1 Artiste…10 Morceaux propose aux rédacteurs de ReapHit.com de revenir sur la carrière d’un rappeur à travers dix de ses titres. Le but ? Nous faire découvrir en toute subjectivité son parcours musical, ses découvertes, ses dix titres emblématiques.
Le mois dernier, afin de préparer notre interview de Despo Rutti, je me suis replongé avec plaisir dans la discographie du MC. Bien que n’ayant depuis 1999 que deux réels projets à son actif, le catalogue de ses titres est impressionnant. Il faut dire qu’à coté de ses deux disques, on trouve un street-album, une mixtape, des featurings à foison, et un projet commun avec Mokless et Guizmo. Le bonhomme se fait discret, mais il charbonne.
Difficile, sur la petite centaine de titres dont j’ai connaissance, de faire un tri et de n’en sélectionner que dix. Comment ne pas être subjectif ? L’exercice l’impose mais relève du supplice lorsqu’on apprécie l’artiste. Bien sûr, « Arrêtez » est un classique du rap français – et oui, « Innenregistrable » restera ma claque de 2010. On pourrait aussi parler du rapprochement avec Booba sur « Trashhh« – de mon scepticisme devant Jamais 203 – se risquer à commenter « The Score » et terminer par un morceau anecdotique et violent comme « Laisse pas traîner ta soeur ». Mais il a fallu faire un choix. 15 xanax, 3 ulcères : playlist.
1 // CONTROVERSÉ
Il semble inévitable de commencer cette playlist par « Controversé » tant, à l’instar de « 360 degrés – Angle mort », le morceau donne une parfaite définition de Despo, résumant à lui seul tout son univers.
« Hey renoi ! T’as pas d’limite ou quoi ? »
Le temps d’un morceau le MC de Pavillon sous bois répond aux réactions suscitées par une simple phrase extraite de « Arrêtez », présent sur la compilation Hostile 2006 . « Avant de me casser les couilles avec ta religion, fait moi voir tes photos souvenirs du paradis ». Une simple phrase, une vision décalée et une prise de position nouvelle et risquée dans le rap underground aura suffi à Despo pour marquer les esprits et s’attirer les foudres de chiens de garde d’une soi-disant morale hip-hop.
« Ma phrase sur la religion m’a faire perdre des ventes.
Tu me fais un rappel pour mon bien
ou tu m’utilises pour gratter de bonnes actions ? »
Mais loin de partir dans la facilité d’un clash stérile, Despo se justifie seulement par un texte explicitant son personnage avec recul et intelligence sur un beat anti-guerrier. Avalanche de bons mots à travers une vision élargie (à 360 degrés) pour une analyse froide et consciente, obligatoirement en marge des clichés du rap hardcore. « Tu tombes dans mon jeu, je ne peux que t’en remercier, j’suis controversé »
« Ceux qui me critiquent font mon street-marketing gratuit.
J’suis pas celui que tu crois, j’suis pire que ça »
2 // SELF DEFENSE
L’atmosphère de « Self Défense » donne une bonne partie de sa force au morceau. Une prise de son brute, et un mix aléatoire, pour une impression de freestyle posé one shot, avec violence et sans calcul. Dès lors, le parallèle avec « Innenregistrable« peut sembler logique : sur une boucle simple, on entend un Despo hargneux et rancunier. Un « Va te faire enculer » scandé comme un état de fait dès les premières secondes, et on se doute alors que le MC ne fera pas dans la mélancolie.
« Ca vient du cœur ça ma couille, j’ai les nerfs cousin »
Comme à son habitude, Despo brise tous les liens qui pourraient le rattacher à un pays qui n’est en réalité pas le sien, et s’affranchit ainsi de toutes les contraintes sociales qui pourraient découler de son appartenance au peuple français. « J’compte que sur ma gueule négro ». Le rappeur se définit ainsi comme un fantôme à Babylone, dépouillé d’humanité donc, mais surtout totalement à l’écart des normes et valeurs qui l’entourent. Mais loin de faire dans la violence gratuite et de défendre l’insoumission de principe, Despo justifie son attitude par les évènements qui l’ont forgé.
