L’Asocial club. Ce nom hante nos colonnes depuis maintenant quelques mois. Le Club, c’est la réunion d’asociaux – d’exclus – qui se connaissent très bien et aiment le business en famille.
Casey et Prodige – qu’on ne présente plus – tous deux issus de la famille Anfalsh. Le rappeur AL, originaire de Dijon – c‘est pas New York non plus – que l’on a découvert avec Fabe, Adil el Kabir et Matière Première, puis tout seul sur High Tech & Primitif et Terminal 3. Le mythique DJ Kozi – déjà DJ de Casey – s’occupe lui de taquiner les platines. Au sein de ces amis de longue date, s’ajoute Vîrus, rappeur de Rouen – jolie petite ville de france – qui ne cesse de nous impressionner à chaque projet. On avait par ailleurs déjà commencé à apprécier sa cohérence musicale avec Casey et son équipe sur le titre « Que tu l’acceptes ou pas »
L’esprit de famille – de clan – est poussé à son paroxysme, jusqu’aux productions, concoctées par l’entourage du club. On retrouve donc Héry et Laloo fidèles à Anfalsh, DJ Saxe proche d’AL, et Banane, producteur attitré de Vîrus. Le travail visuel a lui été confié à Tcho/Antidote, véritable trait d’union entre les rappeurs, de par son activité graphique et audiovisuelle.
Avec un premier album au doux nom de Toute entrée est définitive, ce regroupement d’individualités, à l’écart du rap et de la société en général, présente ici plus qu’un simple plateau d’artistes : un projet cohérent et inédit.
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« Les gens mettent tout le monde dans le même sac. J’ai honte de dire que je rappe »
Avant même d’évoquer un album commun, Casey et son équipe se font violence, et partent brûler les planches à la recherche de leur public pour quelques dates. Rocé les accompagne, et quelques privilégiés comprennent alors. C’est un pan entier du rap underground qui se côtoie sur scène. Les univers, les textes et les personnalités des MC se complètent à merveille. Logiquement, sans effort, la cohérence scénique est parfaite, et le public abasourdi. Le groupe crée son propre mythe en quelques apparitions : la carte de visite est envoyée en bonne et due forme, et en pleine tronche ; on entend déjà quelques murmures de fanatiques impatients : C’est l’Asocial Club, la putain d’ta mère !
Ce sera le titre du premier extrait. Fracassant. Le ton est donné d’emblée, la machine est lancée. Avec un slogan simple et efficace, le club abat ses cartes et rappelle qu’il ne fait pas dans la dentelle. L’album ne sera pas un long fleuve tranquille, et chaque MC y réglera ses comptes. Prodige le scande sans détour : « Gars, on fait ça en grand, on fait pas semblant, ça va être sanglant, avis à tous les bouffeurs de glands » soutenu par Casey « Dégagez les lieux et videz les assiettes, c’est fini la fête ! On vient dans ton périmètre, libérer la bête » . La messe est dite.
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« Longtemps que j’ai délaissé l’idée d’aller te faire la leçon, aucune parole vraiment censée n’a jamais convaincu un con »
Le groupe précise sa position dans le paysage du rap français avec « 99% », l’occasion de faire vaciller un peu plus l’épée de Damoclès qui surplombe le rap de France à grands coups d’égotrips. Sur une production lente, Casey rappe avec un flow et des intonations différents de ceux qu’on lui connaît. Prenant volontairement une diction héritée d’Atlanta, plutôt appréciée dans le rap français contemporain, elle se fait le plaisir d’affronter les acteurs de ce milieu sur leur propre terrain. On retrouvera ce phrasé au fil de l’album, dans la bouche de plusieurs membres du groupe. Insolents.
L’Asocial club cultive sa différence au fil des titres et creuse petit à petit le fossé qui le sépare du troupeau. Les MC’s rappellent d’où vient à leurs yeux la « Ghetto Music » avec la voix de Peter Tosh. Ce sample reggae astucieusement mêlé à des sonorités électroniques en constante évolution, donne une production inhabituelle mais efficace sur laquelle le troisième mousquetaire d’Anfalsh, B. James, est convié à brandir le cutter face à tous les imposteurs. Asocial Club travaille en famille, nous l’avons dit.
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« Soyons le fer de lance de la doctrine de l’insolence c’est là qu’excelle mon engeance »
Sauf qu’en guise de cutter, Monsieur 93 débarque armé d’une épée à deux mains. – Lourd c’est bien, lourd c’est mieux, s’il marche pas on peut toujours assommer avec… – Difficile de faire plus charismatique et percutant qu’un Bibi énervé sur une instru aux basses marquées. Et lorsqu’il pose les bases de sa doctrine « Soyons clairs, qui contestera mourra, soyons fermes… » on a aucun mal à le croire, ni aucune envie de le contredire. La cohérence de son couplet, et le plaisir que l’on a, à retrouver Anfalsh au complet, nous font regretter l’absence du boxeur sur les autres titres.
