Telle la grippe, il arrive brutalement, son impact agit sur tout tes muscles, ses paroles te créent des maux de têtes, son flow cloue le tien comme une rhino-pharyngite, la température augmente à chacun de ses morceaux, et puis il disparaît sans laisser aucune trace, comme un claquement de doigt. Seul le traumatisme des symptômes subis remonte quelquefois à la surface. Tu en viens même à l’oublier, pourtant tu te dis qu’il reste l’un des virus musicaux les plus contagieux et douloureux que le rap français ait connu.
Abuz, un homme, un blaze, et surtout l’un des quelques MC’s français qui ont réellement donné du sens au mot mceeing en France. Un ton appuyé et un flow variable capable de décélérer et d’accélérer sans se mettre off beat sur les BPM. Une force de la nature dans le rap jeu ponctué par son binôme aux manettes Mysta D, un duo magique qui faisait mouche à chaque sortie. S’ils n’ont pas eu le succès auquel ils devaient prétendre, il reste encore les cicatrices de leur œuvre, en commençant bien sûr par leur EP incontournable Ça se passe sorti en 1996. Derrière eux, une génération talentueuse réunie dans le D.A. System Crew et immortalisée sur la masterpiece de Mysta D L’invincible Armada, toute une époque en somme, et puis…
Et puis la catastrophe, ou tout du moins l’incompréhension, une gêne qui avec le temps s’explique plutôt par une fausse idée sur le rap : derrière son aspect subversif, le rap français restait au fond un vieux bougre réac et moraliste. Derrière sa soi-disant rébellion se cachait un puritanisme : t’avais beau crier que tu étais un queutard prêt à te taper toutes les bitches de Paname, t’avais beau chanter en boucle les paroles de Tout Simplement Noir, ça ne devait pas passer à l’acte… Par un concours de circonstances plus ou moins tragique, le contrat de D. Abuz System avec Universal est rompu plusieurs mois après la sortie de leur album Syndikat. Le binôme se sépare. Abuz veut avancer, casser son image et jouer la carte de l’avant-gardisme, le personnage de Ricardo Malone fait son apparition, naviguant clairement dans l’univers pornographique. Malaise dans le monde du rap, Abuz est allé trop loin pour les mœurs de l’époque. Entre réception plutôt glaciale et vie personnelle, Abuz se retire de la musique, un point final à une carrière plus que respectable.
Un point final qui n’en était pas un, puisque tranquillement et sans se soucier des évolutions musicales, Abuz a bâti pendant des années un opus personnel qu’il va entièrement produire. 19 titres construits au fil du temps, selon ses humeurs et ses envies, pour aboutir à la sortie de Magister Ludi en toute indépendance. Abuz n’est donc pas mort, et derrière cette réapparition, c’est 5 années d’histoire du rap français qui remontent à la surface, une bonne nouvelle donc pour les orphelins du style mais aussi cette question en suspens : 15 ans après, est-ce que le rap français avait besoin du retour de Abuz ?
Aborder Magister Ludi en espérant retrouver la flamme du D. Abuz System c’est directement faire mauvaise route. Ce premier album solo d’Abuz est avant tout le retour d’un musicien dans l’âme qui a décidé de ne suivre qu’une seule route : la sienne. Un album personnel et humain avec ses qualités et ses défauts, Magister Ludi nous surprend, nous déçoit, il est multi-émotionnel, mais garde cette valeur d’une volonté sans rémission pour Abuz de faire ce qu’il souhaite. Plus qu’un album en indépendant, ce sera en quelque sorte un album secret qui sera gardé par ceux qui attendaient son retour.