« J’suis Dieudonné en plus foncé, avec 15 piges en moins,
j’suis pas antisémite, juste un peu trop amer. »
« Dites au CSA que j’suis la réincarnation de Kool Shen ». Avec ce genre de texte, Despo se pose comme descendant logique et fils légitime du rap hardcore, donnant, dans la lignée d’un « On est encore là » de NTM ou d’un « 93 Hardcore » de Tandem, ses lettres de noblesse au microcosme du rap de Seine-Saint-Denis. « Conclusion, pense qu’à ta gueule, mène tes propres guerres, nique la terre entière. »
« Laisse SOS Racisme…
Avec mon coup de queue de nègre, Marine Le Pen deviendra socialiste »
3 // L’AVOCAT DU DIABLE – CONVICTIONS SUICIDAIRES
« L’avocat du diable » est l’un des gros titres extrait de Convictions suicidaires, le dernier projet en date de Despo Rutti. L’évolution technique est flagrante par rapport aux deux premiers sons, tant dans la finesse des punchs que dans la qualité de l’enregistrement et du mix. Despo transcende ici la simple noirceur pour nous livrer un univers carrément apocalyptique. Sur un sample religieux, quasi funéraire, la rythmique de la prod est donnée par deux basses rapprochées, semblables à un battement cardiaque.
« Mais qu’est ce que Madame la juge lui réprimande ?
Il fait pas d’appel d’offre, y’a d’la demande ! »
Rutti nous parlera donc ici à coeur ouvert, prenant à bras-le-corps son rôle d’avocat du diable, détracteur de la pensée commune. Il se fera l’avocat des charbonneurs, de « ceux qui n’ont plus que l’illicite pour rester dignes, pour la survie pas la frime » . La vision décalée du Soldat sans grade, tout comme son recul sur l’humain et les codes des quartiers, font de ce morceau un procès social pertinent, une balance entre bien et mal particulièrement percutante.
Présentant l’illicite comme une rébellion économique, loin d’une glorification facile et adolescente, Despo développe son plaidoyer.
Loin de l’image des banlieues largement diffusée, Rutt’s nous dépeint avec un réalisme cru, l’univers dans lequel il évolue.
« Alors je ne cautionne pas le deal poto,
Mais les grossistes ont le mérite de pas demander
aux gars de la tess d’être des blonds aux yeux bleus. »
4 // POÈTES MAUDITS (FEAT. DOSSEH) – MIXTAPE DESPERADOSS
Suite logique du titre « Prototype », Dosseh et Despo Rutti sont de nouveaux réunis sur la mixtape Desperadoss avec le titre « Poètes Maudits« . Et quel featuring, quelle cohérence ! Construit comme une discussion entre les deux protagonistes, c’est un Dosseh blasé et désabusé qui se confie avec force. Le texte de Doss’ fait aisément écho à l’univers de Despo et les punchlines pleuvent sans pour autant faire basculer le morceau dans le simple exercice de style.
« J’rap, j’suis même pas imposable… »
Les deux rappeurs évoluent ici dans l’univers classique des Poètes maudits de Verlaine : ces artistes incompris, qui « rejettent les valeurs de la société, se conduisant de manières provocantes, dangereuses, asociales ou autodestructrices, aux textes durs, et qui, en général, meurent avant que leurs génies ne soient reconnus à sa juste valeur ».
Les deux MC’s nous offrent avec recul un constat amer sur leur situation, les critiques, le public, et même le rap. Comme il l’avait déjà fait sur « Nonchalant » – que l’on écoutera plus bas – Despo scande son texte sur un beat rock, devenu ici plus saturé et incisif.
La répétition de son couplet nous prouve qu’il sait parfaitement faire un refrain…tant qu’il est hors-norme.
« L’âge d’or du rap ? Si, si, on m’a offert le livre…. »
5 // ROODSTER – COMPILATION COSA NOSTRA
« Tu crois avoir de grosses couilles, être un chaud, jusqu’à ce que tu tombes sur un yougo » Présent sur la compilation Cosa nostra, Despo Rutti nous gratifie dans « Roodster » d’une ambiance dark et pesante. Glauque et sans espoir, Rutt’s se pose en The Punisher de la bienséance.
Le titre du morceau tout d’abord, mérite bien quelques lignes. Despo – qui use le champ lexical de l’automobile et de l’asphalte jusqu’à la corde : « Bolide« , « Bitume » « Prototype« , « Paris by Night« … – détourne Roadster, en Roodster. Rood se traduisant par crucifix. (Rutt’s et la religion entretiennent une histoire commune complexe, que l’on peut aisément retracer au fil de ses couplets).
« Laisse contester, c’est pas très grave.
Est ce que le rap français était meilleur en 98 ? Non j’étais pas encore là ».
L’accent kainf volontairement accentué – « R » roulés, et assonances de consonnes occlusives répétées – rendent le flow de Despo violent et percutant.
Toujours aux antipodes de l’idéal Scarface, le MC s’amuse à abattre un à un, les mythes et espoirs du quartier. « Inspire toi de ton père petit, les trois quarts des films de gangsters s’inspirent des aveux de poucaves repentis »
Le titre, le thème, l’ambiance, la dureté du texte, et le rapprochement possible avec le titre « Apocalypto« , « Roodster » est pour moi le premier pas de Despo vers Les funérailles des Tabous, son album avorté.
