Plantons le décor. Un show dans une obscure ville belge, des loges dans la cantine d’une école primaire. Ekoué, l’une des entités de La Rumeur, groupe qui milite depuis le début, nous reçoit tranquillement, gros cigare en bouche (aussi long que les pieds des sièges pour enfants de la cantoche), et nous éclaire sur ses 17 ans de peura, sur Les Inédits 2, bien sûr, et sur d’autres sujets que l’on vous laisse découvrir. Éclairages.
ReapHit : L’album Tout Brûle Déjà est vraiment taillé pour la scène, avec certaines de ses sonorités tournées vers l’électro, et même le rock. Avec le passif de La Rumeur, le live, c’est la meilleure des promos ?
Ekoué : La meilleure, c’est clair. C’est notre moyen de communication principal. Contrairement aux projets intermédiaires, un album c’est quelque chose que tu défends longuement sur scène de façon durable, donc autant avoir des instrumentaux qui se prêtent au mieux à l’adrénaline du live.
L’électro a des fréquences très efficaces : deux boom boom et la salle part en l’air, donc on est obligé d’utiliser ces sonorités.
Et ça correspond à ce que vous écoutez actuellement ?
On n’est pas spécialement concentrés sur la tendance, et dans la musique actuelle, il y a des choses que l’on aime et d’autre que l’on aime moins, ou pas du tout. Donc nos influences sont calibrées en fonction de nos envies, directes et immédiates.
On a envie de faire de gros morceaux et que la scène soit le révélateur de notre travail. On fait vraiment le nécessaire pour que nos albums soient la traduction de ce qu’on a envie de faire sur scène.
On a pu lire que Tout Brûle Déjà faisait partie de vos réalisations préférées. Pourquoi ? Pour l’évolution musicale que l’album représente pour le groupe ?
Chaque album est différent. Personnellement, mon album préféré c’est Du Cœur à L’Outrage, mais Tout Brûle Déjà est l’album le plus abouti, et c’est exactement l’album que l’on souhaitait faire.
Du Cœur à L’Outrage ne correspond pas tout à fait à l’album que l’on voulait faire, mais c’est au final l’album le plus sombre. On aurait pu l’appeler A la Mesure de l’Offense, car pour ce disque, on était sous le feu des attaques et on a pondu du rap avec de gros morceaux comme « La Meilleure des Polices », « Quand la Lune Tombe », « Qui Ça Étonne Encore »…
Il y a une grande variété de morceaux qui ont tous reçus un accueil ultra-favorable.
Dans le morceau « On ne présente plus la Famille », que tu partages avec Casey, on entend « 10 ans de rap et pas un froc à terre, essaie de le faire ! ». C’est la sincérité le secret de la longévité ?
Ça, c’est une question qui faut poser à Casey… Nous on rappe ensemble depuis 1996, et on est toujours ensemble. La première des fidélités, avant celle de ton public, c’est celle que tu dois aux gens avec qui tu rappes depuis le début. Donc pour La Rumeur, oui, 17 ans et pas un froc à terre !
On vous voit assez présent sur les réseaux sociaux, à partager des articles d’actualité et d’information. C’est ce que vous allez faire avec La Rumeur Mag ?
Ce sera à peu près à l’image de La Rumeur Magazine, en effet. Beaucoup de vidéos, quelques textes, un regard sur le sport… On suit par exemple un ami à nous, un boxer qui s’appelle Dino ADAD et qui fait les championnats de France de muay thai et qui se teste « à l’anglaise ». On y trouvera des interviews, un regard sur les personnalités publiques et politiques qui nous intéressent, en bref pas mal de choses.
Ces 8 ans de procès pour rien ou presque qui viennent de se terminer, ça fait prendre ses distances par rapport à l’engagement musical ou ça le renforce ?
La Rumeur, à la base c’est un groupe de quartier. On n’avait pas vocation à faire un rap plus politique qu’un autre. Il y a un non-sens dans l’étiquette qu’on nous a collé. Quand tu écoutes un morceau comme « Blessé dans mon Ego », ça parle d’une expérience personnelle, ça n’est pas un étendard militant. Je parle de ma vie dans l’enceinte de mon foyer. Mais ce morceau a eu un rayonnement tel, qu’on s’est dit « voilà notre créneau de rap » : un rap de quartier, avec un minimum de réflexion sur ce que l’on raconte.
Un rap plus social que politisé en vérité, on tente de rendre nos paroles les plus enclines possibles à nos vies, à ce que l’on est.
Le préalable a été de considérer que notre musique n’avait rien à foutre sur Skyrock, puisqu’on souhaite écrire convenablement, la politique des formats ne nous intéressait pas. Donc on l’a dit, ils nous ont attaqués et ont remis le dossier chez leurs amis du Ministère de l’Intérieur, il y a eu 8 ans de procès derrière… Et comme, forcément, quand tu te fais attaquer, tu te défends, on a glissé vers un discours plus politisé, en parallèle à ce qu’on faisait normalement (quelque chose qui tend plus à être du divertissement) mais qui ne correspondait pas à notre réalité à ce moment-là.
