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BOOBA
L’Enfant du Rap Français
Voyageant au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline élude « le ventre d’une femme recèle toujours un enfant ou une maladie ». Le rap français, mère nourricière d’un mouvement originellement contestataire, recèle en son ventre le jumeau maléfique qui lie et s’approprie cette dualité : un enfant œdipien voué à une idylle incestueuse avec celle qui l’a vu naître, l’empoisonnant et la pervertissant pour mieux en faire sienne. Ainsi, celui qui a grandi « comme une ronce parmi les orties » pose sa plume sur le bitume, sortant des hauteurs du mont de Tallac, l’ourson devenu grizzli s’est mis à chanter, B2O gravé en or sur son dos argenté…
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1 – La Naissance de L’Enfant Prodige
« J’avale une bouteille et je m’endors avec du Wu-Tang », du biberon à la berceuse Booba tète le sein du rap pour mieux s’imbiber de ses codes. Noyé dans la nouvelle vague hip-hop qui déferle sur l’hexagone, il sort la tête de l’eau pour mieux s’inviter sur la barge des initiés.
Fruit du métronome, celui qui se fera dans un premier temps appeler « Tic-Tac » fait ses armes au sein du possee Coup d’État Phonique de La Cliqua en tant que b-boy/danseur. Évoluant déjà avec les futurs grands noms du rap français, de Daddy Lord C à Rocca, ou encore Kohndo, le jeune Elie Yaffa charbonne dans l’ombre sous la houlette d’Egosyst. Influencé par ses pairs, son premier fait d’armes sera sans appel et unanime. Au cours d’une nuit de l’été 1994, au fond de la cave-studio du légendaire magasin Ticaret, un prodige venait de voir le jour. Prenant pour la première fois le micro, il signe un 16 mesures sans fausses notes, entre éloge de la rue, égotrip vif et assassin et prémices d’une guerre sombrement étoilée dans la constellation hip-hop.
Construisant avec son compère Ali l’entité dualiste et explosive que fut Lunatic, il se démarque à l’aube de ses 17 ans, pareil à un OVNI. Dan, son maître de stage et propriétaire de la boutique, racontera avoir pris à part le duo au son d’un « Nan mais attendez, comment ça se fait que vous passiez derrière La Cliqua et le Coup d’État Phonique alors que vous mettez tout le monde à l’amende, nous y compris ? ». Dans la continuité lyricale de ses aînés, il entame sa rupture en développant un flow atypique et rocailleux, non sans rappeler quelques personnalités du Wu-Tang Clan, amorçant ainsi une direction qui lui sera propre. Grisé par cette première expérience, mu par une soif de briller, animé par une passion inconditionnelle pour le hip-hop, Booba va rapidement changer d’écurie, suivi de près par son comparse de passe-passe lyrical. Repéré par Zoxea, sage poète et chef de file du Beat2Boul, le fougueux pitbull du pont de Sèvres intègre l’explosif collectif Time Bomb.
Apparaissant sur la cassette de Cut Killer quatorzième du nom, la première K7 freestyle entièrement rap français, il entre dans la ronde des Sages Poètes De La Rue et « brûle comme un fumigène tous ceux qui [le] gênent ». Développant leurs styles distincts en totale complémentarité, les Lunatic sont Sortis de l’Ombre réalisant un premier album sur une production exclusive de Zoxea. Celui-ci ne sortira jamais, et ce dû à une altercation entre le King de Boulogne et le jeune Pitbull de Boulbi, déjà atteint d’une rage incontrôlable, et ayant précocement sorti les crocs. Récemment encore, l’ancien disait posséder la maquette de cet artefact devenu une légende urbaine que tous aimeraient se targuer de posséder. Il faudra attendre 2005 et la sortie d’Autopsie Volume 1 pour pouvoir entendre le Cash Flow de Booba épaulé de Zoxea au refrain. 10 longues années d’attente avant de découvrir ce qui aurait dû être le single de cet album avorté devenue légende noire du groupe Lunatic.
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Bâtissant son début de carrière sur des ruines, celui qui deviendra Duc compte bien construire son empire et y régner en maître incontesté. Fondant un clan à son image pour mieux le diriger, le « 45 Scientific, créé grâce au haschich » voit le jour à la veille du 3ème millénaire une nuit de l’hiver 1999…
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2/ Le jumeau assassin, la dualité Lunatic
Lunatic, c’est cette lune brillant sombrement à l’aube du rap français, inondant de sa lumière dualiste un paysage encore souterrain. Booba et Ali forment un Yin et un Yang à la dualité assumée.
Lorsque le premier se montre déjà avide d’argent et de luxure, rappant sur fond d’égotrip et d’exacerbation d’un lifestyle banlieusard, son alter ego quant à lui détonne avec déjà les prémices d’un rap empli de sagesse et de spiritualité. Pourtant, leur premier gros coup commun sera une éloge délictueuse, puisque seul « Le Crime Paie » lorsque la compile se fait Hostile. Étendard d’un groupe qui marquera de son empreinte le rap français, le morceau les propulse loin sur le devant de la scène hip-hop. Après un premier album tristement avorté, les deux rappeurs démontrent l’étendue de leurs talents dans la noirceur de leurs plumes.
Recruté par DJ Mars pour l’opération L-432, le flow noir et goguenard d’Elie fait mouche au sein d’un projet rassemblant les plus grands noms de l’époque, mitraillant l’État et ses lois liberticides. Réalisant un morceau en duo, Lunatic initie la célèbre formule qui suivra Booba tout au long de sa carrière, ainsi « Les vrais savent » tandis que les autres restent des esclaves.
Plongeant l’auditeur dans une ambiance glauque et sombre, le vice transpire de leurs vers, confirmant l’image d’un groupe hardcore sévissant sans concessions. Croisant le fer pour un premier et ultime braquage avec le Mafiosi Pucino, B2O embarque pour une Pucc Fiction, livrant un story-telling haut en couleurs. Rythmant une virée crapuleuse sur Bogotá, il donne la réplique au Black Desperado en fanfaronnant comme à son habitude. Dynamitant d’ores et déjà le rap jeu en évoquant les prémices du tremblement de terre, il élude « et pour les dégâts, laisse-les, on sait déjà »… Ainsi, si son comparse Ali est présent sur le morceau pour backer Oxmo, Booba sort de l’ombre et prouve déjà qu’il peut briller pour mieux l’éclipser.
« 18 août ’98, dans cette putain de maison d’arrêt, ils me disent que je sors bientôt, à ce qui paraît ». Sanctifiant son image de rappeur de la rue, Booba passe par la case prison afin d’asseoir sa suprématie sur le jeu en légitimant son identité banlieusarde. Un braquage de taxi qui tourne mal, suivi d’une course-poursuite, l’équation est simple, 6 mois de placard requis, 18 sous les barreaux pour celui qui exacerbe le fait d’avoir plaidé coupable. Le CV étant ainsi au grand complet, il peut désormais prétendre au titre de Duc de Boulogne (et d’ailleurs). Or, cette consécration est dans un premier temps paradoxale, puisque sa mise sous écrou laisse à voir la disparition subite et énigmatique de celui que beaucoup attendaient au tournant.
Les rumeurs vont bon train, son emprisonnement n’étant qu’un bruit courant parmi d’autres, cet isolement le place au centre de tous les débats intensifiant le mythe auréolant le démon du Pont De Sèvres. A l’ombre des barreaux, il écrit sans cesse, noircissant de ses rimes viciées et assassines les murs de sa geôle. Témoignant sans concessions aucune, il assume tout : « dans ma cellule, je fais des pompes, j’écris des textes, je taffe, et sur les murs j’ai des photos de ‘tass ». De sa longue correspondance épistolaire avec son double négatif accouchera l’un des plus fort storytelling du monde carcéral. Sobrement frappée du tampon du Mauvais Oeil, « La Lettre » sera expédiée à l’aube du 3ème millénaire telle une prophétie ou une profession de foi.
Après être sorti de l’ombre des barreaux, le tandem a voulu se montrer Civilisé… ou non. Offrant les prémisses de ce que sera l’explosive symbiose des deux MC’s, ce maxi qui est la première sortie du label 45 Scientific laisse à voir une dualité à son sommet.
D’un côté un Booba plus sombre que jamais à « l’enfance insalubre comme un fœtus avec un calibre » faisant l’éloge du hagra mais conscient (« quand je partirai faudra que je sois dans le dîn ») sévissant davantage face à Ali qu’avec lui. En effet, son comparse paraît purifier et absoudre le texte, lui qui se dit être chaque jour « dans les ténèbres à chercher la lumière » se doit de ne pas dévier malgré le démon œuvrant à ses côtés, perché sur son épaule. Il en est ainsi, c’est cette dualité qui donne toute sa superbe à Lunatic, lorsque Booba pète, Ali reconstruit car si ils sont les plus divisés du monde, ils restent mobilisés.
