En juillet 2015, Vast Aire et Vordul Mega de Cannibal Ox pointaient le bout de leur nez en Europe pour une escapade au Festival de Dour (Belgique). L’occasion pour nous de les rencontrer et de faire le point sur leur parcours : de leurs premières expériences en collectif à aujourd’hui, de la sortie de Cold Vein, leur premier album en duo, à celle de Blade of the Ronin, sa suite tant attendue.
14 ans après la sortie de The Cold Vein, comment mesurez-vous l’impact de l’album sur le rap et la musique en général ?
Vast Aire : Clairement, Cold Vein est un album très important. C’est le début des années 2000, durant lesquelles beaucoup de grosses affaires politiques ont eu lieu : l’attentat du World Trade Center, et d’autres choses de cette nature. Cet album représente le début d’un nouveau son dans le hip-hop, un son qui a fini par engendrer des rappeurs tels que Danny Brown. Ça a emmené une vibe totalement nouvelle, assez similaire à ce que le Wu-Tang a apporté, ou à ce que d’autres groupe grit ont fait. Des groupes qui sont venus avec un son tellement identifiable que les gens ont été obligés d’approuver.
Ce que j’essaye de dire, c’est que The Cold Vein a apporté de nouveaux standards, et c’est un honneur pour moi d’avoir contribué à ça, surtout quand je vois la réponse du public, 14 ans plus tard. C’est comme le vin, ça se bonifie avec le temps.
Avec Blade of the Ronin, on a tenté de poser une nouvelle pierre à l’édifice, d’emmener encore quelque chose de nouveau, de faire un autre album fondateur.
Pourquoi avoir attendu 14 ans pour faire un second album de Cannibal Ox ?
Vast Aire : On a pas choisi d’attendre autant de temps, ce n’était pas un plan. Ce que les fans doivent savoir, c’est qu’avant tout, on fait partie d’un groupe qui s’appelle Atoms Family. Si tu reviens à Cold Vein, tu vois qu’il y a un son sur cet album qui s’appelle Atom, qui représentait le crew duquel on venait. Quand Vordul Mega et moi avons commencé à travailler sur Cold Vein, c’était un peu comme si GZA et Ghostface avaient décidé de faire un album commun, et il s’avère que ça a marché. Ça ne veut pas dire qu’il ne peut plus être GZA, et que je ne peux plus être Ghostface.
Double AB : Tout le monde avait ses groupes et sa carrière solo, et un collectif qui était plus grand que ça et qui nous rassemblait tous.
Vast Aire : Grossièrement, The Atoms Family est notre Wu-Tang.
Vous étiez surtout des rappeurs solos, des individualités avant de devenir des entités communes.
Vast Aire : Oui, on a toujours été en solo, depuis le lycée mais on adorait faire de la musique ensemble dans ce groupe de 50 personnes, dont faisait aussi partie Double AB, c’est pour ça qu’il est avec nous maintenant, parce-qu’il a toujours fait partie de la famille. Beaucoup de gens pensent que notre carrière commence avec Cold Vein, mais ils ont tort. J’ai fait Deuces Wild en 2008, Look mom … No Hands en 2004 pendant que Vordul Mega faisait The revolution of Yung Havoks puis Yung World …
On fait toujours de la musique, mais pas forcément sous le nom de Cannibal Ox. Mais si tu reviens à tous mes projets solos, tu remarques qu’il y a toujours Vordul Mega en featuring et inversement. On a grandi dans le même quartier … Les rumeurs concernant nos différents étaient idiotes, car à chaque fois qu’on a sorti des projets, on a collaboré ensemble.
Effectivement, 14 ans pour faire le second opus de Cannibal Ox, c’était un peu long. Au plus tôt, cette suite aurait pu arriver vers 2008, mais le timing n’était pas bon, Def Jux s’est effondré … On a juste voulu le faire au bon moment : je voulais notamment que Mega soit dans de bonnes conditions. Il ne crée pas autant de musique que moi, si je fais 5 ou 6 sons, il se peut qu’il n’en fasse qu’un.
Je voulais que l’énergie soit bonne. Je profite aussi de cette interview pour tuer les rumeurs quant à nos embrouilles auprès des vrais fans français : on ne s’est jamais séparés.
Je ne pense pas que les gens aient vraiment cru en cette rumeur, mais qu’ils pensaient juste que vous reviendrez plus rapidement en duo.
