Fait difficilement contestable : aujourd’hui, la majorité des rappeurs français sont très largement inspirés des rappeurs anglophones. Comment leur reprocher, puisque les États-Unis et la Grande-Bretagne sont des laboratoires d’expériences idéaux pour le rap, où de multiples scènes aux sonorités variées ne cessent de s’y développer ?
Depuis le 20ème siècle et l’avènement de ces grands genres musicaux que sont le blues, la pop, le rock ou le rap, la langue anglaise s’est aussi imposée comme la langue musicale par excellence. Elle est simple, directe, et les sonorités rêches y sont absentes. De plus, les grands pionniers de chaque musique susmentionnée ont eu recours à la langue de Shakespeare et ont posé les bases de genres musicaux qui se développeraient donc … en anglais.
Il convient donc aux artistes français de savoir s’adapter à cet état de fait et de réussir à s’affranchir de ses contraintes.
Première solution, notamment développée dans les genres pop et rock : interpréter les parties vocales en anglais. Son recours, de plus en plus fréquent est déploré par les défenseurs de la langue française. Cette technique permet bien évidemment aux artistes français de s’exporter en cas de succès, même si les exemples restent relativement rares. C’est notamment le cas de Phoenix ou des Daft Punk qui ont connu des succès internationaux via ce parti-pris, qui semble pourtant peu adapté au cas du rap. Le public de rap français apparaît en effet comme étant majoritairement composé d’auditeurs non-bilingues et attachant une attention particulière aux textes des artistes qu’ils écoutent. De plus, il n’est pas question, comme pour la pop, de livrer des lyrics simples et compréhensibles par tous, comme ceux des Beach Boys ou des Beatles. Le texte de rap se veut dense et étoffé, le comprendre demande donc souvent une maîtrise linguistique affûtée.
« Finalement, le véritable challenge réside dans l’exploitation maximale des cordes de la langue française. »
Certains rappeurs français ont pourtant relevé le défi, on pense notamment à Black Kent, qui sortait en 2010 un album en anglais, intitulé Yes I Kent. Son succès est resté moindre, tant en France qu’aux USA, en dépit de ses featurings avec des artistes reconnus, à l’image de Bishop Lamont ou de Cory Gunz. En effet, les auditeurs américains ne s’intéressent que très peu à ce qui se déroule musicalement hors de leurs frontières, tandis que les français cultivant un intérêt pour le rap américain préféreront piocher directement chez ses autochtones.
Puisque la langue maternelle reste privilégiée des auditeurs français, le recours à l’anglais pour rapper n’est pas une solution exploitable ou durable. Finalement, le véritable challenge réside dans l’exploitation maximale des cordes de la langue française.
A l’inverse donc, d’autres MC tentent de se calquer sur le rap américain – principalement celui de Chicago et d’Atlanta – en réutilisant le même type de sonorités et le même type de flow. Joke s’illustre parfaitement dans ce contexte, et tente de faire monter la pression pour la sortie de son nouvel opus. Mais là encore, quelque chose cloche. Il existe des différences phonétiques fondamentales entre le français et l’anglais.
Les deux langues partagent – dans leur réalisation articulatoire – de nombreuses consonnes communes, mais des dissemblances fortes existent sur la prononciation des voyelles. En effet, leur accentuation constitue une des bases fondamentales de la langue anglaise, jouant à la fois sur la durée des syllabes et leurs intonations, et la prolongation axée sur les voyelles. Cette caractéristique ne se retrouve pas chez nous, puisque seules les dernières syllabes d’un mot sont accentuées dans notre chère langue de Molière.
« La langue française possède des attributs dont la langue anglaise se trouve dépourvue, telle que la nasalisation de certaines de ses voyelles »
Les voyelles anglaises se font donc plus ou moins longues et plus ou moins tendues, et ces variations font partie intégrante de la langue, alors qu’elles n’ont pas de sens particulier en français.
A l’inverse, la langue française possède des attributs dont la langue anglaise se trouve dépourvue, des singularités telle que la nasalisation de certaines de ses voyelles, rarement employée dans d’autres langues vivantes. Quatre voyelles peuvent donc être nasales dans la langue française. ( /ã/ – /ɛ̃/ – /õ/ – /œ/)
Que retenir de ce court exposé sur les différences majeures qui existent entre les voyelles anglaises et les voyelles françaises ? Tout d’abord que les variations d’intensité et de durée des voyelles anglaises sont particulièrement importantes dans le rap, puisqu’elles permettent d’étirer ou de raccourcir les syllabes à souhait, tout en conservant une certaine musicalité. Un véritable avantage pour manier des flows chewing-gum jouant sur l’accentuation de ces sonorités.
Autre subtile différence entre les deux langues, le spectre sonore du français est inférieur au spectre anglais. Conclusion ? Comme le relève bien Claude Hagège dans son interview pour Atlantico, le français se développe sur un spectre plus étroit, moins haut dans les aigus, et moins bas dans les graves.