Marquer d’une pierre blanche viciée de l’intérieur le rap, tel était l’objectif du premier album de Lunatic qui marque un tournant indéniable et irrémédiable, et peut être par dessus tout dénote déjà les prémisses de l’ère Booba. 2000 marque ainsi, sous l’égide du Mauvais Œil, un avant et un après dans l’histoire du rap francophone. Ce disque se fait tout autant homogène par ses thèmes récurrents, ses productions sombres, son ambiance hardcore, qu’hétérogène dans l’irréfutable dualité de l’alchimie Booba-Ali. Ainsi, il ne sert à rien de revenir sur cet album qui s’est érigé en classique du rap hexagonal tant par son retentissement et l’héritage qui en a découlé, que par sa sacralisation en tant que disque d’or, chose remarquable puisque c’est le premier album indépendant à être ainsi récompensé. Il paraît plus pertinent de s’attarder sur l’osmose négative qui règne entre les deux maîtres de cérémonie et qui est au paroxysme de leur trajectoire commune. Dans l’ombre de la haine qu’il distille, Booba brille de sa noirceur et éclipse la pureté d’Ali dans un chiasme artistique. Or, si celui-ci est mis dans l’ombre, il représente une clarté qui cristallise la plume d’Elie comme aucune autre ne saura plus jamais le faire.
Certes, Lunatic est une entité dualiste, mais elle est un yin et yang qui n’existe que dans la parfaite communion des deux. Mathématiquement parlant, l’équation est simple et révélatrice, un plus un a toujours fait et fera toujours deux. C’est dans cette conclusion scientifique que réside toute l’alchimie de Lunatic, voué à exister pour disparaître, à flamber pour s’éteindre, afin de s’absoudre de ses pêchés dans une flaque de vices, et ce sous l’obscure clarté du Mauvais Oeil. Ainsi, Lunatic vit et meurt le temps d’un projet devenu légendaire qui voit naître la figure œdipienne de Booba armé d’un calibre lyrical, annonçant d’une salve le début d’un règne sans pareil.
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3 – Faire ses armes, le temps
d’un Temps Mort au Panthéon
Un premier quart-temps pour faire ses armes, et Booba réclame un Temps Mort, une pause, un arrêt sur image, juste le temps de remettre les pendules à l’heure, d’entrer sur le court pour mieux monter au panier.
Devenant la plume du bitume, il se revendique la voix de ceux qu’on ne voit pas, qu’on ne veut pas voir. Un premier album solo qui inverse l’irrémédiable course du sablier en remettant chaque chose à sa place, en premier lieu pour devenir meneur, mais aussi et surtout pour sortir du banc son équipe, la banlieue, « parce qu’on se fait niquer au score ». Œuvrant dans une « putain d’époque mon pote, ici il faut des putains de dorsaux » pour ne pas plier face au traitement sociétal qui accable sans cesse une jeunesse qui a été ghettoïsée pour mieux être oubliée. Il s’agit d’eux et d’eux seuls qu’Elie vient représenter, dressant ce même constat immuable : du franc à l’euro « rien n’a changé à part du change », ce sont toujours les mêmes liasses qui servent aux mêmes tâches. Peu importe sa couleur, l’argent reste sale, « les keuchs c’est pas un euj » la réalité est là, il ne sert à rien de la nier, et il en est un acteur à part entière puisque « sans ma putain de weed, j’aurais pas le style que t’entends ».
Le dit style se fait novateur et unique, tirant de sa plume des salves verbales, il donne forme à un viol lyrical d’ores et déjà incestueux. Il n’y a qu’une seule façon de définir son rap, « connu pour tuer les M.I.C. d’ici à NYC, du sang, des risques et du son : ma définition ». L’homogénéité et la cohérence des textes résident ainsi dans l’amas hétéroclite d’images qui le composent. C’est dans ce paradoxe que se réveille la haine et les démons d’un enfant de l’histoire, qui sans concessions avoue que « Depuis les chaînes et les bateaux j’rame, t’inquiètes, aucune marque dans le dos man, j’les ai dans le crâne ». Figure incomprise et insoumise d’un système qui le malmène et à qui il le rend bien, lui l’enfant terrible qui « voulait savoir pourquoi l’Afrique vit malement, du CP à la seconde ils m’parlent d’la Joconde et des Allemands ». Revanchard et haineux, sa diction est mécanique et le flow rocailleux, omniprésent lorsqu’il élude, « quand j’vois la France les jambes écartées j’l’encule sans huile ».
La colombe toujours aussi lunatique a pris son envol maculée de sang depuis les hauteurs d’une tour HLM, les vestiges du passé sont présents et Ali, au milieu des Strass et Paillettes, en témoigne, rendant un ultime hommage à « Lunatic, mon groupe imbrisable ». Sa prestation comme celles des autres MC’s affiliés au 45 Scientific qui sont les seuls rappeurs venus lancer la balle aux côtés de leur meneur, ne fait pas mouche.
Tentant de s’adapter au style de jeu de Booba, ils ne font que l’imiter sans jamais l’égaler. Revêtant un maillot désormais trop grand pour eux, leur présence ne fait que confirmer la suprématie du futur Numéro 10. La pochette du vinyle laisse à voir les affres de ce fratricide involontaire, Elie est seul, homme vivant, debout au milieu des tombes d’un cimetière sombrement illuminé par un ciel en feu, sur lequel s’inscrivent en silhouettes les initiales de son gang. L’enfant est roi, la messe est dite lorsque le gong finale résonne, « Ici y’a qu’une marée et elle est noire foncée, que le hip-hop français repose en paix »…
Un premier album sorti tout droit des profondeurs du ghetto, le jeune pitbull a sorti les crocs pour marquer un essai pareil au finisseur traversant les lignes et aplatissant une ogive dans l’en-but. L’arbitre siffle, le point est accordé, indiscutablement. Or, Booba préfère briller en solo plutôt qu’en équipe, et après avoir demandé un temps mort, il fonce tête baissée dans la mêlée, distribuant les coups à l’aveugle. La situation avec le 45 Scientific sent le roussi depuis que son single « Destinée » a été glissé par Animalsons chez Skyrock, l’ennemi juré du label, prônant une identité underground coûte que coûte. Paradoxale pour celui qui a toujours décrié la radio et qui se trouve pris à son propre piège.
Mais Booba est seul maître de son destin, il joue avec des cartes que ne peuvent pas voir les autres joueurs attablés. Finalisant la maquette, il se retrouve au dernier tour face à un Mars poussé dans ses retranchements, et joue un énorme coup de bluff. Tapis : le morceau, ou il se casse. Le mal est fait, le venin est craché, la gangrène ronge la coque de leur barge, alors il fait son choix et reprends une fois de plus sa propre route, avouant plus tard « Mon label me préoccupe, sombre avenir, rat des villes, je quitte le navire »… La séparation avec Ali est désormais actée, et il ne sera plus question de revenir dessus, les deux hommes ont pris des chemins bien trop distincts pour qu’ils se recroisent à nouveau. Attaquée frontalement par MC Jean Gab’1 sur son titre « J’t’emmerde » où il lui donne le sobriquet « mon petit ourson » avant de cracher sur son métissage (« même pas renoi même pas rabza, juste une jaune d’oeuf mal ssé-ca ») il est pris dans une tempête où les orages fusent de toutes parts. Mais la lumière jaillit d’ailleurs, là où on ne l’attendait pas. Eternelle ombre au tableau, cancre invétéré, Élie devient pourtant le premier de la classe lorsque Thomas Ravier l’habille des apparats du « Démon des images » dans la Nouvelle Revue Française.
Le comparant à Louis-Ferdinand Céline, ou encore à Antonin Arthaud, il décèle ce qui fait la toute puissance de sa plume, « des rapprochements qui n’ont pas lieu d’être, une apparition, vénéneuse, rétinienne, brusque, brutale, impossible à se retirer de la tête». Écrivain moderne répudiant une tradition qu’il réinvente, il fait voir le jour à une nouvelle figure de style, la métagore. L’arborant comme une signature caractérisant sa plume d’acier éclaboussée de sang, il prépare sa fracassante entrée au Panthéon…
L’essayiste Thomas Ravier, premier littérateur à s’attaquer au Démon des images et à sombrer dans ses abyssales ténèbres, avoua : « Je croyais mettre un disque, j’ai ouvert un album photo, un livre de chair, de son, verbe en sang, une boîte de Pandore. » Du pont de Sèvres au Panthéon, le chemin est long, mais pour celui qui dit n’avoir « aucune marque dans le dos man, j’les ai dans le crâne » la place des Grands Hommes devient un apparat ornant son épine dorsale, témoignant de son immuable percée. Débarquant un cocktail Molotov signé Jack Daniels dans une main, un pétard de ke-skon encore fumant dans l’autre, parmi « les grands hommes la patrie reconnaissante » la Faucheuse exhume sa haine dans la noirceur de ses vers, et réussit un hold-up millimétré.
La barre placée par Temps Mort était haute, très haute, mais pas assez pour l’enfant des Hauts de Seine qui l’outrepasse en se taillant une place de choix dans le marbre du rap. Sorti de l’enfance en éventrant de sa plume la mère porteuse, le gamin intenable et forcené devient homme en rattrapant le rappeur. Lucide et en pleine possession de ses moyens, celui que l’on aurait pu penser diminué brille plus que jamais. Paradoxalement, et ce malgré une signature en licence chez Barclay par le biais de son label Tallac Records, Booba est plus indépendant que jamais. Tirant sa puissance de la force des éléments et signant un album « Hors Saison, [il] existe dans l’oeil du cyclone » pour mieux sacraliser un volume classique et intemporel. Il n’est plus question de jeter un pavé dans la mare, mais de faire tomber un monument de pierre et de symboles dans un océan déchaîné où lui seul tient bon la barre.