Dans les bonnes choses que l’on retiendra, ce sont déjà les prestations d’Abuz, 17 ans après Syndikat. Après 17 ans, sauf rares exceptions, de silence radio, on aurait pu se retrouver avec un homme au flow limité, mais le temps n’a pas eu d’effet sur le MC : slow flow, fast flow, variation de débit, Abuz passe le parcours du combattant sans anicroche. Abuz reste, pour ses plus fidèles suiveurs, ce flow unique, et pour le coup on ne peut qu’être ravi de ce retour dans une époque où le flow monocorde et le non flow sous autotune a pignon sur rue, limite à oublier que le mceeing est un art qui demande une réelle maîtrise. Pour cela, on ne peut que remercier Abuz.
Autre point positif, l’originalité des textes : sans être dans une technicité lyricale de pointe, Abuz a la délicatesse d’accepter d’être lui-même, quarantenaire et père, pragmatique et optimiste, creusé par le poids des années et sage, mais toujours prêt à lutter. Abuz ne joue pas un rôle au mic, Abuz c’est Richard et vice-versa. Loin des discours nostalgiques, il vit le moment présent et s’adresse à tous. Avertisseur sur Le Chant des Sirénes, à contrario du fatalisme ambiant sur Ne Dis Pas ou Envie de Mourir, luttant contre les préjugés sur Hors Sujet, compétiteur en mode egotrip sur La Ola et vrai maraudeur nocturne sur La Nuit. Un éventail de prestations et de thématiques qui donne toute sa pertinence à son retour et à l’aboutissement de cet album.
Dans les choses qui passent moins, on pointera du doigt l’utilisation un peu trop proéminente de l’autotune. L’autotune fait partie de l’univers rap, est limite devenu omniprésent et est de nos jours un outil indispensable, malheureusement ou pas. L’autotune n’est pas un problème en soi, c’est plutôt la façon dont on s’en sert qui va avoir un impact positif ou non sur la musique. Dans le cas d’Abuz, l’autotune revient assez souvent sur l’album, parfois bien dosé comme sur La Nuit, il peut devenir très vite un refouloir comme sur Châtiment ou C’est l’heure. C’était un choix risqué, surtout que sa voix au naturel est bien plus agréable, Hors Sujet ou Vétéran en sont les meilleurs exemples. Album solo, donc pas de Mysta D aux manettes. A la rigueur, c’était une autre époque, une bonne époque mais qui n’a pas de pertinence à réapparaître en 2016, Abuz avait prévenu, le groupe n’existe plus depuis 2000 et il n’y aura pas reformation. Donc c’est un Abuz seul qui a composé produit les 1 heures 10 du Magister Ludi, excepté le mastering laissé aux mains expertes de James Wisner et les guitares additionnelles de Stéphane Jego. Un album hip-hop dans la forme, mais pas du tout 100% rap sur la forme, Abuz nous offre ici une palette sonore aux styles multiples, il y en a pour tout le monde et bien sûr, plus la palette est large, plus le risque de ne pas adhérer à l’ensemble est élevé. Magister Ludi n’échappe pas à la règle, certaines intrus feront l’unanimité comme Vétéran, La Vie Qui Passe, Hors Sujet, La Nuit ou même certaines parenthèses à l’empreinte rock et blues comme De Plus En Plus ou Pile. Pour le reste, ça peut être rédhibitoire. Châtiment par exemple, que l’autotune n’aide pas vraiment, ou C’est l’heure, qui nous donne l’impression d’un certain manque de charme ou paraît trop simple pour refaire sortir un certain groove.
Intime, parfois maladroit, Abuz est hors du temps, mais toujours dans les temps niveau flow. Dans son propre monde, Magister Ludi offre une relation très personnelle à l’auditeur. On aimera parfois le détester, et d’autre fois on se détestera de l’aimer, mais une chose est sûre, le retour d’Abuz est une bonne chose, les symptômes grippaux qu’il a réussi à nous procurer il y a 16 ans sont toujours aussi agressifs, la température monte quand Abuz débite ce qui change du 37,5 que nous procure la majorité des rappeurs actuellement. En guise d’espoir, on gardera de Magister Ludi, un recommencement, le début de nouvelles d’Abuz en solo, ou pourquoi pas en groupe.
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