Donc le rap, le cinéma, l’écriture…peu importe le format tant qu’il y a revendication sociale ?
Dès lors que tu parles de ce que tu es, que tu essaies de mettre des mots justes sur tes instincts, sur tes esquisses de réflexion ou tes contradictions, tu es déjà finalement dans une démarche sociale. Nous, on ne fait pas de la science-fiction, on ne va pas faire des clips avec des hélicoptères, c’est ce qui nous différencie du reste.
Pour nous, votre film De L’Encre montre les relations d’interdépendances parfois malsaines du milieu artistique et culturel. C’est par dégoût du milieu musical que vous avez voulu réaliser le film ?
De l’Encre part d’une réalité plus simple, de personnages que l’on connait tous. L’histoire de Arezki, qui est tombé pour de la fausse monnaie et grand banditisme, fait écho à des gens qu’on connait. La petite Nejma correspond, de près ou de loin, à une petite rappeuse de province qu’on côtoyait. On a mis tout ça dans un film et l’avons écrit le plus sincèrement possible. Je pense qu’il a marché grâce à ça.
Le film a permis de mettre en lumière La Gale. Quel rôle à t’elle joué dans le processus de création ?
On la casté pour une première partie de La Rumeur. Suite à quoi on lui a trouvé suffisamment de charisme et d’énergie, pour se dire que quitte à interpréter le rôle d’une rappeuse autant que ce soit une praticienne, et on l’a choisi elle. Mais elle n’a pas eu d’apport sur les textes ou l’écriture du film.
Le film a été produit et diffusé sur Canal +, ce qui vous a permis d’avoir une visibilité importante. Ça a contribué a son succès critique ?
A son succès critique, et économique ! Il a été nominé pour être parmi les trois meilleures fictions françaises, on a eu des prix en festival, il a été racheté par TV5 Monde, on l’a présenté à New York, non vraiment c’est un gros succès pour nous.
Dans les conditions de production, c’est dur de rester indépendant et seul maitre à bord dans la réalisation ?
On a eu les mains libres parce qu’on s’appelle La Rumeur, et qu’au moment de l’appel d’offre les mecs savaient à qui ils avaient affaire. L’idée, c’était de nous prendre tel qu’on est, et de nous donner les moyens d’exporter notre regard, notre savoir-faire, au plus grand nombre.
Bruno Gaccio et La Parisienne d’Images ont été carrés sur ça.
Les Inédits 2 sortent bientôt. Dans le premier volume, on remontait assez loin dans la carrière du groupe. Ça sera le même esprit ?
Non, c’est un disque avec de très bons morceaux qu’on a enregistré dans l’esprit de la précédente trilogie. Ce seront cinq solos de Ekoué, de Hamé et du Bavar qui s’enchaîneront successivement en te racontant une longue histoire. Ce sont des morceaux dans la veine de « Quand la Lune Tombe » ou de « L’Ombre sur la Mesure », avec beaucoup de samples, dans une veine assez différente de Tout Brule Déjà. On ne retrouvera pas de gros bangers du type de « Hors Sujet ». Mais on est super fiers de ce projet, on l’a réécouté, et il y a des morceaux qui vont plaire.
C’est une trilogie, mais sur un seul et même support. Au vu de l’état du marché, c’est un peu contraignant de dissocier les EP, même pour une édition vinyle. Il y a une vraie continuité entre l’ancienne trilogie et ces Inédits 2, avec choix d’instrumentaux à consonance plutôt jazzy. Et même si l’on retrouve des sonorités electro, on en revient à quelque chose de plus classique, et ça fait du bien. On sort le physique en édition limitée, entre 3000 et 5000 exemplaires, le reste sera numérique. Si le CD s’épuise, on repressera avec les gains engendrés. On a fonctionné comme cela avec Tout Brûle Déjà et je pense qu’on a trouvé notre modèle économique.
Toujours chez EMI Music ?
Non non non ! On a fait qu’un album chez EMI, c’est Regain de Tension.
A partir de là, on a monté notre propre label, tout en étant distribué chez eux. Et pour finir on a complètement bougé. On a compris au bout d’un album sur une major que ça nous correspondait pas. Regain de Tension et Du Cœur à l’Outrage ne sont pas des albums faciles, mais ils sont aujourd’hui disques d’or. Et même si le disque d’or n’est plus à 100 000 exemplaires, c’est un succès que l’on n’aurait pas pu avoir en major. On s’est formé en label, puis on a fait les disques que l’on voulait.
On parle du coup d’autoproduction, mais c’est géré également en auto distribution ?