Enrichissant son univers musical dans une bluffante cohérence, il réussit à trouver avec ses acolytes une symbiose rare. Capitaine d’une équipe de banlieusards, le libéro revêt le maillot floqué Numéro 10 pour mener son équipe au titre, avouant que si il « atteint l’argent ou l’bronze, c’est que l’or [lui] aura échappé, Alors [il sera] d’ceux qui faut remettre en zonz’ ». C’est cette lucidité et cette maîtrise de soi dans une inarrêtable quête que traduit Panthéon. Le sommet ou rien, la victoire dans les règles de l’art ou le hold up sanglant, l’honneur ou le bruit assourdissant du calibre.
Si l’album est lourd et direct comme un crochet du gauche d’Ali avant le dernier gong, il « imprime ses rimes sur le ring au bulldozer » tout en se faisant aussi rapide et tranchant que le katana d’un Ronin. Mercenaire sans armoiries autre que celles de son gang, roi sans couronne du mont de Tallac, il vit et meurt à la lumière des grands hommes en violant la mère dans un inceste lyrical sans précédent. Braquer la mort, renaître de ses cendres et « Faire des millions, des milliards, tout [laisser] en pourboire au corbillard » voilà la seule raison de défoncer les portes du Panthéon.
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4 – Oedipe l’incestueux
« Le temps est assassin et emporte avec lui les rires des enfants, et les mistrals gagnants… Les mistrals gagnants… », deux façons de le dire, un même constat : le temps détruit tout.
Et si finalement Booba, en utilisant le sample de la nostalgique balade de Renaud, n’avait fait que lui rendre hommage, le rejoindre sur cet immuable et triste bilan ? Une nouvelle façon de le dire, plus urbaine, plus crue, plus dure, mais avec cette même sincérité, ce même besoin de se livrer face à « la vie d’un homme, la mort d’un enfant », cette impensable compatibilité, devenir homme c’est voir mourir ses rêves d’enfants. Cette question qui le taraude à jamais, une évidence qu’il ne peut nier, alors « comment ne pas être un pitbull quand la vie est une chienne ? ». Un morceau sombre teinté d’introspection sur de lancinantes notes de piano, la résurgence d’un rap fidèle aux codes de l’ancienne école pour mieux la fustiger par la suite, en s’envolant vers le Ouest Side…
« J’suis meilleur que Molière, tatoué sans muselière, j’prend mon biff, m’arracher, changer d’fuseau horaire ». Remettre à sa place les figures iconique de la France, assumer un rap sans langue de bois ni concessions tout comme une soif d’argent justifiée par sa nécessité pour pouvoir s’envoler, tel est le crédo de Booba. « Faut pas se voiler la face, je n’idolâtre pas l’argent, c’est juste un passeport pour faire ce qu’on veut ». Et si finalement ce côté matérialiste, cette intarissable avidité n’étaient que la réponse à l’oppression qu’ont pu subir ceux dont il se revendique être la voix, des esclaves de Gorée aux jeunes de cité ? L’argent ne serait pas une fin en soi, mais une nécessité pour tendre vers une liberté tant convoitée. Inévitablement, après des années à cracher sur le hip-hop français, sur le pays qui l’a vu naître et ses institutions, le Duc se devait de s’envoler vers une terre où il serait à sa place. Assumant un côté libertarien, un respect pour ceux qui ont su se faire une place à la sueur de leur front, ainsi qu’un attrait incommensurable pour les States, il laisse la France pour s’installer chez les self-made men.
C’est ce Ouest Side qu’il exacerbe dans son 4ème opus. Le regard toujours tourné vers l’Afrique, il garde un pied dans l’ouest parisien tout en posant sa semelle de l’autre côté de l’Atlantique, afin de vivre sa vie tel qu’il l’entend, en s’accaparant les codes de la terre d’origine du Rap, pour la distiller insidieusement dans l’hexagone. Multiplier les ambiances dans une indéniable cohérence d’un « Boulbi » bling-bling visant à retourner les fosses et les dancefloors, au titre éponyme de l’album, bon pour soulever de la fonte sur un rythme quasi militaire, le projet est un élixir empoisonné à vider d’une traite. Pareil au fidèle Jack Daniels, il se fait noir de par sa couleur et son héritage, aussi fort en bouche que les punchlines qui se succèdent avant de laisser un goût amer et inoubliable, celui de ne pas s’être assez méfié, d’avoir pris son départ pour une fin, une couarde fuite.
Mais c’est tout le contraire. En s’érigeant en maître du verbe incisif à coups de « scalpel rouillé » avec la voix grave d’un pendu, Booba affronte l’Histoire. Mêlant passé, présent et futur, il arrose la concurrence au cyanure et grave à l’acide ses lettres de noblesse. Un Malcom X à la française, observant tout depuis les interstices de ses persiennes, mais Intouchable car calibré, Booba va Au Bout des Rêves et décroche un premier disque de platine à la saveur sanguine. Innovateur et précurseur, il signe avec le grand feu DJ Medhi un morceau définitivement Couleur Ébène en exploitant le thème désormais récurent de la condition noire. C’est ainsi qu’à coup d’auto-tune, il institue définitivement que B2O c’est son blaze, et que personne n’ira où il va tant il manie d’une main d’expert le paradoxe. Ce morceau est une balle dans le torse faisant tomber l’ennemi d’un « Si t’as pas de raison de vivre… » qui lui laisse cruellement le temps de regarder droit dans les yeux son assassin avant qu’il ne se fasse trouer le crâne d’un « …trouve une raison de crever ». Laisser le temps à la concurrence de panser ses blessures, puis remuer le couteau dans la plaie, voilà le dessein du Duc. En citant 2pac Shakur, il s’en fait le double francophone, l’héritier lui aussi en avance sur son temps prévenant que lui non plus « rien ne [l’]arrête à part du 9mm », il se dresse, prêt à assumer une légende noire en posant les pas sur un sentier de gloire.
Force est d’admettre que depuis que Booba est « trop en avance pour leur demander l’heure », les critiques vont bon train : de par les prémisses contestés de l’usage intensif de l’auto-tune, aux railleries suscitées par le kidnapping de sa mère et de son frère où il fera intervenir les forces de l’ordre, les mêmes qu’il fustige pourtant à tort et à travers, Garcimore est de nouveau dans la tourmente. Arrivant sur la scène d’Urban Peace 2 avec Du Biff et une bouteille de Jacks Daniels, celle-ci finira violemment jetée dans la fosse, suite aux sifflets du public et aux jets de projectile sur le Duc qui, visiblement, ne venait pas en terre conquise. Poussé à bout, il quitte la scène sans finalement même se produire. Un aveu de faiblesse au moment où son plus gros challenger monte sur le ring, une manière de mettre son titre en jeu, d’affirmer son divorce avec la France, d’assumer le tournant qu’a pris sa carrière.
L’hiver 2008 est un affrontement au sommet pour le titre poids lourd rap, un derby voyant à 20 jours d’intervalle sortir 0.9 de Booba et Le Code De L’Horreur de Rohff, deux albums pour une seule et même ceinture, un combat sans merci où l’on ne peut sortir que vainqueur ou vaincu. Alors, à la façon d’un Jean Michel Basquiat rencontrant Andy Warhol, représenté par Busy P, Booba sort les gants Everlast pour s’échauffer sur l’électro du prodige d’Ed Banger. Une collaboration totalement inédite, un vinyle aussi limité et haut en couleur que leurs Air Force 1 respectives, le ton est donné, il n’y aura pas de temps mort cette fois-ci, jusqu’au dernier round ce sera Marche ou Crève.
Les contours d’une blanche colombe dessinés à la colombienne, un support sombre et égotripé pour mieux y taper la plus pure des cames, une 0.9 distillée allègrement par celui qui avance « de grammes en grammes » et de son « paquet de cocaïne défie la brigade canine », pochette en main la couleur est donnée, bichromique. Garant de son titre, Garcimore revient pour un nouveau spectacle empli d’effets spéciaux novateurs. Torse saillant, tatouages exacerbés, regard méprisant, Booba paraît sortir de l’ombre et annonce le « DC » de la concurrence de sa New Era vissée. Les deux chiffres aux relents de qualité sont tracés à l’encre digitale, comme pour mieux assumer le caractère technologique d’une voix autotunée. En effet, si celui qui dit ne pas toucher à cette poudre voit toutes ses perceptions changer en employant ce procédé quasi chimique directement emprunté à ses contemporains américains pour mieux s’évader et pouvoir développer en lui des aptitudes naturellement inenvisageables. Pas de « coucou » risibles mais des « coup d’coude bienvenue dans mon hood », Booba fait « la guerre pour habiter rue de la paix » en multipliant les ambiances et les faits d’armes.
