes blocs de 4 et j’essayais de structurer mes textes. Mais j’ai longtemps été le mauvais élève. C’était vraiment un besoin d’écrire et de rapper quasi épidermique. Il fallait que ça sorte, tant pis pour la rigueur et la structure.
Sur cet album, tu dis « j’ai envie d’écrire que des barres de rire ». C’est quelque chose qui a guidé un peu l’écriture de ce projet ? Encore une fois on a l’impression d’une certaine sérénité sur tes nouveaux textes.
Bah non. Parce que je n’y arrive pas. Quand je dis ça, c’est que j’aimerais bien écrire que des trucs drôles. Dans la vie je suis un mec plutôt drôle, j’aime bien sortir, côtoyer du monde et rigoler, mais quand j’écris c’est sur des choses souvent graves. Je n’écris pas dans le bonheur. Quand il y a un peu de bonheur dans ma vie, je le vis. Je ne vais pas chercher un stylo. C’est le reste du temps que j’écris.
Tu parlais du changement d’écriture. Tu sembles avoir épuré ton texte, avec une utilisation plus flagrante d’images, de séquences de mots. Comme « Canette, cendres, cke-cra ».
Alors déjà il y a le fait comme je te le disais, que je compte désormais mes placements. Pour ce qui est de balancer des images avec des enchaînements de mots, je le faisais déjà avant, mais en en mettant plein. J’ai fait ça longtemps. Ça donnait un style de ouf pour kicker, mais maintenant je le fais de façon plus réfléchie. C’est placé. C’est vraiment toujours dans la même optique. Cette recherche du logique et beau. Que l’écriture paraisse simple.
On parlait d’influence dans la création des morceaux. Je sais que tu écoutes beaucoup de musique. Qu’est ce qui t’as influencé pour la création de l’univers musical de ce nouveau projet ?
Pour cet album, l’apport musical, la nouveauté tout du moins est quand même due principalement à Keno. Il avait une base de beats totalement dingue à disposition, je me suis contenté de venir picorer dans ses créations. Je n’ai pas eu besoin de lui demander quoi que ce soit quasiment. A part peut être lui suggérer l’utilisation d’un sample, d’un scratch ou d’une référence à des morceaux brésiliens que j’adore.
J’ai des idées, mais c’est hyper obscur, je ne sais d’ailleurs pas comment Keno comprend. Pendant la création de l’album, je lui envoyais des textos en essayant de lui décrire la musique, en lui demandant des trucs supers vagues. Je ne sais vraiment pas comment il a pu si bien s’adapter et si vite comprendre ce que je voulais. Je lui ai aussi pour certain morceaux, demandé des humeurs, des émotions que je recherchais pour tel ou tel titre. Mais je pense franchement qu’il y a un bon deux tiers de l’album où je suis venu simplement piocher dans ses prods existantes.
C’est étonnant, parce que justement je trouvais dans les sonorités une chaleur nouvelle, que je rattachais peut être bêtement à la musique brésilienne. Je sais que tu en écoutes beaucoup. Je pensais donc que Keno s’était vraiment très bien adapté à ton univers.
Et bien pas du tout ! Comme quoi on s’est bien trouvés, puisque toutes ces prods ont été faites avant même que l’on ait l’idée de travailler ensemble. Alors évidemment, dans les choix de prods que j’ai fait, là, oui j’ai eu une influence. J’ai choisi des prods qui correspondaient à l’idée que je me faisais de l’album, de la couleur musicale que je pensais devoir développer. Mais il ne les a pas faites sous mon influence.
C’était vraiment chan-mé comme rencontre. Moi ça faisait des mois que je cherchais une direction musicale, je ne voulais pas faire de boom-bap à l’ancienne, je ne voulais pas non plus faire de la trap comme tout le monde, et un jour Dax m’appelle, en me disant qu’il est au studio, et qu’il a écouté quelques prods d’un beatmaker qui pourraient m’intéresser. Je me déplace au studio, j’écoute, je me prends une claque. Je me suis dit que c’était exactement là où je voulais aller.