Il termine le morceau en créant un gimmick glissant progressivement de Sbeul à la phonétique PSB (Pavillon sous Bois), pour finir sur un cri guerrier.
« Dit pas que ma vie va changer parce que Barack est passé,
C’est comme si tu disais à un dealer d’arrêter d’être discret parce que Derrick a clamsé »
6 // DOULEUR DE CROISSANCE – LES SIRÈNES DU CHARBON
La première phrase pose le décor. Avec une voix puissante, sur un mixage soigné, Despo nous confie : « T’as beau écouter mes paroles attentivement, tu pourras jamais sentir toute ma douleur et ma frustration ». Dans un texte sombre, dévoilant un vécu lourd, le MC nous rappelle que seule une petite partie de ses frustrations nous sera retransmise dans ses textes. Par pudeur sans doute, le rappeur tombe rarement dans l’introspection et la psychanalyse.
« J’ai pris une centaine de coups de fouet au mental,
pose toi deux secondes qu’on en parle »
Sur ce texte, Rutt’s fait une incartade à cette retenue. Morceau autobiographique, historique de la frustration, « Douleur de croissance » a comme point de départ logique son exil du Congo et son arrivée en France, seul, à 10 ans, dans un pays qu’il ne connaît pas. L’absence de sa mère, la violence paternelle, la découverte d’un racisme ordinaire, la mort de Kolama, et sa désillusion face à la religion, Despo semble parler vrai, sans misérabilisme, et ne vouloir omettre aucune facette de sa personnalité. « Ma spiritualité est au point mort, elle est ni à l’église, ni à la mosquée. Comment ça se fait ? ». Ce morceau rappé à ventre ouvert, se conclut comme une évidence par « tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort »
« Moi j’dis c’est tous leurs coups, leurs insultes, leurs provoques,
qui m’ont écoeuré à mon insu »
7 // INSOLENCE MILLÉNIUM – LES SIRÈNES DU CHARBON (STREET ALBUM)
Présent sur le premier projet du Mister Marlboro Light, l’édition originale des Sirènes du Charbon, comportait un street-album mixé par DJ Boudj (ex Sniper). Sur 16 morceaux à la qualité sonore inégale, Despo nous livre quelques pépites hors format, prémices de textes comme « Trashhh » ou « Dangeroots » qui arriveront bien plus tard.
Sur un beat cramé au possible signé Dj Mehdi, – « Pour une poignée de dollars » d’Idéal J – Rutt’s dessine une ébauche de son personnage insolent. « Tu connais Rutti pour ses vérités crues mon ami, gobe pas ce qu’ils veulent bien te faire gober, fuck-les ». Moins travaillé, plus brut que « Controversé« , le morceau nous donne une certaine image du jeune Despo, street et arrogant.
« T’a gueule j’tai dit ! Ton Hardcore il est tout pété !
Tu crois j’rigole ? L’insolence c’est tout un art, pédé ! »
Preuve de son buzz local, et avant tout parisien de l’époque – « Supportez plus l’OM » – on retrouve une ultra représentation du quartier, et des endroits de vie du MC, Pigalle et le Magnum Club, le centre commercial Rosny 2, Pavillon-Sous-Bois, Livry-Gargan ou encore le pont de Bondy, visite guidée du 93 que l’on retrouve dans la majorité de ses premiers sons : « J’ai volé de la sape au Décathlon de Noisy-le-Sec » (« Douleur de croissance »)
« Mais ils attendent quoi de moi ?
Dis leur j’paie pas les séances de studio pour jouer les MC-éducateurs »
8 // NONCHALANT – LES SIRÈNES DU CHARBON
Sur le même projet, et dans la même veine que « Douleur de Croissance« , Despo abandonne son rôle de détracteur de l’hypocrisie morale pour »Nonchalant« , et revient une seconde fois nous présenter son parcours. Loin d’être rébarbatif, le MC n’exploite pas ici les traumatismes subis comme sur le précédent morceau, mais à l’inverse, les échecs provoqués.
« Mon divorce avec l’éducation nationale ? Irréversible ! »
C’est le morceau des regrets. Et sur l’album de jeunesse qu’est la première édition des Sirènes du Charbon, il pourrait vite tomber dans le cliché du son de la maturité (expression sous Copyright Télérama).
– S’utilise quand un morceau non violent et plutôt réfléchi écrit par un artiste (souvent sulfureux), tombe dans les mains d’un journaliste qui ne connaissant pas le reste des œuvres dudit artiste, y voit prise de conscience, maturité et ouverture d’esprit. Une quasi épiphanie, quoi. Ouais, « Laisse pas trainer ton fils » de NTM, « Pardon » de Johnny ou « Si c’était à refaire » de Kery James c’est ça ! –
« Azouz Begag peut rien pour moi.