L’esprit clanique en filigrane sur tous les morceaux, et présent jusque dans le nom du groupe, est traité de façon paradoxale dans le titre éponyme « Toute entrée est définitive ». La maison où se déroule cette contre-soirée ne fait pas crédit, et ne garantit pas la sortie.
Déjà évoqué dans « Mes Doutes » , les asociaux affrontent ici les conséquences de leurs choix et se confrontent directement à leurs principes. « Nos couplets restent en phase mais nos réalités n’ont pas de flow, condamnés à fleurir et finir par fâner en vase clos » . Chacun des protagonistes y décrira sa vie en marge, son dégoût généralisé de l’époque, des autres et de lui-même. Aucune note positive ne viendra éclaircir ce noir constat. Casey nous livre un couplet magistral entre rancœur, hargne et fragilité. Déçue des autres, reprenant l’historique de ses frustrations, enfermée dans son monde froid et malsain, elle finira – c’est une première – par appeler au secours « Sauvez moi, appelez un médecin ! » gommant la fine ligne entre principes choisis et conséquences subies.
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« Qui veut encore vivre centenaire ? Pour les volontaires, voilà le formulaire »
Condamnés à errer dans ce monde sans vraiment y prendre part, en décalage total avec les normes socialement acceptées par la majorité, les MC’s hantent leurs villes de leurs existences fantomatiques. « Je suis damnée, la terre ferme me le rappelle »
A ce stade, la mèche est allumée depuis longtemps et l’explosion est imminente. Elle arrivera avec « Ce soir, je brûlerai … ». Luttant contre une disparition programmée, les rappeurs se transforment ici en bombes incendiaires. Dans « 99% » déjà, Casey réclamait vengeance. Après avoir réglé leurs comptes avec le rap et l’industrie musicale, dans « Ce soir, je brûlerai … » la vengeance prend une dimension plus personnelle, presque intimiste.
Véritable exercice de style, chacun des MC’s choisira sa cible, nous livrant ainsi l’origine de ses frustrations du quotidien, son dégoût des autres et des normes sociales. Le monde du travail, la culture subventionnée, le système éducatif…destruction des institutions garantie. Dans la continuité directe de Tragédie d’une trajectoire, Casey reviendra sur le seau d’eau dans la face qui a tué sa petite enfance, bouclant la boucle et tuant ses démons dans un feu purificateur.
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« Peu de chance qu’on discute, si ta mère elle peint, que ton père il sculpte, à bien réfléchir je nous préfère incultes »
Cette descente aux enfers se terminera par un chef d’œuvre, et « Creuser » finira d’obscurcir un tableau déjà bien sombre. La production aux samples lents, funestes et épurés, qui n’est pas sans rappeler l’instrumental de « Des Fins » , laisse le champ libre aux MC’s pour y exprimer toutes leurs amertumes. Le message est sans appel : vivre, c’est creuser sa tombe.
Sans filtre aucun, les rappeurs déposent les armes et se livrent comme rarement. Une fois encore, le couplet de Casey surprend, alors qu’elle évoque pour la première fois ses relations amoureuses et ses pensées suicidaires. Avec un couplet fantastique, c’est le fossoyeur Rocé, présent dès les premières scènes du groupe, qui, avec une dernière pelletée, clôt l’album avec élégance. « Quand j’ai voulu retourner ma veste, j’étais le même recto-verso. »
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« Epuisé et à cran, j’écris ce qui m’indigne derrière l’écran, fort de constater que ma vie c’est de la lette-bran »
Au fil de ces douzes titres, le collectif s’affirme comme un groupe cohérent et efficace. Sous l’égide de Casey – tout simplement phénoménale – les talents se révèlent et les plumes s’affûtent. Les couplets de Vîrus puent la compétition lyricale, souhaitant être à la hauteur de la bête, il arrive allègrement à tenir la comparaison, et oblige Casey à redoubler d’efforts. Aucun des protagonistes ne lâche face à leurs compétents confrères. Cavaliers de l’apocalypse, venus bousculer la morale de notre société bien pensante, le travail soigné et le sens du détail sont de rigueur.
Un soin du détail qui les suit jusqu’au visuel de l’album, sur lequel on distingue une façade d’immeuble sous un ciel sombre. Les entrées sont murées, mais de faibles lueurs lumineuses nous parviennent du deuxième étage, comme si les habitants avaient volontairement fait le choix de se cloîtrer, comme pour s’empêcher de retourner mettre le pied dehors, après un trop-plein de désillusion.
Un malaise face aux institutions, au monde du rap, et à la vie sociale qui a finalement été accepté par les auteurs de ce disque, pour qu’ils fassent le choix, en bout de ligne, d’un enfermement total. Un appartement quasiment vide en guise de tour d’ivoire, et comme seul siège une pile d’écrits, voilà tout ce qu’il reste.
Libre à l’auditeur de tenter de rejoindre le Club en escaladant l’immeuble, mais gare à vous, bon nombre n’en sont pas revenus, l’écriteau à l’entrée était pourtant clair … Toute entrée est définitive.
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