Dans les hautes instances de la musique, symbolisées par les plus grands labels, tout est sous contrôle, et les chargés de communication savent bien que l’image joue un rôle de plus en plus prépondérant dans l’appréciation d’un artiste. Un artiste mainstream, aujourd’hui, c’est donc un univers global pensé de A à Z, de la couleur de son au look, en passant par l’imagerie développée dans les clips.
Cet état de fait est présent depuis de nombreuses années dans le hip-hop, et l’image d’un Biggie était elle aussi parfaitement gérée par P.Diddy et ses proches. C’est ainsi que ce dernier, viaLife After Death, avait commencé à restructurer les sonorités de Notorious B.I.G autour de singles crossovers, mis en musique sur des samples soul et pop, et dont les refrains étaient souvent assurés par des chanteurs et chanteuses R&B. Life After Death aura incontestablement eu un gros impact sur l’évolution du rap mainstream, car l’avènement de ce type de singles crossovers découle directement du succès de cet album.
Cependant, Biggie ne représente que l’aboutissement de cette formule, que RZA et Diddy avait déjà contribué à lancer en 1995 en remixant le « All I need » de Method Man, avec la participation de Mary J. Blige, pour le fameux « I’ll Be There for You/You’re All I Need to Get By ». Un morceau qui caracola très haut dans les charts américains, et qui finira même sur la version européenne de l’album. Doit-on pour autant considérer Diddy comme un visionnaire ? Au fond, l’idée du crossover existait déjà dans le rap à l’époque du « Walk this way » de Run DMC et de Aerosmith, ou bien par l’intermédiaire d’un LL Cool J, mais en 1995, l’alliance du rap et du R&B ne paraissait pas encore aussi logique qu’aujourd’hui sur le plan commercial.
Une formule, qui, poussée à son paroxysme, donna lieu à des duos rap-R&B traitant souvent d’amour, dans lesquels le rappeur et la chanteuse communiquaient directement, se mettant en scène à différents stades d’une relation.
Cette période nous paraît aujourd’hui particulièrement éloignée, alors que la majorité des singles mainstream sont désormais des morceaux à charge, dans lesquels il existe beaucoup moins de communication entre l’homme et la femme. Les collaborations se font désormais plus entre un homme et un homme, ou bien entre une femme et une femme, et la musique se veut beaucoup plus violente et sexuée. Exit donc l’érotisme discret des clips du début des années 2000, place aux culs refaits en gros plan.
La musique mainstream fonctionne souvent par cycle, et une imagerie domine donc les autres pendant une certaine période, que ce soit dans le rap, ou dans les autres genres musicaux. On pense notamment au pop-punk du début des années 2000 qui fonctionnait toujours sur les mêmes codes visuels et sur les mêmes looks. Ces imageries sont souvent définies par des membres dominants et vendeurs, formant le troupeau de tête, qui se retrouvent eux-même suivis par d’autres artistes mainstreams contraints de se plier pour plaire au plus grand nombre.
Cet article analysera la manière dont étaient représentés les rapports hommes-femmes dans le rap mainstream entre 1998 et 2007, puis la manière dont ils le sont depuis 2008. Nous tenterons ainsi de déterminer comment et par l’intermédiaire de qui le rap a basculé d’une imagerie à l’autre.
C’est en 1997 que Notorious B.I.G meurt par balles, laissant derrière lui toute une génération d’auditeurs de rap, et une patte sonore reconnaissable entre milles. Orphelin de l’homme ayant poussé la logique d’un pop-rap décomplexé, les labels devront trouver une nouvelle solution pour continuer à explorer un carrefour qui vient tout juste d’être construit. Une mort sur laquelle P. Diddy va littéralement surfer via le hit « I’ll be missing » , aux côtés de Faith Evans et 112. Un titre précurseur qui sera l’avènement de ce type de sonorités. Ironie de l’histoire, la mort du protégé de Diddy aura donc partiellement contribué à un de ses plus grand succès.
En 1998, Def Jam passe sous l’égide d’Universal, et c’est en 1999 que le label va créer une branche R&B en signant notamment Kelly Price, les Isley Brothers, 112 ou encore Christina Milian. Puis, un an plus tard, le label commencera à distribuer la musique de Murder Inc. Records, structure lancée par Irv Gotti, ancien producteur exécutif de Def Jam, sur lequel on retrouvera Ja Rule, Ashanti et Lloyd.
Il paraît donc clair que l’idée générale de Def Jam était de mettre l’accent sur ce genre de collaborations auprès du grand public. On a ainsi pu voir tout ce beau monde connecté sur de nombreux morceaux, qu’ils apparaissent sur les albums des chanteurs R&B ou sur ceux des rappeurs.
A l’époque, Roc-A-Fella, Def Jam et la Motown dominent le rap mainstream, pour un rap aux accents R&B, et dont l’imagerie semble directement découler de la soul des derniers cités. Les clips se font doux, et usent beaucoup de ralentis, à l’image du duo Nelly-Kelly Rowland sur « Dilemma » , dans lequel on voit les deux artistes danser de manière innocente, les ralentis appuyant avec insistance sur les ressentis des deux acteurs. Même chose pour le tube « Always on time » de Ja Rule et Ashanti, qui, même s’il nous conte une histoire différente, fonctionne exactement sur les mêmes codes. Une période qui semble vraiment appuyer sur l’archétype du gangster amoureux, tiraillé entre ses affaires et ses chagrins d’amour. Le tout semble parfois quelque peu pré-fabriqué, à l’image de certaines émotions surjouées dans la musique pop, mais l’imagerie reste assez positive et prône l’amour, sans vulgarité aucune.