Je leur ai demandé de le signer direct. Ca faisait des mois que je passais d’un beatmaker à l’autre sans réussir à trouver ce que je voulais, et le mec me livre ce que je recherche sur un plateau d’argent. Très vite, l’idée de bosser ensemble, puis de faire tout l’album ensemble s’est concrétisée. C’est un petit miracle. C’est l’opportunité qui m’a été offerte de rebosser sérieusement sur un album. Je réfléchissais à repartir vivre au Brésil. J’avais écrit l’équivalent d’un album, mais je n’allais peut être même pas le faire. Ou le faire plus tard, ou d’une autre manière. Chanter sur de la samba au Brésil, pourquoi pas. Mais j’étais vraiment dans l’idée de partir, et je suis resté pour ça quoi. Quand j’ai vu que j’avais l’opportunité de faire un vrai beau truc, je n’ai pas trop hésité. Ça fait partie des choses que l’on cherche toute notre vie. Tu en a envie toute ta vie de ce genre d’opportunité, quand tu peux l’avoir tu le fais.
Mais tu sais moi, ça fait très longtemps que je ne devrais pas être là. Je ne suis là que pour la musique. Mon premier album, je l’avais fait, je l’avais laissé à des potes à Paris en leur disant « faites en ce que vous voulez ». Moi j’étais parti vivre au Brésil, et les producteurs des deux premiers albums sont venus me chercher à Rio. C’était Morad qui leur avait fait écouter, ils m’ont dit « banco, on te signe pour deux albums », et je suis revenu pour ça. Et là j’allais repartir, et je suis là pour ça aussi quoi. Chaque fois ça me rattrape au moment où vraiment je vais me barrer ! (rires)
C’est une envie qui est hyper forte en moi et qui me rend ouf depuis des années. Quand je me suis mis à faire du rap, ce n’était vraiment pas pour passer le temps. C’était quelque chose de très important. Je voulais être bon tout le temps, je voulais fort tout le temps, je voulais que ce soit beau, que ce soit moi. Et quand tu as l’occasion de le faire, même lorsque ça fait des années que ça dure … et ben tu le fais.
Dans « La vraie, la belle », tu fais une référence à Gainsbourg. « Ecrire un rap hardcore en écoutant Black Trombone ». C’était encore un moyen de se positionner « dans les mots » plus que « dans le rap » ?
Je fais plein de phases dissimulées dans cet album. Je ne cite pas les auteurs que je référence, et c’est des toutes petites phases, sinon on pourrait prendre ça pour du plagiat, mais j’ai eu envie de faire quelques clins d’œil. J’en fais avec Oxmo, avec Fabe, avec Daddy Lord C, j’en fais avec Brassens, avec des gens que j’aime vraiment beaucoup. Y’a aussi des phases littéraires qui sont cachées, elles sont disséminées un peu partout dans l’album.
Par exemple, lorsque dans « Inspire » je dis « les jeunes ont pris pour ennemis leurs avantages », c’est une référence à Fabe qui sort la même chose dans « Nuage sans fin ». C’était vraiment une volonté de disséminer mes références. A un moment, je voulais même remplacer les phases que je reprends par la voix de l’artiste d’origine. Mixer les voix, ou les mettre en back. Mais c’est une galère de ouf. Ce n’était pas pour faire de la référence à tout va, pour voler des phrases ou pour étaler ma culture, c’était vraiment un moyen de faire des clins d’œil mais sans les appuyer. Quand l’album sera sorti, je les annoterais toutes sur Rap Genius. (rires)
En interview, tu as eu une très belle formule pour parler de ta musique. Tu as dis « ce sont les restes de ma jeunesse ». Sur la première phrase de « Classe » tu te réponds presque à toi-même en rétorquant que « t’es pas immature, ta jeunesse n’est pas morte ». C’est devenu une inquiétude le temps qui passe, ou en tout cas, vieillir dans le rap ?
Non. Enfin quoi que le temps qui passe, je pense que c’est une inquiétude pour tout le monde ayant déjà un peu vécu. Mais ce n’est pas une peur de vieillir dans le rap, ni de ne plus être à ma place. Non, ce que je voulais faire avec cette phrase « je suis pas immature, ma jeunesse n’est pas morte », c’est surtout un constat.
Il y a plein de gens qui vieillissent et qui abandonnent tous leurs kifs. J’ai toujours trouvé ça bizarre, comme si tu te forçais à rentrer dans un moule, ou à renier ta personnalité sous prétexte que tu as une vie qui change. Ne serais-ce que de ne plus écouter de musique. Tu en as beaucoup, à partir du moment où ils ont des enfants, ils peuvent avoir 24 ans, ils passent à autre chose. Ils écouteront toute leur vie la musique qu’ils écoutaient lorsqu’ils avaient 16 ans, ils perdent leur curiosité, leur compréhension même de la musique et de leur époque. C’est chelou. En tout cas moi je ne suis pas comme ça. Mais pas du tout. J’aime bien savoir ce qui se passe dans le monde, on n’est pas là pour longtemps, autant continuer de vivre avec son époque. Pendant toute ma vie je vais bien regarder ce qu’il se passe, et je vais bien kiffer ce qu’il y a de bien.
