Si vous êtes passé à côté de ce jeune dessinateur indépendant français de la BD urbaine qu’est NkodeM – sélectionné au festival d’Angoulême en 2010 – la rencontre entre Manioka (personnage ambassadeur de l’artiste) et notre mascotte Larry (le fonky monkey) aura peut-être le mérite de vous mettre à jour dans le domaine. Car si l’on peut être fier du premier dessin animé urbain gaulois (Les Lascars), dont les séries courtes diffusées sur MCM et Canal+ dès la fin des années 90, avaient fait la douleur de nos zygomatiques, voilà une nouvelle raison de se réjouir du potentiel de ces illustrateurs hexagonaux amoureux du hip-hop, qui en conservent l’esprit, quoi qu’ils entreprennent.
Reaphit : Salut Manioka, merci de me recevoir dans ton univers… Peux-tu nous parler un peu de ton créateur NkodeM et de son parcours ?
Manioka : Yes l’ami, j’aurais jamais cru qu’ils m’envoient un singe pour l’interview, mais mets toi à l’aise, même si c’est ghetto, la chaleur c’est nous qui la faisons ! Tu connais… Pour mon créateur, laisse tomber c’est une galère, il n’aime pas ce système où tu dois te raconter pour fédérer. Soit t’aimes le délire et tu rentres dedans, soit tu traces ta route.
Il se cache constamment derrière ses projets, il préfère mettre en avant ce qu’il fait et parler des univers cohérents qu’il essaie de construire, plutôt que de jacter pour ne rien dire sur sa story. Il change d’ailleurs de nom selon ce qu’il offre, pour sans cesse se remettre au pied du mur. Seuls les curieux pourront le suivre vraiment. D’ ailleurs, pour le prochain tome de Manioka – le tome 3 – vu qu’il ne cautionne plus le blase de NkodeM, il cogite déjà sur son futur pseudo. Tu vois qu’il est pas clair le garçon…
R : C’est la première fois qu’ils exigent que je me déplace en personne pour une interview ! Faut dire qu’à la rédaction il n’y a que moi qui soit fait de la même matière que toi…
Je kiffe bien ton ghetto, quoi que je ne me vois pas squatter ton bled trop longtemps… Comment fais-tu pour rester en vie dans cette jungle urbaine ? Tu vis là depuis deux volets, c’est ça ?
M : Oui, c’est un univers sombre et pollué – partout c’est la merde, je sais, mais croyez moi qu’ici ça n’en a pas que l’apparence, ça pue… (ndlr tome 1) –. Ici, pour survivre, il faut être débrouillard. Et perso, je me croyais super malin en devenant dealer de crack. Je me foutais de la répercussion sur ma propre communauté – celle qui galère sous le poids de cette misère ambiante – tant que je réussissais à tirer mon épingle du jeu. Sans voir que je jouais en fait, celui de ceux qui nous gouvernaient. Ça c’est pour le premier tome, mais le deuxième raconte le moment où j’ouvre les yeux, et comment j’essaye de changer les choses malgré la force de ceux qui sont en face.
« C’est exactement la même chose que pour
le milieu de la musique. Trop frileux pour innover, ils misent toujours sur ce qui a déjà marché. »
R : Ceux qui sont en face, tu fais allusion à AFU-RA je présume ? Peux-tu nous en dire plus sur son influence sur le ghetto ?
M : AFU-RA, c’est la ville interdite, une cité au centre de notre ghetto pourri, surnommée Le Village. Elle est comme une citadelle entourée par de grands remparts. Personne n’est jamais allé de l’autre coté de ses murs et tous les habitants du « Village » la fantasme presque autant que l’on peut fantasmer le paradis.
R : Selon ce que tu m’as dit tout à l’heure, NkodeM qui te dessine et écrit également tes dialogues, est en train de rallonger ta life… Le tome 3 est prévu pour quand ?
M : Oui, il est en train de travailler sur le troisième volet. Cela va prendre au moins une année pour le temps de création, vu qu’il a rêvé grand, et le temps, quand tu fais une BD, n’est pas le même que dans la vraie vie, il se rallonge. Après, pour la sortie, il a récupéré ses droits chez la maison d’édition Casterman. Il est motivé pour essayer de faire une structure artistique avec un grand « A » et indépendante avec un grand « I » pour être plus libre dans la sortie de ses projets et ne plus rien attendre des autres, notamment des directeurs artistiques.
Mais tu dois surement comprendre le problème, c’est exactement la même chose que pour le milieu de la musique. Trop frileux pour innover, ils misent toujours sur ce qui a déjà marché. Si tu proposes un truc qui sort un peu des rails – et c’est le cas pour l’univers de Manioka – ils ne jouent plus le jeu. Perso, je les compare à des géants qui possèdent de gros bras, mais sans aucune force. Du coup, ils ne savent pas porter des projets qui innovent. Tout ça pour dire que la sortie dépendra de la capacité qu’aura mon auteur, à trouver les fonds pour l’impression, mais sérieusement, vu que cela ne va pas chercher super loin et que nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère avec internet, ça devrait être pour début 2015.
R : Justement en parlant de musique, tu écoutes quoi toi ?