Vast Aire : C’est possible ! On a beaucoup enregistré pour Blade of the ronin, et on va revenir avec un troisième album ensemble. Mais encore une fois, vous devez plutôt aller voir à la section « V » quand vous cherchez notre musique, puis dans la section « C » pour trouver Cannibal Ox …
A mon avis, si les gens démarrent votre carrière avec The Cold Vein, c’est parce-qu’un certain nombre d’entre eux sont jeunes, ou qu’ils ont vous découvert sur le tard avec cet album, après quelques recherches Internet.
Vast Aire : Oui, je comprends totalement ça !
Double AB : Effectivement, il y a plein de jeunes qui n’ont pas grandi avec, mais c’est juste leur grand frère qui leur a filé le disque ou quelque chose comme ça. Et puis bien sur, c’est souvent sur les listes des plus grands albums de rap indépendant, ce qui attire pas mal de monde. Ça ne vieillit pas et ça peut parler à toutes les générations. Je pense que c’est la même chose avec Blade of the Ronin, les gens y adhèrent car c’est un album qui a la même saveur. C’est fou comme les gens peuvent se retrouver à ce point dans un disque qui n’est pas sorti dans leur ère, mais qui sonne comme si il venait de sortir. C’est comme ces jeunes qui vont acheter des disques des Beatles sans jamais les avoir entendu : c’est toujours aussi génial, et ça sonne toujours aussi neuf, même 45 ans après.
Il y aura toujours des ados pour acheter des disques des Beatles, toujours des ados pour acheter Cold Vein, même dans 50 ans ! On grimpera sur scène en fauteuils roulants et les gens seront en folie !
Justement, on a l’impression que le son de Cannibal Ox, et plus généralement celui de Def Jux, a vraiment traversé les frontières et est très populaire en Europe, et notamment en France. Comment vous expliquez ça ?
Vast Aire : Je pense que la bonne musique touche la corde sensible chez les gens. C’est quelque chose que tu ne peux pas falsifier. Ça arrive, et les gens captent la vibe du truc ou non. Cold Vein est un bon album à la surface, et ça devient génial quand tu te poses avec un blunt et un verre de Brandy (Double AB approuve bruyamment) et si tu écoutes le disque avec attention, et un bon système sonore. L’album devient génial quand tu deviens capable de le faire tiens, d’apprendre comment fonctionne les morceaux. De quoi parlent-ils dans ce couplet ? Qu’est-ce-que El-P et Vast Aire ont tenté de faire avec cette production ? On a vraiment essayé de pousser le son.
Je compose beaucoup, et même quand je ne fais pas l’instru, j’ai toujours de l’influence dessus, sur les ponts, les refrains, les intros, les outros … Avec El-P on réfléchissait beaucoup à la production : cette prod’ devrait disparaître en fondu, celle-ci devrait durer une minute de plus, sans paroles, laissons la respirer, laissons la vivre … On a travaillé dur et c’est un disque honnête. Je pense que quand quelqu’un fait disque honnête, tu le ressens. Encore une fois, c’est quelque chose sur lequel tu ne peux pas mentir. Tout le monde peut faire semblant d’être cool. (Vast Aire se met à jouer un rôle) Je suis cool, tout va bien, rien ne dérape jamais pour moi, toutes les filles m’aiment, tous les mecs veulent être moi. Les gens peuvent mentir là dessus, mais tu ne peux pas falsifier quelque chose de vrai à propos de ta grand-mère, tu ne peux pas mentir sur ce que tu as ressenti quand tu as tenu un de tes potes mourant dans la rue, alors qu’il poussait son dernier souffle… Si quelqu’un ment là dessus, tu vas le ressentir.
Je pense que c’est là dessus qu’on a joué. Tu peux te dire : ces mecs ont de l’expérience, ils savent de quoi ils parlent. Ils viennent des rues de New-York, ils ont un bon cœur, un bon esprit, ce sont de vrais mecs de la rue qui ont vécu la pauvreté, qui ont eu le cœur brisé.
Par exemple dans « The F Word » , je n’avais pas peur d’exposer le fait que parfois, je n’obtenais pas l’attention de la fille désirée. Tout le monde obtient son attention dans le rap. J’ai donc décidé de raconter trois histoires à propos de trois femmes. Celle du dernier couplet est plus fictive, car c’est une combinaison de deux femmes que j’ai connues. Mais les deux autres sont réelles, et je leur parle souvent de ce son, elles savent que c’est à propos d’elles, et ça les fait rire, parce-qu’elles savent que c’est vrai.
Je me suis dit que parler du fait d’être proche d’une femme qui décide finalement que vous devez seulement être amis, c’était une vraie chose et que personne ne l’avait jamais fait dans le rap … Globalement, c’est ce que Cold Vein a fait : parler de vraies choses.