J’perd tous mes tafs à cause de mon esprit rebelle »
Sur un riff rock saturé et mélancolique, presque plaintif, qui semble à la première écoute ne pas lui convenir, Despo nous parle de sa condition d’ouvrier, et des choix qui l’ont amené à occuper cette place sociale. « Sur les chantiers j’suis motivé 2 heures sur 8, négro. C’est l’esclavage mais faut bien survivre ». Ce morceau est à sa manière, une autre explication du personnage désabusé qui lui colle à la peau. A l’opposé du militantisme contre un quelconque plafond de verredans l’emploi, Despo assume avec réalisme et dureté ses erreurs et son incompatibilité avec le monde du travail.
Une fois encore loin de vouloir se montrer misérable, Rutt’s nous rassure sur la santé de son égo en fin de morceau « nonchalant dans les contraintes, pas dans les challenges, je reste dans les alentours, vous baise avec mon talent. »
« A part la mienne c’est la faute à personne, cousin
mon kiff pour le lycée justifie ma classe sociale »
9 // AFRICAINS EN MISSION – POISON FEAT YOUSSOUPHA, ESCOBAR & DESPO
Despo est un artiste à featurings, et la liste de ses collaborations pourrait rendre envieux une bonne partie de l’underground parisien. Il faut dire que le MC ratisse large, de Stomy Bugsy à AP (113), en passant par Médine et Nakk, tous ont souhaités partager l’instru avec le soldat sans grade. Tous l’ont voulu, peu l’ont égalé. Le talent de Rutt’s se mélange mal. Fort heureusement, la longue discographie du rappeur pavillonnais nous offre des exceptions mémorables, et la cohérence avec Lalcko ou Escobar Macson n’est plus a prouver. « Africain en mission » (aussi appelé « Étrangers en mission ») en est un bon exemple. » Et j’bosse, bosse, bosse pour nourrir la mif »
« J’te choque pédé ? J’vais te violenter,
C’est un mélange de Mobb Deep et de Koffi Olomidé »
10 // UNDERGROUND MUSIC – CONVICTIONS SUICIDAIRES
Au vu des neuf titres précédents, et malgré les multiples facettes du MC, il est clair que le son de Despo ne se destine pas – par nature – à un grand public. Pourtant « Arrêtez » est en 2013, l’un des rares morceaux que l’on retient d’Hostile 2006, et le succès de l’époque a démontré qu’à défaut de viser le grand public, il y avait au moins un public. Ses feats avec Youssoupha, Kaaris, Seth Gueko, Lino, Fababy ou sa présence sur Autopsie 4, sont pourtant révélateurs du potentiel de Despo.
« Demande moi pourquoi j’ai graille à la table de leur papa Booba »
Pourquoi Despo est il alors, encore aujourd’hui, un rappeur confidentiel ? Connu et respecté de tous les auditeurs de rap français, qui l’aiment autant qu’ils le détestent, le rappeur reste pourtant ignoré des médias.
Rutt’s revient sur son expérience de l’industrie musicale, sur le titre « Underground Music ». Malgré une entrée fracassante dans le rap game « À ma première compile major j’ai kické seul, j’ai mis ça dar. La moitié des rappeurs indé n’ont même pas les couilles pour faire ça », l’hypocrisie du système musical faisant, Générations a été la seule radio à passer « Arrêtez » « A 300 mètres du Père-Lachaise » , Skyrock, « Rue Saint Denis » n’acceptant l’entrée en playlist que contre l’achat de plages de publicité. « Bande de chiens, de Rutt’s, vous n’aurez rien ».
Convictions suicidaires, est, vu par Despo, comme un aboutissement, un premier album tel que lui l’entendait.
Malgré les 80.000 euros d’avance versés par Because, Rutt’s réaffirme son affiliation underground, et son opposition de principe à l’industrie du disque, à la critique des médias, et aux regards des supporters. « J’accepte la critique, juste parce qu’elle aussi est critiquable, le billet bleu ciel d’un bobo ne m’fera pas modifier mon rap ».
« Hey ! J’suppose que quand tu en aura marre du rap, ta carte de presse,
elle pourra toujours te servir à aller photographier des corps inertes
après un génocide inter-ethnique en Afrique subsaharienne… »
Share this Post
- 2018 : 10 albums que l’on a trop peu vu dans les bilans - 9 janvier 2019
- 3 avis sur « Lithopédion », le nouvel album de Damso - 18 juin 2018
- Haroun, quelques nouvelles du front - 24 mai 2018