Or, c’est peut être dans hétérogénéité que l’album peine, certains morceaux qui paraissent faiblards, mal produits ou alors sont-ils déjà en avance et en adéquation avec ceux qui se fait outre atlantique, seul le Duc le sait… Toujours est-il que sur R.A.S, l’utilisation de l’auto-tune est désastreusement mal maîtrisée, et les plus haineux pourraient aller jusqu’à tailler Booba de chanteuse de r&b tant il a poussé loin les aigus. Dans la même lignée mauvais r&b, le refrain de Naadei en est l’exemple même, et les Soldats du 92i vont jusqu’à être vidés de toute leur street-crédibilité. Certes, cet album comporte des erreurs, des coups de mou, mais finalement, ce ne sont que des larsens. Entre égotrips poussés au paroxysme et morceaux glaçants comme le froid du chrome sur la jambe, de très bon titres ponctuent l’album. C’est d’ailleurs avec ces derniers qu’il remet les pendules à l’heure, sans recourir aux subterfuges d’un Garcimore qu’il fait magicien du ghetto. La famille de ce dernier l’assignera d’ailleurs en justice pour l’utilisation de son nom. Mais rien ne l’atteint, puisqu’il fait tout disparaître d’une rafale d’automatique ironisant « Je suis Garcimore avec un uzi, abracadabra »… Récemment interrogé sur cet album, il déclarait modestement qu’il était « un peu avant-gardiste […] en même temps j’étais trop loin mais avec la mauvaise fumée, je maîtrisais pas encore vraiment, pour moi c’est limite un album de transition où il manque quelques morceaux, et qui musicalement n’est pas abouti à 100% ». Admettant un manque de maîtrise de l’autotune, il n’en reste pas moins que cet album voit son statut changer avec le temps. Il reprend en galon de par sa place de précurseur d’un rap américanisé qui lui permet d’endosser le rôle de pionnier. Violant une dernière fois la mère, il la fait accoucher d’un nouveau rejeton, un rap bâtard au géniteur yankee qui sort les crocs, prêt à contaminer de sa rage l’ensemble du paysage hip-hop hexagonal.
Alors certes, l’album de son rival se vendra mieux et recevra un meilleur accueil de la part du public, mais cette cocaïne aura le mérite de faire trembler jusqu’au ministère de la santé, qui avertira d’une qualité bien trop dangereuse pour les rappeurs, puisqu’elle se fait une pierre angulaire assurant à celui qui l’a si bien distribué une longévité et un règne sans pareil. Fustigeant le père, il l’assassine froidement un sourire aux lèvres, « NTM, Solaar, IAM, c’est de l’antiquité » tout est dit, le rap entre dans une ère nouvelle, Zeus a tué et enterré les Titans français et dès lors, « Mesdames, messieurs, le show peut commencer, ce qui veut dire que le pe-ra français repose en paix »…
Une décennie que Booba marque le rap français, une décennie que la lune blanche de spiritualité et de sagesse qu’était Ali s’est faite happée par la noirceur de son complice, une décennie qui a durablement marqué et transformé le rap. Alors 10 ans plus tard, il ne faut rien de plus qu’un mot pour bouleverser à nouveau le paysage hip-hop, voir les puristes s’arrêter net dans leur course, le souffle coupé, voir les fans de la nouvelle heure s’interroger, se questionner, se cultiver pour mieux appréhender les 7 lettres à nouveau prononcées…
Le L d’une lutte inachevée et inachevable, celle de vouloir toujours plus, aller toujours plus haut, plus loin. Se dépasser sans cesse, être son meilleur ennemi afin de faire les choses dans la douleur, mais au moins de faire les choses à sa couleur. Telle est toute l’ambition de Booba, être seul contre tous et en sortir vainqueur. Refaire 10 ans plus tard le pari de l’indépendance, certes moins risqué qu’à ses débuts mais tout de même, tout miser sur un énième coup de poker. Pour autant, il laisse à voir que le rap n’est qu’un moyen, sa manière à lui de vivre ses rêves, de lutter, de sortir du carcan dans lequel l’a déposé par erreur une cigogne pour finalement avouer, désillusionné « Pour l’instant je suis dans le son, la suite on verra, des fois le peu-ra, j’en ai ras la New Era »… Mais Booba ne se laisse jamais abattre, il est un rônin sans maître, un mercenaire de tous les jours bâtissant son paradis dans le feu des enfers, alors il assume son intégrité viciée et jure « Je n’emporterai nada, j’le sais mais peu importe, j’vais leur faire le hala avant d’claquer la porte ».
Le U d’une marque désormais iconique, consacrant sa position de nouveau riche et exacerbant un lifestyle américanisé. Dans la continuité de la position prise dans 0.9, Booba met sa personnalité au premier rang, pousse à fond le bouton de l’égotrip, tout en s’assurant un placement de produit des plus efficaces. Ainsi, en magicien des affaires il allie musique et marketing… Abracadabra et voilà, le morceau sort sur son site Unkut en avant-première. Plus aucun clip ne déroge à la règle, le Ü est partout, véritable signe de reconnaissance des ratpis, il emplit désormais l’espace public devenant une marque à part entière en sponsorisant de nombreux sportifs ou événements. « Casquette Ünkut, veste Adidas, J’suis à Little Havana, je mange des quesadillas » de Paris à Miami, Booba s’est octroyé cette manie ricaine de faire son autopromo. Avec désormais des magasins sur tous les continents, le rappeur est devenu homme d’affaires gérant son business comme sa musique, entouré des meilleurs. Il se différencie, investit et domine le monde de la mode hip-hop pour ajouter une nouvelle contrée à son empire Alexandrin.
Le N du noir de la peau portée comme un héritage, pour celui qui a « couru comme un esclave pour marcher comme un roi ». La tête droite, le regard levé vers un soleil semblant l’éclairer pour mieux cristalliser sa noirceur. Booba se sent « Africain comme un Antillais », métis mais entier, il porte sur ses épaules le poids d’un héritage lourd qui l’a forgé. Esclave des temps modernes, il se revendique « libéré de [ses] entraves, [se] venger comme un droit ». La vie n’est pas un Paradis alors lorsqu’il entent sonner des « Qu’est-ce que sait faire mon peuple à part grimper aux arbres, te racketter à la récré et être appelé aux armes » Elie est de ceux-là, ceux de cet acabit, de ceux qui font la guerre, mais qui la font pour habiter rue de la paix.
Le A de l’Adversité qui ne se relève alors plus, enfilant le treillis militaire et arrosant d’un üzi la concurrence, il l’achève comme il l’a toujours fait, ne reniant rien et faisant toujours face. « J’appuie sur la gâchette, je ne parle pas, tu ferais mieux de baisser la tête, j’arrive par le bas ». Garcimore revient sévir, Fred de Sky en prend habituellement pour son grade en se faisant masser par B2O Mayweather, tandis qu’il s’est « enfin débarrassé de Pokora, Diam’s et Sinik » à coup de Kalashnikopp. Belzebuth baise des putes, 6 pieds sous terre la concurrence est mortifère.
Le T des collines de Tallac, d’où sort toujours une sombre et lancinante mélodie. Le choix de revenir à l’indépendant, de refuser la radiodiffusion, d’en revenir à un travail avec une famille nouvellement élargie aux cousins cainri, tel est le dessein de Lunatic. Booba est « dans [sa] diaspora, shit dur, terrifique, Sens-[le] dans ta cage thoracique, Tallac Records ». Deux mots insufflés pour boucler la boucle, signer un retour aux origines sur le morceau éponyme de l’album et sublimé par Akon, lui aussi de racines sénégalaises. Considérant Elie comme un membre de sa famille, ils rendent ensemble hommage à leurs origines et à la terre ocre de Tallac qui se fait omniprésente. Ici, on lave le linge sale en famille, et on le fait à merveille. Le 92i à son grand complet signe un dernier morceau avec Brams qui se suicidera un an plus tard, comme un hommage ante-mortem, ce sentiment de ne pas avoir tout dit, un aveu aux allures de Si tu savais… que l’on laisse en suspens. Une osmose avec des rappeurs venus d’outre-atlantique qui démontre toute l’étendue de la polyvalence et de la capacité d’adaptation du Duc, et ce même sur des terrains qui ne sont pas siens. Mieux, pour la première fois depuis qu’il a pris sa direction si atypique, il écrit avec cohérence, suit un fil rouge et paraît gravir encore davantage les sinueuses ravines du mont de Tallac en suivant une piste presque effacée par les âges, l’ourson devenant ainsi grizzli en frôlant une poussière ancestrale.
Le I d’un éternel Insatiable s’essayant sans cesse à tout, et ne reculant devant rien pour étancher sa soif intarissable, voulant jusqu’au « cheese de Mickey Mouse ». Les yeux rivés outre-atlantique, il écoute, s’immerge, s’essaye et enfin fait un rap foncièrement français, mais américanisé à souhait. Alors si des générations s’y sont essayé avant lui, elles n’avaient pas ce talent, cette réceptivité, cette capacité caméléonesque à faire sienne cette signature, à se l’approprier pour mieux la modeler. La force de Booba est nietzschéenne, ce qui ne le tue pas le rend plus fort. Les clichés paraissent avoir la peau aussi dure que la sienne, puisque c’est dans cette longévité exceptionnelle qu’il paraît briller comme une étoile, chantant « J’ai toujours dû, su me débrouiller, la vie n’est qu’une escale ».