On peut se la péter, fracasser des planètes, je peux être Galactus sur chaque rime (Double AB se marre) ou bien Dark Vador. C’est cool, c’est la partie marrante, mais ensuite on doit être aussi un peu sérieux. On ne pourrait faire que la première moitié, flamber ça fait partie du hip-hop, mais la seconde moitié, c’est d’être le vrai CNN de la rue. Paix à Capone et Noreaga …Les news ne te diront jamais vraiment ce qui se passe, et je sais que c’est aussi le cas à Paris … C’est donc notre taff d’informer de manière plus directe, spécifiquement à propos de Harlem, parce-qu’on vient de là, mais aussi à propos du Queens, de Brooklyn, de partout !
Justement, que peux-tu nous dire quant à l’évolution de Harlem entre les deux albums de Cannibal Ox ?
Harlem a beaucoup changé, il y a notamment eu pas de mal de gentrification, avec des gens plus riches qui sont venus pour racheter de l’immobilier. Il y a aussi beaucoup plus de business … Quand on faisait Cold Vein, il n’y avait pas même un Starbucks à Harlem. De l’argent a donc été injecté dans cette zone. En réalité, Harlem est une partie vintage de New-York, donc je pense que ça tournera toujours.
Pourquoi avoir choisi de travailler avec un producteur unique – si l’on excepte l’apparition de Black Milk – pour Blade of the Ronin ?
Bill Cosmiq travaille avec nous depuis longtemps, et c’est un bon ami à nous, il fait partie d’IGC. Son groupe s’appelle The Quantum, et vous allez beaucoup entendre parler d’eux d’ici peu.
Son son est mortel, et il a différentes palettes. En fait je l’ai rencontré via un ami commun, et on est devenus très proches. Ça fait maintenant sept ans qu’on bosse ensemble sur pas mal de bonnes choses.
En réalité, on avait pas décidé qu’il ferait presque tout l’album, mais c’est juste arrivé. Au départ, il devait faire 6 ou 7 sons, et au final il en a fait 17, parce-qu’on adorait la vibe qu’il développait.
Quant à Black Milk, ça faisait un moment qu’il voulait bosser avec nous, je lui ai donc juste dit de nous balancer quelques grosses productions et on a choisi celle-ci, qui avait aussi une bonne vibe, et qui collait parfaitement au taff de Bill Cosmiq sur l’album.
Je trouve que depuis la sortie de son album Tronic, Black Milk a développé pas mal de choses qui pouvaient bien coller à votre style.
Totalement, en réalité j’aimerais bien faire un projet complet avec lui. C’est certain que je vais revenir vers lui dans le futur pour qu’on collabore de nouveau.
Peux-tu nous parler plus en détails des choix artistiques quant au clip de Harlem Knights ?
Je pense que Harlem Knights est minimaliste jusqu’à la conclusion. On a fait ça car on voulait que les gens prêtent attention aux lyrics. Si trop de choses se passent sur le plan visuel, ça t’écartes du son. Là on voulait vraiment faire une vidéo symbolique sur Harlem la nuit. On a donc joué sur le double-sens Harlem-night/Harlem-Knights. C’est donc Harlem la nuit, avec nous dans le rôle de guerriers du quartier, on est donc les Harlem Knights.
On voulait montrer d’où on venait. On a donc fait de beaux visuels de Lenox Avenue, le Apollo, et quelques autres points clés. Tout n’a pas été retenu au montage, mais j’adore le clip tel qu’il est, et c’est en train de péter maintenant, les fans sont très contents que l’on soit revenus.
Maintenant on bosse sur le clip de Iron Rose avec MF Doom,
Une dernière chose à rajouter ?
Oui, je voulais juste dire aux fans français qu’on vous aime, et qu’on va revenir. On va déchirer ce soir. C’était une putain de tournée, on a commencé en festival avec Joey Badass, Freddie Gibbs et Run the Jewels, on est allés à Dublin, puis en Ecosse, à Brighton, à Leeds, à Londres, à Bristol, en Belgique, … On adore l’Europe. On devait vous montrer qu’on est sérieux, qu’on est vraiment de retour ensemble.
La prochaine fois qu’on reviendra, il y aura deux fois plus de dates. Mais on devait se remontrer une première fois pour montrer qu’on ne déconne pas : on a pas juste balancé un album comme ça, on veut le défendre. On sera de retour en Europe dans 6 ou 7 mois …
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