Tu continues à écouter tout ce qui sort du coup. Qu’est ce qui t’as plu dernièrement ?
Bien sûr ! Que ce soit en ricain, en français. J’aime me tenir au courant. Même dans d’autres genres musicaux. Musique brésilienne et autres. En français, ce n’est pas très original parce qu’il est sur mon album, mais le dernier projet de Grems, Sans titre #7 est ouf, il est vraiment dingue. Après moi j’écoute plein de trucs super obscurs. Super caillera surtout. Genre Timal, Freeze Corleone et tout le 667. Je vais gratter quoi. La plupart du temps c’est mon pote Darcé, qui me met à la page. Mais j’écoute tout. Je connais à peu près tout. Je suis dedans quoi.
Ça t’influence j’imagine.
Bien sur, en tout cas dans le choix des prods. La musique change, la façon de poser change, c’est cool. J’adore tout ce qui se passe en ce moment. J’adore ce que deviens le rap. Les nostalgiques ou les vieux puristes font des phases de dingue sur mon époque et la carrière du Wu-Tang, mais objectivement c’était pas une période de ouf. Ce n’était pas si drôle. C’était même franchement glauque le monde du rap à l’époque. Y’avais pas autant de meufs, pas autant de gens différents. Il fallait être dedans.
C’était un ensemble de codes, si tu ne les respectais pas, tu partais. Moi je trouve ça pas mal qu’aujourd’hui le rap s’ouvre à plein d’autres choses, à plein d’autres gens qui amènent un autre vécu, d’autres récits, et d’autres façon de concevoir le rap et la musique. Le rap n’est plus un mouvement underground, c’est la musique la plus écoutée de France. Ce n’est plus le même monde. Un morceau commercial à l’époque c’était un morceau de merde, aujourd’hui un morceau de merde c’est un morceau qui marche pas. Il y a eu une inversion des valeurs et un changement de codes énormes en quelques décennies. Mais il y a beaucoup de choses bien qui en sortent. Il y a eu énormément de sous-genres qui se sont développés, on a cassé l’homogénéité de la scène rap française. Ce n’est que du positif.
On a vu apparaître, et ça c’est vraiment nouveau dans le hip-hop d’aujourd’hui, le rap parodique. Je pense à Lorenzo qui s’est créé un personnage de A à Z et tente de pousser sa composition au maximum. Ça amène à se questionner tout de même sur la nécessité d’authenticité.
Je ne suis pas encore tombé dessus. Mais ce n’est pas quelques chose qui me choque. Il y a maintenant un hip-hop parodique ? Et alors ? On parlait de l’underground et de la nécessité d’aller fouiller pour dénicher des artistes intéressants et des nouvelles scènes. Ça existe toujours. Si l’auditeur lambda, grand public et pas habitué aux codes du genre, est séduit par le mec que tu me décris, soit.
Il n’empêche pas l’auditeur aguerri, ou juste plus habitué, d’aller chercher un sous-genre, un style qui lui plait. Si le rap est devenu une norme musicale, l’underground existe toujours. Il y a des niches, des trucs mortels et plein de gens intéressants. Je me concentre sur ça. Pour moi, c’est le plus important. Parce que c’est là que se développera la vraie créativité, et le vrai apport musical et créatif au mouvement.
Dernière question, vu qu’on a pas parlé graff et peinture, est-ce que tu peins toujours ?
Ouais je peins toujours, bien sur. Mais moins. Je peins une fois de temps en temps, mais ça reste ma passion. Le graffiti, c’est à vie.
Il y a quelques années, j’interviewais Soklak à Montreuil dans son atelier. Il continue le tag, mais parallèlement il a monté une galerie, réalise des séries de toiles, est inscrit à la maison des artistes… etc. Tu n’as jamais voulu tenter l’expérience ? Réussir à vendre des toiles aux rombières ?
Ah non non non ! Ce n’est pas que ça ne m’attire pas, et que je ne comprends pas la démarche. Mais ce n’est pas le bon moment. J’ai des idées, pour un jour faire une expo. Mais pour l’instant je fais de la musique, et le graffiti je le garde en kif à côté. Chaque chose à sa place. Pour l’instant, j’ai besoin de ça.
Un grand merci au Flow (Lille) pour l’accueil toujours irréprochable
et au C-Sen pour sa gentillesse et sa disponibilité.
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