Le C pour un Classique en solo entre hommage et consécration, celle d’être plus qu’un loup parmi les loups. Ouvrant le morceau éponyme de l’album comme il avait ouvert sa Lettre 10 ans auparavant, il annonce « 18 août 98, B.2.O.B.A. locked up dans le 78. Lunatic depuis la naissance, A.L.I. tu as toute ma reconnaissance ». La messe est dite, Booba sait d’où il vient, sait aussi quelle guerre il a amorcé pour en arriver là où il est aujourd’hui, à savoir au sommet. Un morceau plus introspectif que jamais, un constat aussi sur son parcours, sa carrière et au-delà, sa vie. Un hommage aussi, puisque « Mauvais Œil sera un classique, Lunatic, 9.2.I. le nom de [sa] clique ». Entrapercevoir l’humain derrière le personnage, l’homme derrière la bête, voilà ce que nous permet aussi cet album, à moins qu’il ne soit la consécration de ces indissociables paires ne faisant au final qu’une, scindées en une seule et même entité toujours plus lunatique…
7 lettres donc, pour sacraliser un gladiateur marchant seul au milieu d’une arène, marchant sur les corps de ceux qu’il a fait tomber, marchant sur les vestiges de son propre inceste morbide, marchant sous les regards manichéens de tous, hargneux comme fanatiques. Les lettres d’or gravées sur son glaive en sont témoin, « Seul je dois mener ma lutte, j’ai hache de guerre, viens pas perquisitionner ma hutte ». Maximus revient regard tourné vers le ciel, portant l’étendard de ses premiers faits d’armes alors « Un hommage, entre guillemets oui. En réalité, c’est surtout une manière de boucler la boucle : comme à mes débuts où je chantais « c’est bandant d’être indépendant », cette fois, je signe mon album de nouveau en indépendant. Et puis, c’est aussi une référence à l’état d’esprit qu’on avait avec Lunatic. Aujourd’hui, je n’ai plus envie de passer en radio, je fais ce que je veux et tant pis pour le reste. À l’ancienne. » Alors, à l’ancienne certes, mais ce n’est plus à bord du RER qu’il plane mais « traverse nuages de fumée, seul dans [sa] fusée », le décor a changé, l’homme est resté.
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5 – DUC, retour vers le futur
Lorsque le fameux Docteur Emett Brown parle de Retour vers le Futur, il a une perception de la chose qui saillit plutôt bien à Booba, alors « Faut voir grand dans la vie, quitte à voyager à travers le temps au volant d’une voiture, autant en choisir une qui ait d’la gueule ! ».
Un coup de fil à Renaud Mariotti, et la Delorean de Monsieur Yaffa débarque à Aulnay sous Bois. Une connexion plus rapide que la 3G pour prendre le volant en direction de ce qui semble être l’avenir du Rap Game, pour mieux le planter dans un nuage de fumée ayant « toujours été sûr d’avoir ces fils de pute à l’usure, monte dans la Delo’, j’vais dans le futur »… Une bande son pour voyager à travers le temps mais aussi l’espace, voilà ce que nous propose Booba pour son nouvel opus, une balade intersidérale à ses côtés vers ce qui sera bientôt une réalité qu’il compte bien modeler.
La proposition est alléchante et les premiers crissements de pneu donnent la cadence : l’aiguille de l’auto-tune monte dans les tours en affolant parfois le moteur, le propos marque et accroche toujours aussi bien l’asphalte, les phares laissent entrevoir une route minimaliste mais sinueuse, toujours un regard en coin dans le rétroviseur pour mieux mépriser ses pairs, les instrumentales en cuir épousent presque toutes les formes de ceux qu’il a convié à bord, et dans la nuit noire qu’il perfore, les étoiles du drapeau américain brillent plus intensément que jamais, couvées par une lune fraternelle et éternelle. La carrosserie, comme souvent depuis quelques années maintenant, oscille entre sobriété et égotrip. Notre Marty McFly français prend la pose pareil à un maître Yoda en méditation avant le combat, sombrement noir sur un fond blanc immaculé. Un bonnet Unkut, quelques (gros) bijoux et ses éternels tatouages viennent rehausser une pochette marquée au fer rouge. Régulière et lissée, presque habituelle, elle est à l’image de l’album, un bloc compact et nerveux, quoique parfois surprenant par une certaine hétérogénéité.
Si l’on se penche un peu plus sur la machinerie et que l’on soulève le capot, on retrouve ce même schéma. Un moteur préparé avec minutie pour une ride totalement contrôlée, et sans grande prise de risque. Tenue de route parfaite. Dès l’intro, le ton est donné, les thèmes sont à peu près tous distillés, et on ne peut que regretter qu’elle ne soit pas plus longue tant en 30 secondes il passe de zéro à 88 miles par heure. Argent personnifié, concurrence écrasée, égotrip exacerbé, lifestyle américanisé et peut être (surtout) Brams regretté. Mais « évitons les sujets qui fâchent, l’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage… G-5 ».
L’album est plus que jamais emprunt d’auto-tune, certains s’en tireront les cheveux, en jurant regretter un Booba à la voix non-chimique désormais lointaine. D’autres y verront une manière de se diversifier, d’accéder à d’autres strates vocales. Cet instrument devient la signature du Duc, qui paraît le manier avec une précision et une cohérence nouvelle. Ainsi, la recette fait mouche sur « Tombé Pour Elle » véritable déclaration d’une flamme jamais éteinte à la rue, ou encore sur l’exercice de style qu’est « Tout ce que j’ai » fustigeant à tout-va la concurrence en se contentant de rimer en « é ». Simple et efficace. Mais qu’importe, puisqu’au « sommet de [son] art [il est] perché », le maître corbeau du rap français est sur sa branche, au fait de l’arbre, poussant la chansonnette sans jamais lâcher son magot aux renards qui tentent vainement de le soudoyer. Malgré tout, il faut admettre que certains morceaux auraient davantage fait l’unanimité dénué de cette touche chimique à l’image de l’outro, mais bon, il fait sa place « dans le futur, le futur… Là où ces bâtards n’iront pas ». Cette critique peut être plus que compréhensible et cohérente quand il s’érige presque en rastaman en s’essayant au reggae pour conter la vie de Jimmy, personnage fictif mais que l’on peut facilement identifier au rappeur lui-même usant d’une couverture pour dépeindre un homme à la philosophie Pascalienne « Jimmy a ses raisons, que la raison ne connaît pas, Il ne respecte pas la loi, la loi ne le respecte pas ». Un exercice de style qui fait mouche pour certains, autant que pour d’autres il déroute et frôle l’écueil. Mais son phrasé toujours aussi vindicatif et violent pourrait encore faire rougir Thomas Ravier à coup de « bling bling : demande pas l’heure je vais t’aveugler ».
Ainsi, tout le monde prend pour son grade, jusqu’à celle que tu aimes à qui ce Casanova dopé aux hormones de pitbull enragé lance un abasourdissant « J’vais te baiser toi et ta copine, autant faire d’une pierre deux coups ». Alors certains crieront au scandale, à la bêtise voire à la faiblesse sur certaines phases, comme la désormais culte « j’suis tombé dedans quand j’étias tit-pe #Astérix ». Et si justement là n’était pas tout le génie de Booba ? S’accaparer jusqu’aux plus grands classiques d’une culture française dont il s’inspire, mais dans le seul but de la tourner en dérision afin d’en imposer sa vision, sa version et finalement son histoire.
Elie est un habitué de la caresse au tesson de Jack Da, et n’en déplaise à ses adversaires, il s’enivre en les raillant puisqu’ils « Sont petits et faibles, perdus d’vue #WillyDenzey, bouteille carrée sec au goulot » pour mieux les fustiger. Sur sa route, Booba a toujours été atteint par l’orage du clash, et en est devenu l’un des instigateurs phare. Lâchant au détour d’une piste un éclair intitulé « Wesh Morray » il s’en prend à Willy Denzey nommément. Mais Rohff, en grand oublié du rap jeu évoluant éternellement dans l’ombre du Duc, prend ce morceau pour lui et répondra d’un « Wesh Zoulette ». Or « Ai-je raison ? Ai-je tort ? Mon flingue rendra le verdict » puisque chez 92i « c’est Thug Life, Izi, « All eyez on me » ». Citant Shakur une première fois, Booba rendra hommage à son frère d’armes qui a choisi la chute plutôt que l’atterrissage sur le morceau 2pac. Habitué à dédier quelques lignes à Brams, cette fois-ci il « rappe comme personne, rappe comme 2pac » pour sacraliser celui qui était « plus criminel que rappeur, [et] dirigeait le cortège ». Alors oui, le bras droit de Mr Yaffa, le partenaire de crime de Saddam Hauts De Seine, le comparse de passe-passe lyrical de Booba, mais surtout l’ami d’enfance d’Elie est parti, mais la vie, elle, continue, et il se battra pour deux, et quand il sera venu le temps il prévient : « J’aurai le sourire quand la Faucheuse me tendra la main »…
Ayant l’habitude de « traîner seul ou mal accompagné » Booba ne prend pas son envol en solitaire dans sa fusée. Côté francophone, Gato sort lui aussi sa Rolex, mais celle-ci semble être une mauvaise contrefaçon tant son flow est à la limite du compréhensible. La véritable surprise réside dans l’un des morceaux phare de l’album qui met en scène un Kaaris sortant l’artillerie lourde du coffre pour un braquage hors-normes, conduisant à se poser la question désormais classique « qu’est-ce que je vais faire de tout cette oseille », une fois que les deux compères scandent d’une même voix que chez eux on « sort les Kalash comme à Marseille ». Le rappeur de Sevran égale le Duc sur un morceau anthologique en faisant de son gros doigt de pied une référence désormais iconique. Poussant le vice et l’anti-France à son paroxysme, Booba se fait railleur et lâche un assourdissant « Moi et mes kheys on part sur la Lune, amuse-toi bien en Meurthe-et-Moselle » en passant le salam à tous les rappeurs-chômeurs qui « se croient « Maybach Music » mais sont « Morbac Music » ».