M : Regarde autour de toi, tu verras que Manioka c’est hip-hop ! La BD est d’ailleurs truffée de références à ce mouvement, comme des punchlines de rappeurs, des références à des films comme Menace II Society et pleins d’autres encore, jusqu’à mon propre nom Manioka, qui est une référence à un morceau de Busta Flex , « Le Zedou » , dans lequel il dit : « Production 100% fait maison avec de la farine de manioc »…
D’ailleurs, il y a toujours une bande son qui accompagne la sortie de la BD, avec toujours à la production le talentueux beatmaker Alsoprodby. Pour le tome 1, c’était un CD 2 titres du rappeur Bollo-Yang, puis pour le tome 2, il y a eu un vinyle 33 tours avec Maj Trafyk et Lesthat. Pour le troisième volet, j’espère qu’on arrivera à faire un truc encore plus poussé. Mais même si je suis hip-hop, j’écoute de plus en plus de reggae, car plus ça va, plus j’ai besoin de spiritualité.
R : Dans une autre vie, rêverais-tu de te réincarner en dessin animé ?
M : Tu soulèves une bonne question, parce qu’à la base, tout est pensé pour être un dessin animé, une sorte d’Afro Samouraï à la française. Un truc qui associe le son et l’animation. Mais tu connais, si tu viens d’en bas, faut savoir monter les marches parce qu’il n’y a pas d’ascenseur qui fonctionne dans le ghetto. Ou du moins, ceux qui marchent, ils puent la pisse… Bref, tout ça pour dire qu’on essaie de faire les choses les unes après les autres, marche par marche mais toujours de façon qualitative. Pour finir en animation, ou même en film avec prise de vue réelle. Manioka c’est un univers, c’est pas qu’une BD, un vinyle…c’est surtout une ambiance, un univers où tu peux y voir de la danse, des jouets, un jeu vidéo, si tu cuisines en écoutant du hip-hop et que tu me fais un plat à base de manioc, c’est du Manioka, si tu tricotes et que tu veux participer à l’univers, fais un pull Manioka, ça sera mieux que des chaussettes (rires).
Bref c’est un univers qui se veut fédérateur pour faire des ponts entre les différents arts. Toute personne peut y participer, c’est en ça que c’est hip-hop aussi. Donc passer au dessin animé ? Carrément ! Ça sera un grand pas que l’on aura franchi, et comme le dit le rappeur Fdy Phenomen, c’est bien pire que ça…
« C’est un univers qui se veut fédérateur pour faire des ponts entre les différents arts. Toute personne peut y participer,
c’est en ça que c’est hip-hop aussi. »
R : Je reviens un instant sur les deux premiers volets de ton histoire. As-tu eu des échos sur l’impact qu’elle a eu sur tes lecteurs ?
M : Oui, les retours ont vraiment été bons, je ne te parle pas en terme de vente où la, même si NkodeM n’a pas à rougir, il est loin d’avoir pété les scores. Les vrais retours sont au niveau du succès d’estime puisque le tome 1 a fait parti de la sélection du festival d’Angoulême en 2010, et de ça, je t’avoue qu’on est assez fiers. Car il est arrivé de nulle part et a réussi à taguer son blase sur le totem de la BD. Ce n’est qu’un début, mais comme je te l’ai dit, l’univers est fédérateur et à chaque rencontre avec un artiste, il ressent une adhésion direct au concept. Vraiment, les gens lui donnent beaucoup de love, c’est vraiment positif et ça booste fort, d’où la préparation du tome 3.
R : Peux-tu me décrire le processus de création de NkodeM ? Techniquement, ça se passe comment ?
M : Ça se passe simplement. Il écrit le texte chapitre par chapitre, en voix off, comme une sorte de slam, après il fait le découpage de façon rapide, juste pour poser les différents plans (plan d’ensemble, zoom…). Ensuite, il cogite au dialogue et peaufine l’histoire. Après, il dessine case par case, et se tient au découpage – c’est la partie la plus longue – puis il scanne ses dessins et les colorise sur Photoshop. C’est comme ça que je suis né. C’est simple, mais c’est long.
R : Tu m’as confié en off que NkodeM rappait à l’époque. Je me demande comment a t’il pu passer du rap à la BD. Avait t’il déjà cette prédisposition à décrire les choses ? Était t’il déjà imprégné de cet univers dans lequel tu es né ?
M : Oulala … Rapper est un grand mot, mais ouais, il a toujours kiffé ça, écrire et poser. Mais vu qu’il gravitait au sein d’un collectif de rappeurs bien plus talentueux que lui (OUF Village, ndlr) et qu’il respectait ça, tu te dis pas rappeur parce que tu rappes dans ta chambre, ou devant ton ordi, faut faire ses preuves. Tu sais, c’est pas évident quand tu vois des personnes vraiment talentueuses dans un art et que toi tu commences à côté. C’est difficile, car y’a toujours ce petit complexe. Et puis lui, il dessinait depuis qu’il était en couche et ça il le faisait bien, donc il est parti la dedans pour s’exprimer, car en vrai, la finalité c’est ça : s’exprimer. Que tu danses, tricotes, chantes, peignes…tant que tu as des choses à dire, le principal c’est de les sortir et de faire passer le message le mieux possible.
Les liens – Manioka : Facebook – Site officiel
Les liens commerciaux pour achat des BD : Amazon – Fnac
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