Des morceaux du genre, entre 2000 et 2004, on en retrouve pléthore, Ja Rule s’étant fait une spécialité du duo crossover. On le retrouve notamment au côté de Ashanti sur le single pré-cité, mais aussi sur « Wonderful » ou « Mesmerize » . Il partagera également le micro avec Christina Milian pour « Between me and you » . C’est sans doute lui qui aura le plus marqué ce sous-genre empruntant à la fois au rap, à la pop et au R&B.
Mais des tentatives du genre, on en retrouve également chez d’autres artistes vendeurs comme Jay-Z, qui nous offrira « Bonnie and Clyde » en duo avec sa femme, Beyoncé, en 2002. Petit coup de génie commercial de Hova, qui parviendra à aseptiser le « Me and my girlfriend » de 2Pac pour en faire un tube radio. Durant cette période, les rappeurs semblent travailler main dans la main avec les chanteuses R&B qui incarnent bien souvent le rôle de leur petite amie ou de leur amour contrarié dans les chansons.
Cette idée-là va perdurer encore quelques années, au moins jusqu’en 2007, avec le gros single du one-hit wonder Chingy : « Fly like me » , qu’il interprétait avec Amerie. Puis la cassure se crée peu à peu, le numérique prend le pas sur la pellicule, l’autotune remplace doucement les duos, et Kanye West débarque avec Heartless , changeant la donne sur le single de rap traitant d’amour. Clip animé, voix filtrée derrière des logiciels, Kanye West robotise l’amour auprès du grand public et commence à tuer le single crossover. On parle ici toujours d’amour avec émotion, et l’ère plus sexuée du rap n’est alors pas encore arrivée. C’est le début de la transition vers une nouvelle phase qui prendra définitivement forme avec le « Lollipop » de Lil’Wayne.
Aucune place laissée à l’autre sexe, des blagues grivoises, de l’autotune à outrance, une image froide et sans grain, et un montage ultra-rapide à la Tony Scott : bienvenue dans la modernité. La subversion du porn-rap de Too Short est entrée dans le rap mainstream, de manière plus consensuelle, bien sûr.
Fini donc les air R&B, les samples de soul et les amourettes, le rap mainstream semble désormais presque inhumain : l’image est propre, on use beaucoup du fond blanc dans les clips, comme si le rap avait choisi de contempler son propre vide, et l’imagerie est devenue tellement sexuée que ça en devient presque animal. C’est l’ère post-humaine dans laquelle on excite le chaland avec une vulgarité des plus totales, que la réalité elle-même n’est à priori pas capable de suivre, à l’image de la fin du clip d’ « Anaconda » , dans laquelle l’on voit Nicki Minaj pratiquer une lap-dance sur un heureux jeune homme, qui a le malheur de tenter de doucement la toucher, ce qui la fera fuir. Cette provocation semble donc clairement assumée.
Finie donc l’époque où hommes et femmes travaillaient main dans la main dans le rap mainstream, fait bien symbolisé par le clip de « Mesmerize » par Ja Rule et Ashanti. L’introduction de cette vidéo nous montrait Ashanti arrivant auprès de ces copines habillées bien plus gangsta qu’à son habitude. « What’s with the new look ? » lui demandaient-elle. Ashanti annonçait qu’elle le faisait pour son petit ami. S’en suit alors une séquence dans laquelle on voit Ja Ruledans la même situation, rejoignant ses amis gangsters, habillé de manière plus cool qu’à l’habitude. Chacun faisait donc un pas vers l’autre. Le clip d’ « Anaconda » , lui, prône plutôt la provocation et la lutte inter-sexe, comme si l’homme et la femme étaient supposés être ennemis.
Mais vers quoi se dirige-t-on pour les années qui viennent ? Il paraît désormais difficile d’aller plus loin dans le nihilisme en poussant sur cette fausse transgression qui a pris le pas dans le rap. Le gagnant ou la gagnante sera-t-il celui ou celle qui en viendra explicitement à coucher dans la version censurée de son clip ?
Allez, mesdames, messieurs, encore un effort pour être libertaires. L’idée ne paraît désormais plus si saugrenue, mais que restera-t-il à faire après cela ? Rien sans doute. Le rap traitant de sexe et d’amour se devra peut être de revenir à quelque chose de plus soft et de plus axé sur l’émotion, à l’image d’un Drake, qui, qu’on l’aime ou non, s’est formé une très grande fanbase en paraissant pourtant plus l’héritier de la vague du rap mainstream post-Bad Boy Records, que de la génération d’aujourd’hui. Deux tendances donc : celle du post-humanisme d’anticipation dégénérée d’une Nicki Minaj, ou l’émotion romantique exacerbée d’un Drake, couplée, il est vrai, à une certaine forme de vulgarité. Bah ouais, on ne refait pas le rap…
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