Ne faisant pas les chose à moitié, il dit ce qu’il pense, et fait ce qu’il dit, en invitant le poids lourd du label de Miami, l’immense Rick Ross. Un couplet enfumé et fidèle à ce que sait faire de mieux Rozay, de la bonne dirty south bien de chez lui, affolant la police californienne d’un code 1.8.7 pour homicide rapologique. Autre invité outre-atlantique, 2 Chainz vient sublimer le fast flow de Booba, rappant comme il roule, à pleins gaz « 340 flashé au radar… C’est la vie ». Sa vie, celle d’un rappeur en perpétuel mouvement et roulant désormais sur le bitume de la fameuse route 66. Elie est devenu un self made man façonnant le Futur d’un rap français américanisé à outrance pour « Graver dans les astres, son nom en rouge pavé de rubis ».
Booba entame 2015 en ouvrant les portes de son nouveau terroir, le septième duché affichant « D.U.C à l’entrée du domaine [alors] retiens ces lettres de noblesse », des tapisseries luxueuse signées LVMH, des planches de Billets Violets, des trophées de guerre ramenés de Caracas, des maquettes de bateaux Ratpis, Mr Kopp siège tel Tony Sosa dans un fauteuil pareil à un trône, Jack Da en main il prophétise « Bienvenue dans Mon Pays ». Un septième album pour s’offrir le luxe de nous conduire vers le septième ciel, ou le 7ème cercle de l’enfer, à vous de choisir, le Duc sait se faire généreux dans la violence de son propos. Être ainsi anobli, c’est s’offrir des virées vers des contrées lyricales et sonores encore méconnues. Enfumer la Ferrari ou la Lambo d’un reggaeton portoricain, ou encore enflammer le beat d’une mélodie électronique pour partir Loin D’Ici, Booba s’essaye plus que jamais à l’hétérogénéité. Quitte à être au sommet de la montagne, autant se jouer des nuages, mais gare à l’orage… Car qu’ils soient de nature musicale, politique ou morale, les éclairs frappent aveuglément, et personne n’est immortel lorsque tombe le couperet mais après tout, « c’est toujours la même merde [il a] juste de nouvelles chiottes ». Une manière de siéger sur la concurrence en imposant la tendance. Définitivement américain, il dicte la couleur au gré de l’auto-tune dont il use et abuse à ses sombres fins.
Vouloir pénétrer le domaine du D.U.C, c’est avant tout affronter une myriade de paparazzi s’escrimant à escalader les hauts murs d’un duché impénétrable. Voyant la réalité au travers d’un prisme, ils voudraient le faire tomber, mais en parlant de lui ne font que renforcer sa stature. « Tellement d’oseille, ça sent la franc-maçonnerie » qui plus est Booba serait, selon les dires de certains, un illuminati. Trop facile pour l’esquiver, trop beau pour louper le coche, il s’approprie les rumeurs et trace un triangle sur sa pochette avec en son centre son mauvais œil, assassinant d’un regard les racontars. Rompant avec une dynamique binaire, il aura fallu cette fois-ci 3 ans à Elie pour nous ouvrir à nouveau les portes de son domaine. La séparation avec son chauffeur habituel, le besoin de trouver une nouvelle Thérapy en sont peut être la raison.
Toujours est-il qu’il revient avec une hétérogénéité plus exacerbée que jamais. Les mélodies empruntent énormément aux codes américains et surprennent, voire déçoivent parfois, comme sur l’ode au sexe féminin que Booba réalise alcoolisé sous Jack Da, poussant la chansonnette sur une instrumentale à la fois saccadée et planante. Constant dans le paradoxe, c’est d’une voix criarde se jouant des aigus qu’il se fait le moins romantique des Don Juan… Il n’est pas négro lambda et même si «[son] poto [lui] dit que t’es cheum, [il est] alcoolisé… [alors] tu lâches ton number ou quoi, tu veux baiser ou pas ? ». Une romance acerbe et dure fidèle à lui-même, pas de sentiments que des centimètres…
S’aventurant sur des terrains où on ne l’attendait pas, il prend des risques mais sans jamais passer le garde-fou. Maîtriser les écarts pour toujours élargir son public, convaincre et toucher davantage, tels sont les maîtres mots d’un album instaurant parfois le rap en musique de club mais toujours à sa façon, avec une signature des plus palpables. Alors si le Duc va en boîte c’est toujours calibré, il « rentre dans le club enfouraillé comme Léon, envoyez le Dom Pérignon ! »
Dans son manoir au luxe écrasant, Booba n’en reste pas moins un homme, et les tableaux ornant les murs en sont un immuable rappel. Bram’s est toujours omniprésent, son absence est plus que jamais un vide qu’il ne peut combler. Lorsque la solitude de la luxure l’envahit, il sait que la fortune de LVMH ne pourra l’enlever à Charron, alors il avoue « j’ai perdu mon kho sûr au combat, je n’en ferai jamais le deuil Brazza, mon négro, mon négro… ». Mais la vie suit toujours la mort, c’est marche ou trépasse, et il témoigne de son amour nouveau pour ceux qu’il a vu naître tout au long de cet album, gardant la tête haute et œuvrant pour deux. Ainsi, sa fille comme son fils sont à de nombreuses fois évoqués, révélant sa nouvelle condition de père et la joie qui l’habite. En souvenir de celui qui désormais le regarde depuis les «Étoiles et constellations » il sacralise la vie alors « faites que Omar Yaffa devienne céleste ».
Cloîtré dans son duché, on pourrait croire Booba coupé de la réalité sociétale qui pèse sur nous, autres mortels, or il n’en est rien, et lorsque le talkie-walkie de Tony grésille, l’impertinent reprend du service pour servir du vice. Alors avoir « la banane comme Taubira » et être entouré des meilleurs ne lui permet pas pour autant d’échapper à la justice, qui une fois de plus, par le biais d’un syndicat de police, lui tombe dessus. Réagir à sa manière, aussi dure soit-elle, aux attentats du 11 janvier qui ont tant ému la France, est-ce faire preuve d’apologie du terrorisme ?
« Ai-je une gueule à m’appeler Charlie ? Réponds-moi franchement, t’as mal parlé, tu t’es fait plomber, c’est ça la rue, c’est ça les tranchées. ». Elie Yaffa par ces mots n’aurait-il pas davantage témoigné de franchise, plutôt que de sombrer dans l’hypocrisie dont beaucoup ont fait preuve et livrer sa vision des choses, à sa manière brute, urbaine et banlieusarde ? C’est cette réalité que beaucoup ne veulent pas voir, ne veulent pas croire qui en ces mots resurgit de la part de celui qui se revendique « musulman mais non pratiquant ». Mis à mal par les médias, il se justifie d’un « quand on joue avec le feu on se brûle » or à mettre les mains dans les braises, il s’est brûlé, voilà le pyromane lui-même incendié par les flammes de la bien-séance.
Si parfois le Duc semble se sentir bien seul dans sa luxure, il sait aussi se faire un hôte de qualité pour des invités souvent prestigieux. S’asseoir à sa table, c’est se faire adouber d’une épée lyricale affûtée et à des conséquences certaines. Alors si les rookies de 40 000 Gang viennent jouer les fauteurs de troubles en se targuant d’être Les Meilleurs, ils n’en restent pas moins les gardiens du domaine, cantonnés à le pénétrer pour seulement en entrapercevoir toute la singularité, pour finalement rester « posés avec une kalash’ devant les portes de l’Enfer ». Le portoricain Farruko vient donner une couleur reggaeton au projet sur un morceau quelque peu surprenant, voire bancal, qui ne fait pas systématiquement mouche. Quand à Future, nouveau featuring en vue des rappeurs français qui a taillé le Crystal avec Kaaris, il signe avec un Booba « Marié à la haine comme Bellucci » un morceau de haut vol où les piques ne sont pas absentes. L’éternel Gato est de la partie pour retourner les foules avec Bridjathing sur le rythme endiablé de Mové Lang, et Mavado vient tenir la barre avec le DUC sur un refrain aux relents de piraterie.
Mais tous ces featurings ne sont rien à côté du tant attendu Futur 2.0, qui voit Lino poser aux côtés de Booba. Time Bomb et le Secteur Ä côte à côte sur un même ring, prêts à en découdre avec le beat. Les moitiés respectives de Lunatic et Arsenik, qui une décennie plus tard mènent un combat anthologique. Toujours en Première Catégorie. 24 mesures chacun, et au chronomètre exactement le même record, 1 minute 04 seconde. Pas un centième de plus. La frappe est chirurgicale, les deux monstres du rap français sont au sommet de leur art. Les anciens ne sont jamais partis, Lino kicke à son habitude de sa voix nasillarde et de son phrasé ravageur faisant « le contrôle des naissances au .44 magnum » alors qu’on voudrait qu’il « passe la main mais y a plus que des puceaux avec la chaude pisse ». Un couplet brut de décoffrage illustrant parfaitement la dualité, le paradoxe même qui l’habite.