Pour cette raison, certains morceaux américains – à l’image du « Nervous Breakdown« des Fu-Schnikens, ou du couplet de Nicki Minaj sur « Monster« , oscillant à la fois sur des tonalités aiguës et graves – ne pourraient donc pas exister en français. Des morceaux particulièrement propres et musicaux, qui paraitraient forcés si ils étaient réinterprétés en français. D’un langage à l’autre, le genre musical est reste le même, mais les particularités propres aux langues dans lesquelles il est pratiqué ont une véritable influence sur l’écriture et l’interprétation.
Il appartient donc aux rappeurs français de savoir adapter leur langue à la musique rap. Il n’est pas forcément question de totalement s’affranchir du rap américain, qui est aujourd’hui plus que jamais, une formidable source d’inspiration, mais de savoir développer un lexique original et qui sonne. Car comme le rappelait Homeboy Sandman dans l’interview qu’il nous a donné, le rap est une musique comme les autres, et se doit de conserver son essence principale : la musicalité.
On pense notamment à Kaaris qui – même si il est particulièrement inspiré par la trap et la drill– est parvenu à développer ses propres sonorités via un lexique ultra-violent et paraphile.
« La Caution a un son unique, basé notamment sur l’utilisation de formules alambiquées se répondant les unes aux autres via d’interminables enchaînements d’allitérations »
Encore plus intéressant aujourd’hui, certains rappeurs français sont parvenus à créer leur propre langage musical, de l’habillage instrumental à l’utilisation des mots. La Caution est pionnière en la matière : en créant son propre carcan musical, difficilement comparable au son de ses contemporains, le groupe s’est aussi imposé de créer un langage qui pourrait s’incorporer dans ce carcan. Définitivement hors du jeu, La Caution est parvenue à créer un son unique et purement francophone, basé notamment sur l’utilisation de formules alambiquées se répondant les unes aux autres via d’interminables enchaînements d’allitérations. Le son, ici labyrinthique, ne pourrait pas exister en anglais. Un affranchissement réfléchi et totalitaire.
Les premiers opus de MC Solaar pourraient se situer dans la même lignée. Dans son long retour sur la confection de Prose Combat, l’ABCDR du son nous rappelait en effet que le rappeur avait développé une technique d’écriture propre. Via l’extraction hasardeuse de mots tout droit sortis des bouquins de George Perec, la future star du rap français était parvenu à créer un langage descendant directement de la littérature française de la deuxième moitié du vingtième siècle.
Aujourd’hui, cette recherche consciente d’un langage propre pouvant s’adapter à la métrique du rap, tout en conservant les particularités et la force de la langue française, semble de plus en plus courante. Krampf et LOAS nous rappelaient d’ailleurs eux même – dans l’entretien que nous avons consacré à DFHDGB – que la langue française contenait un lexique particulièrement riche et passionnant, et ce, notamment dans ses aspects les plus vulgaires et les plus violents. Une part du langage pas toujours exploitée, mais pourtant particulièrement intéressante dans le cadre de l’aspect souvent frontal que peut prendre le rap.
Une direction qu’a suivi Hamé, à sa manière. Le rappeur de La Rumeur a lui aussi beaucoup étudié le langage, et ses recherches paraissent encore plus poussées sur les morceaux parus sur le dernier opus de La Rumeur (Inédits vol.2). Le rappeur y exploite parfaitement un lexique franchouillard mêlant l’argot du Paris populaire des années 50 à celui de notre époque. Colorées d’un accent populaire, les lyrics du MC s’étalent sur les productions qui lui sont offertes, comme la voix de Gabin s’étalait sur les bandes sonores des films de Verneuil.
« Bien entendu, cela ne signifie pas pour les rappeurs français de se fonder une identité sur un autarcisme linguistique, mais bien de relever l’enjeu d’indépendance. »
D’autres encore parviennent, plus instinctivement, à créer un langage propre. On pense notamment à Nessbeal et sa manière de compresser les mots, se dissolvant presque dans l’instrumentale, produisant à des morceaux particulièrement denses. La démarche semble ici moins consciente, mais tout aussi efficace, puisque sur ses deux premiers albums, le rappeur du 94 est parvenu à créer un son unique.
Nous pourrions citer d’autres exemples tout aussi probants, cependant il n’est nul besoin, d’étoffer un article dont le propos est déjà suffisamment clair et affirmé. Ici, il n’est pas question de démontrer que les rappeurs français devraient s’intéresser à la phonétique et à la linguistique en général, ce raisonnement serait incohérent au vue du caractère instinctif et populaire de ce genre musical. L’idée est plutôt de démontrer que les rappeurs français les plus talentueux et les plus marquants sont souvent ceux qui ont compris, consciemment ou non, qu’ils devaient développer une identité propre dans l’utilisation du langage français, savoir utiliser le français pour ce qu’il est, sans chercher à singer leurs acolytes américains.
Bien entendu, cela ne signifie pas pour les rappeurs français de se fonder une identité sur un autarcisme linguistique, menant ainsi rapidement à des chansons sans musicalité, et à une musique qui se mordrait la queue, mais bien de relever l’enjeu d’indépendance, visant à se créer un langage propre, un lexique propre, à partir d’une langue française particulièrement riche, offrant une palette de sonorités large et inspirante.
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