Non, on est toujours passé par un distributeur, parce que c’est trop lourd à gérer pour nous. On a travaillé avec Discographe, puis Wagram, mais nous laissons toujours la gestion de la distribution à un partenaire. De toute façon, tout cela sera amené à disparaître rapidement avec internet.
L’avenir appartient désormais aux créateurs de contenu. Vous créez ReapHit.com avec un point de vue, une vision différente, et les gens viendront voir. Mais les marchands de disques, ceux qui ont juste une approche commerciale et marketing, vont disparaître, puisqu’internet crée la proximité nécessaire pour supprimer les intermédiaires entre les artistes et le public.
Internet pousse à l’indépendance, et pour un groupe comme La Rumeur c’est évident que c’est bénéfique. On a un public déjà établi, et dès qu’on fait une date on peut compter sur 200 personnes pour s’y déplacer. Notre Olympia, on l’a fait grâce à internet.
Aujourd’hui, on a peut-être pas encore les reins assez solides pour faire un Zénith, mais inch’Allah on y arrivera.
Il y aura d’autres volumes de Nord-Sud-Est-Ouest de prévus ?
Oui, et le troisième arrive d’ailleurs. Mais on voudrait faire un nouvel album de La Rumeurassez vite également. Le truc, c’est qu’on ne veut surtout pas faire les mêmes albums. Aucun de nos projets ne se ressemble. Regain de Tension ne ressemble pas à Du Cœur à l’Outrage, c’est le moins qu’on puisse dire. On a donc besoin d’un peu de temps pour trouver l’orientation des prochains projets.
Même si La Rumeur n’est pas un groupe politisé, tu as l’impression que le gouvernement socialiste à changé quelque chose aux revendications du genre ?
Tout dépend ce que tu appelles un rappeur politisé. Perso, je n’en vois pas.
Je vois plutôt des rappeurs qui essaient de se donner un discours politisé, mais qui par exemple, vont chez Skyrock.
Nous, on s’est défendus, et bien défendus pour contrer leurs attaques, ce qui nous donne un statut un peu particulier sur la scène rap. Mais aujourd’hui les mecs qui font du militantisme chez Skyrock, moi je les écoute pas.
Après, si des jeunes peuvent être amenés vers des textes plus sérieux en passant par ces mecs-là, pourquoi pas !
Mais j’ai surtout envie de leur dire d’arrêter de se prendre la tête et de faire du commercial comme tous les autres et de s’assumer. Et s’ils sont sincères dans leur démarche, qu’ils aillent jusqu’au bout. C’est ça aussi le secret de la longévité. La Rumeur, c’est 17 ans de carrière assumée.
On ne peut pas écrire Tout Brûle Déjà et le faire tourner sur Skyrock, on ne peut pas avoir les morceaux qu’on a, et aller à Urban Peace, ce n’est pas possible et on a pas vocation à le faire, il faut être cohérent. Et ça me ferait chier de rapper devant un public composé exclusivement de gamins de 16 ans, qui ont l’âge de ma nièce, je suis pas un animateur de centre aéré.
J’aime voir un public actif, des étudiants, des travailleurs, des gens qui n’ont rien à voir avec le rap mais qui apprécient les textes. C’est plus riche.
Tu écoutes du rap français ?
Oui, j’aime bien La Hyène, j’écoute Le Téléphone Arabe, Keuj, j’écoute aussi un mec de Bordeaux qui s’appelle Khaled, il y a même des morceaux de Rohff que j’apprécie, bizarrement. J’ai bien aimé « Dounia », je trouve que c’est un super morceau. J’écoute ce qui est bien fait. Il y a des morceaux de Lunatic que j’adorais, du Oxmo, du Ärsenik, le 113…
Tu prends un morceau comme « Le Guide du Loubard » de Rim’k, c’est un des morceaux de rap français que je préfère. Parce que c’est la génération de mes oncles, c’est drôle, c’est bien amené, le morceau est dans mon iPod. J’préfère écouter ça que tout le reste.
Un documentaire, un bouquin, un film qu’on aurait raté à nous conseiller ?
J’ai trouvé que Gare du Nord de Claire Simon était un beau film, c’est très juste et bien filmé. Un beau moment de cinéma, ce qui est rare dans le cinéma français.
Un livre qui m’a fait beaucoup rire récemment, et que j’ai bizarrement trouvé remarquablement bien écrit c’est Le Monarque, son fils et son fief, de Marie-Célie Guillaume, qui raconte toute la corruption des Hauts-de-Seine. C’est assez romancé et c’est pas mal. Une nana met à nu tout le système Sarkozy – Balkany en taillant la part belle à Devedjian, ce qui est ma seule critique.
Mais c’est un livre romancé rempli d’humour dont je ne connaissais pas du tout l’auteure. Je ne partage pas toutes ses idées, mais c’est un moment de divertissement qui fait froid dans le dos. Elle te dépeint le portrait de vrais pourris encore en fonction et pas prêt de lâcher le pouvoir avec humour et dérision. Vraiment agréable.
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