C’est une fois de plus la longueur de la laisse contre l’épaisseur de la liasse lorsqu’il voit « Jaune, violet, vert : [son] côté militant est sceptique, dans [sa] tête c’est les Lakers contre les Celtics »… Pour ce qui est de Booba, c’est la grande surprise, il laisse le premier tour à son acolyte pour mieux surprendre derrière, et c’est en tombant des nues qu’on le découvre sans auto-tune avec un flow que l’on croyait disparu depuis des années. Il fait ce qu’il a toujours fait de mieux, kicker en maltraitant à coup de fouet lyrical la prod à en devenir esclavagiste. Nous laissant sans voix après un 24 mesures dense et d’une violence inouïe, il rappelle d’où il vient comme pour mieux cristalliser le chemin parcouru « J’suis Secteur Ä, j’suis Time Bomb, c’est Athéna qui m’allaite, je vais les baiser E-R c’est pas Omar qui m’a ué-t ».
Finir d’une syllabe muette pour mieux nous laisser aphone, voilà tout l’art du Duc. Finalement, là est toute la puissance de D.U.C., nous inviter dans un royaume qu’il sait conquis, où il peut faire ce que bon lui semble, suivre la tendance américaine et l’insuffler en France pour être le véritable instigateur d’un mouvement, s’essayer à tout, sombrer parfois, mais pour toujours mieux relever le niveau, et en à peine plus d’une minute nous rappeler qui règne incontestablement en maître. « Dans The Wire t’es Method Man, j’suis le grec » une manière comme une autre de dire que peu importe ta place, ton aura ou ta popularité, tu n’es qu’éphémère et qu’à la fin il n’en restera qu’un.
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6 – 92i, Affaires de Famille
Booba se fait l’enfant du rap français à bien des niveaux, ainsi s’il en est la progéniture belliqueuse et incestueuse, il en est aussi parfois, et une fois n’est pas coutume, paradoxalement, l’une des figures les plus infantiles.
Ainsi, depuis ses débuts, il « traîne seul ou mal accompagné » dans une cour de récréation parsemée d’embûches, et où il faut se faire respecter pour survivre, « Marche ou Crève, Gagne ou soit Vaincu » sont les maîtres mots de son environnement. Elie évolue constamment en meute, mu par la sale manie de partager l’arme du délit lyrical avec ses partenaires de crime, comme avec ceux en qui ils voient un potentiel ne demandant qu’à être exploité. Entre chaque passage de classe il a, de 2005 à 2011, pris pour habitude de réaliser une Autopsie du rap game. Sortant le scalpel et les forceps, il opérait en livrant des inédits qui lui assuraient d’asseoir sa suprématie tout en gardant en haleine un public toujours plus avide. Mais l’objectif premier était aussi et surtout de mettre en lumière les petits nouveaux qui selon lui le méritaient, dans une double optique de profit réciproque. Sa garde rapprochée habituelle composée des brutes Mala, Bram’s, Kennedy, Nessbeal ou encore Djé ont ainsi pu faire parler d’eux en usant du rayonnement de Kopp et s’imposer sous les ordres du boss.
Mais certains lui doivent bien davantage, à l’instar de Seth Gueko ou Despo Rutti, qui, grâce au DUC ont vu leur carrière prendre la pente ascendante en sortant vivant de l’Autopsie ainsi pratiquée, et se sont vus anoblis d’un respect sur lequel nul ne cracherait. Sortis de leur situation d’élèves moyens, ils ont pu eux aussi siéger Au Fond De La Classe. C’est sur la mixtape volume 3 que les deux rappeurs embrassent la consécration, le premier voit son rap Démarrer sur les chapeaux de roues alors que le second opte pour un virage d’ores et déjà Trashhh. Toujours est-il que dans la foulée de leur apparition sur ce funeste projet, les deux rappeurs ont respectivement sorti leur premier album solo, qui connaîtra un certain succès n’étant pas à dissocier du coup de pouce de Mr Yaffa. Jamais désintéressé, mais toujours dans une démarche quelque peu altruiste, il a compris que c’est en faisant émerger les meilleurs que l’on s’en entoure et que l’on consolide son emprise sur un univers où la violence la plus infantile se fait légion. Ainsi, ce que Booba ne peut faire seul, il le délègue, mais jamais à n’importe qui, il s’associe uniquement avec l’excellence.
Après tout, les « aigles ne volent pas avec les pigeons ». Ainsi, après avoir glissé une première prod sur Autopsie volume 2 en 2007, l’équipe de Thérapy sera constamment sur les projets studio du DUC, assurant la majeure partie de ses instrumentales, et donnant cette couleur si particulière aux beats assidûment maltraités. Affectionnés par le jeune pitbull, ils peuvent ainsi développer leur arsenal en toute tranquillité à l’ombre du fauteur de troubles en chef. Cette collaboration durera jusqu’à l’émergence de Kaaris, lui aussi mis en lumière par Booba, et dont Thérapy deviendra le producteur principal allant jusqu’à l’intégrer dans l’équipe.
On ne pardonne pas les retournements de veste dans ce genre d’univers, on est avec Booba et les siens, ou on est contre eux. Dès lors, la séparation est actée, rien ni personne ne pourra revenir dessus. Côté prise de vue et photo de classe, c’est Chris Macari, qui depuis 2009 œuvre à merveille pour cristalliser les propos d’Elie dans de véritables courts métrages à l’esthétique toujours bluffante. Un réalisateur au talent certain, qui va jusqu’à lui offrir « enfin son rôle au ma-né-ci [mais] c’est parce qu’on produit le me-fil » et que La Mort Leur Va Si Bien.
Une collaboration de rêve pour un duo toujours aussi brillant, capable de passer d’un univers à un autre en un changement de lentille et une mise au poing. Booba est de ceux, ou plutôt était de ceux qui se font « contrôler à coup sûr, arrestation, interpellation » telle est la machinerie habituelle, mais lui n’a qu’une seule réponsen fidèle à lui-mêmen il sait que tout ce qu’il dira sera retenu contre luin et de fait il « Fuck la justice française, baise procs et juges en brochettes ». Toujours est-il que lorsque l’administration lui tombe dessus, le cancre se doit d’avoir les bonnes cartes en main pour ne pas tomber sur un mauvais coup de poker. Ne pouvant compter sur les surveillants à qui il dealait du popo, il fait équipe avec un CPE haut en couleur agissant toujours dans l’ombre du barreau pour ne pas que Booba finisse derrière. Des histoires de fusillades à la sortie des cours, à la rédaction de son dossier d’orientation l’avocat du diable se fait polyvalent.
Personnage à part entière de la mythologie boulbienne, il est à de nombreuses fois citées comme « l’homme qui lui a sauvé la vie », notamment lorsqu’il témoigne « j’re-resors de taule, j’ai eu chaud au cul, Yann Le Bras t’as mon big up j’ai un gros S sur mon t-shirt pour Sénégal, armes de l’Est dans mon pick-up… ». Côté textile, lorsque sur le terrain vague se joue un match de foot, il s’agit d’un affrontement final où chaque équipe se doit d’arborer ses couleurs fièrement et démontrer de son appartenance à un clan. Ainsi, si le S précédemment cité réfère au Sénégal, son pays d’origine, Booba distribue allégrement les maillots floqués de son désormais iconique Ü pour identifier tous ses ratpis.
Devenu un symbole outrepassant les barrières institutionnelles, sa marque Unkut s’est faite une référence du streetwear à la française, s’exportant sur tous les continents. De GTA au kimono de Teddy Rinner, en passant par les stades de foot, le Ü est partout. Marqueur de classe il se fait identitaire et sectaire. Mais au-delà, il s’agit d’un succès fulgurant pour Booba qui a réussi à s’ériger en véritable businessman au travers de cette marque en signant des contrats de haut vol, comme avec Marvel et D.C. Comics. Si l’on regarde rétrospectivement l’année 2013 au travers du prisme du Ü, les chiffres sont là, et eux, à la différence des hommes, ne mentent pas : plus de 10 millions d’euros de chiffre d’affaire, 450 points de ventes (le dernier en date à ouvrir se trouve sur la 5th Avenue de New York..) et 5 boutiques officielles, une par continent.
Alors nombreux sont ceux qui ont voulu l’imiter, notamment parmi ses plus grands rivaux, mais Booba est (une fois de plus) loin devant. Toujours est-il qu’il a délégué, il n’est plus aujourd’hui l’actionnaire majoritaire de la marque qu’il a créé depuis qu’il a vendu une partie de sess parts à la société Izi Trading.
Ainsi, il se voit parfois imposer des choix qu’il n’aurait pas forcément pris, à l’instar de certaines collections qu’il n’aime que modérément et dont il doit faire la promotion dans ses clips, mais qu’il accepte car il a su s’entourer d’une équipe à laquelle il fait confiance et qui se consulte. Là est toute la force de Booba, avoir réussi à percer en s’entourant des meilleurs et en comptant sur eux. Il le sait, on ne mène pas une guerre seul et encore moins une guerre comme la sienne, alors si seul on va vite, à plusieurs on va loin, « loin dans le futur là où ces bâtards n’iront pas »…
Ancré dans un présent dont il définit les règles, il fait mieux et prépare désormais le futur. Il lance en décembre 2014 le site OKLM qui dépasse le projet de découverte lancé dans Autopsie, en se voulant une plateforme participative où il mettrait en lumière les nouveaux arrivants qui lui ont tapé dans l’œil. C’est ainsi qu’il va dénicher le groupe 40 000 Gang en les poussant à se dépasser à ses côtés. Ainsi, il irradie la cour de récréation en sélectionnant et filtrant ceux qui feront potentiellement le futur du rap. Sélectionner les rookies et les éduquer pour en faire des pitbulls enragés tout en restant le maître-chien, Booba a compris la formule. Il garde la main sur l’industrie du rap en investissant en son sein et en distribuant lui-même les cartes.
L’enfant se fait un stratège hors-pair, mais également un altruiste permettant de mettre en lumière ceux qui auraient pu rester à jamais dans l’ombre. On saisit toute l’ambition du DUC, donner leur chance à ceux qui comme lui, 20 ans auparavant, ont les crocs mais pas le réseau. En s’érigeant en véritable plateforme de partage de nouveaux talents, mais aujourd’hui également de ceux déjà reconnus, il a réussi à faire d’OKLM un média à part voulant rompre avec l’impérialisme de Skyrock. Véritable ennemi de la radio à laquelle Booba voue une haine insondable, et qu’il assume pleinement il a, un an après son site, créé OKLM Radio afin de mettre un terme à la domination autocratique de Laurent Bouneau. Piqué dans son estime, le directeur de Skyrock a répondu à Booba, qui lui a défini le rôle de cette nouvelle radio où « on passe du VRAI son pour les auditeurs parce que NOUS c’est NOTRE culture et NOUS on a grandi avec et c’est NOUS le RAP. ». Il offre aujourd’hui un vrai format alternatif à la culture dont il vient, qui l’a forgé et que lui-même a forgée afin de la faire vivre loin des conditions de Skyrock, à sa manière, en s’instaurant ainsi en véritable leader, instigateur et porte-parole du mouvement.
Mais briller autant, c’est s’attirer les foudres des autres gros durs qui zonent dans cette cour d’école et aimeraient eux aussi leur part du gâteau. Ainsi, Booba a de tous temps été au cœur des clashs ayant défrayés la chronique hexagonale en matière de rap. Des démêlés avec MC Jean Gab’1 ou Alpha 5.20 aux grandes heures des tensions avec Sinik, les débuts de sa carrière ont été ponctués par des affrontements lyricaux. Or, Booba se dit « trop haut pour les clashs renois » et de fait a toujours choisi de répondre aux véritables challengers et considérant son silence comme le plus grand coup à porter aux médisants, qui ne pourraient que tirer profit d’un tel buzz. Ainsi, pendant de nombreuses années, c’est avec Sinik qu’il a consumé la flamme du clash. Mais ces affaires de guéguerres parfois bien enfantines ont pris une autre tournure lorsque les médias s’en sont emparés, et que les choses se sont envenimées.
Pris dans la tourmente avec Rohff, La Fouine ou encore Kaaris, les choses ont pris une toute autre tournure lorsque l’affrontement musical et lyrical s’est vu outrepassé par une violence physique exacerbée. Triste paroxysme de ces histoires de rappeurs à l’égo d’enfants fiers, l’agression d’un vendeur d’Unkut par un Rohff en furie et hors de contrôle. Bilan, un jeune homme de 19 ans plongé dans le coma suite à un traumatisme crânien, et des images accablantes montrant toute l’immaturité du rappeur. Cette histoire calmera également Booba, qui prendra conscience de toute la portée et de l’impact de ces affrontements. Ou du moins le calmera temporairement, puisque suite à son silence de 5 ans Rohff, fait son grand retour sur la scène musicale avec Le Rohff Game.
Son meilleur ennemi, en éternel gamin, décide d’en finir à la loyale et annonce seulement quelques semaines avant sa sortie, un album dont le largage est prévu le même jour que celui du rappeur de Distinct… Accumulant les statuts et photos sur les réseaux sociaux, en véritable enfant qu’il est, il tourne en dérision son rival pris au dépourvu et complétement désarçonné par cette annonce. Après quelques semaines d’accusations diverses et variées de la part de Rohff, et de railleries non dissimulées de la part de Booba, c’est la déesse de la colère, Nemesis en personne, qui vient rendre son jugement… Le constat est sans appel, il domine seul et incontestablement une école qui l’a vu naître, grandir et dont il a lui-même posé les briques, le couperet tombe et Elie élude « ta carrière au fond de la mer comme Oussama… »
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7 – Pour Finir…
Revenir sur l’intégralité de la carrière de Booba, c’est réécrire l’histoire du rap français par le prisme d’un de ses plus grands protagonistes. C’est aussi mettre en lumière la manière dont un homme qui fut l’enfant de la discipline a réussi à s’imposer en en reprenant les codes et en les métamorphosant pour imposer sa propre définition, et ainsi en transcender sa nature originelle.
Avec plus de 20 ans de carrière à son actif, le natif des Hauts de Seine a forgé le hip-hop hexagonal en réalisant parmi les plus grands classiques, en le forçant à s’américaniser tout en lui donnant cette french touch si particulière, et enfin a su dépasser le cadre musical pour devenir un acteur à part entière de la vie sociétale en amenant le rap dans le débat public. Il est indéniable de considérer que la discipline lui doit énormément, tant d’un point de vue purement musical et lyrical, que d’un point de vue productif et médiatique. Il est l’incarnation même de la réussite des quartiers populaires, il s’est toujours fait la voix du ghetto, la plume du bitume. Au travers de ses morceaux c’est bon nombre d’enjeux sociétaux qui sont tristement et brutalement dépeints, mais toujours avec cette vérité et cette authenticité crue qui le caractérise. Il a également démontré qu’une autre voie que celle des grands médias et grandes machines de distribution était possible, qu’avec du panache et de l’insolence, et ce en gardant toujours ses principes, on pouvait réussir et atteindre les sommets. Alors certes, son discours n’est pas celui que beaucoup voudraient entendre, mais il est un exemple de réussite comme peu peuvent se vanter de l’être. Booba est de ces artistes qui ne lâchent rien, vont jusqu’au bout et se tuent à la tâche. No Pain No Gain, comme il le dit lui-même. Il s’est fait un forcené de la musique, un passionné qui a toujours pris la direction qui lui convenait sans jamais n’attendre rien de personne et s’obstinant par amour et passion du mouvement musical qui l’a vu se révéler. Il a cristallisé une musique saisie à ses premiers frémissements pour l’élever au rang d’art.
Cette année 2015 aura été particulièrement productive et importante pour Booba, il se peut qu’elle devienne charnière même dans sa carrière, car en deux albums, il est passé d’un extrême à l’autre. De l’utilisation intensive de l’auto-tune dans toutes ses facettes à un album noir et sombre au timbre de voix plus que jamais authentique et à la plume acerbe, Booba est passé du tout au tout. En créant avec Nero Nemesis la surprise d’oser revenir sans autotune et avec un flow vieux de plus de 10 ans, il a montré qu’il pouvait être plus fort que jamais dans ce qu’il a toujours fait de mieux, kicker de manière implacable et dérouter jusqu’au dernier des puristes. Ainsi, écrire un tel article sur Elie Yaffa à ce moment même de sa carrière devient un plaisir des plus délectables. C’est comme voir sous ses yeux la boucle se boucler, et le plomb devenir or. Le choix de ne pas avoir chroniqué Nero Nemesis est assumé. Il faut, à mon humble avis, digérer ce genre de projet avec le temps, l’écouter et le réécouter pour en apprécier toute la saveur, qui plus est lorsque l’on est à ce point désarçonné par un tel retour aux sources. Déroutant, il nous laisse le cul entre deux seizes, à se demander si cet album est de ceux qu’il faut laisser vieillir pour en apprécier la pleine saveur, pareil à un millésime issu de sa cave ducale. Ou au contraire, si il s’agit d’une nouvelle trace blanche distillée dans l’urgence, de manière brutale, presque instinctive. En somme, un concentré d’une noirceur divine, l’énième vengeance colérique et céleste de Nemesis fille de la Nuit. Ces quelques phrases sont l’aboutissement d’un long projet, d’un travail quelque peu biblique, tant la carrière de Booba à des allures de Nouveau Testament en perpétuel rédaction. Nombre de gens ne comprennent pas l’intérêt pour un tel artiste souvent décrié, mais c’est pour moi tout son aspect mythologique et son poids dans l’histoire du mouvement hip-hop, aussi bien que son personnage haut en couleurs, paradoxal mais toujours authentique et intègre (à sa manière) qui l’alimente.
En 1994, on décelait les balbutiements de ce qui en 2015 est devenu une légende à part entière du rap, et peu peuvent se vanter d’une telle longévité, qui plus est dans une dynamique incessamment évolutive. Booba n’aura pas seulement traversé ou marqué l’histoire du hip-hop, il l’aura écrit de sa plume noire et violente, mais toujours indéniablement poétique. Il se fait indissociable du mouvement qui l’a vu naître et ainsi si « les vainqueurs l’écrivent, les vaincus racontent l’Histoire ».
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BONUS :
Et si Booba n’avait sorti que des EP’s ?
Notre Playlist idéale :
Prémisses EP
Mauvais Oeil
Temps Mort
Panthéon
Ouest Side
0.9
Lunatic
Futurs EP
Autopsies 1&2
Autopsies 3&4
D.U.C
Nero Nemesis
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