Déjà 15 ans que Vive La Vie, ovni musical par excellence, s’échappait de Versailles pour conquérir le rap français. Créant par la même occasion l’un des plus beau témoignage d’un rap indépendant (« alternatif ta mère » dirait sans doute Fuzati) que les années 2000 nous aient permis d’écouter. Vive La Vie fait partie de ces albums marquants, à l’épreuve du temps, empruntant aussi bien les codes du rap pur et lo-fi d’un MF Doom, et la musicalité d’un jazz complexe et distingué, que l’on écoute encore aujourd’hui avec le même plaisir, les mêmes sourires. A travers les récits uniques d’un enfant mal né, Fuzati y développe son personnage d’anti héros versaillais, asocial, morbide et profondément misanthrope, qui le caractérise encore aujourd’hui.
A l’épreuve du temps, Fuzati l’est aussi, et pour le second album, l’auteur s’est laissé huit ans. Le temps de veillir, de poser sa voix, travailler son son, et s’épanouir musicalement jusqu’à nous livrer un second disque véritablement exceptionnel dans lequel les angoisses adolescentes laissaient place entre ironie et malaise profond, à l’expression du mal-être générationnel d’un enfant seul devenu trentenaire amer. Extrêmement cohérent et parfaitement produit, La Fin de l’Espèce est à classer sans honte et sans mal parmi les meilleurs albums français de la décennie.
Après la parenthèse Grand Siècle, dans laquelle Fuzati retrouvait Orgasmic pour un projet en demi-teinte, c’est aujourd’hui, dix sept ans après ses premiers méfaits rapologiques, que versaillais nous livre Le Chat et autres histoires.
Dans Le Chat et autres histoires, c’est avant tout le Fuzati musicien que l’on retrouve. Au fil des années, ce qui n’était pour Romain qu’une conséquence de sa qualité de MC, est devenu prédominant. Le fin digger qui ne faisait des beats que pour mieux poser dessus s’est peu à peu mué en compositeur reconnu, développant une musicalité unique et une patte reconnaissable entre mille. Car avant même le succès de l’auteur, qui lui a valu une invitation à l’ENS pour le séminaire « La Plume et le bitume », le Klub des Loosers s’est épanoui sur le plan musical, nous livrant entre 2005 et 2013 une multitude d’albums instrumentaux, au fil desquels les compositions de Fuzati ont gagné en technique et en profondeur. Jusqu’à reprendre des cours au conservatoire, pour revendiquer sur Le Chat et autres histoires l’entière paternité de l’oeuvre. Dernier membre du Klub.
Si les méthodes de travail semblent avoir radicalement changé, Fuzati gardant la mainmise sur la moindre ligne de chant ou le moindre clavier, les influences musicales quant à elles sont restées les mêmes. Le MC les dévoilait d’ailleurs dans une playlist spéciale. Grand amateur de jazz, et fin connaisseur, le compositeur à récemment fondé le Très Jazz Club, label créé en partenariat avec Modulor, sur lequel l’artiste réédite sur sillon quelques pépites oubliées.
Sur des productions rendant hommage aux grandes heures des 70’s, l’artiste assume son appétence pour la chanson française et sur Le chat et autres histoires, Fuzati ose. Ose les refrains chantés de sa voix chevrotante et les collaborations originales. Ose le mélange des genres, la mélodie pop et l’adlib efficace. Éclectiques et follement travaillées, plus subtiles qu’à l’accoutumée, les instrumentales de cet album marquent un cap dans la recherche d’harmonie et de musicalité de Fuzati.
Coté texte également, le changement est flagrant. Alors que nous avions pu évoquer longuement à quel point les albums du Klub formaient une oeuvre cohérente et continue, dans lequel personnage et auteur, fiction et autobiographie s’entremêlaient dans un récit d’une parfaite harmonie, véritable comédie humaine au travers de laquelle le rappeur évoluait et mûrissait en même temps que son personnage, Le Chat et autres histoires nous plonge dans un festival de courts-métrages. Aussi bien préface qu’épilogue de ses précédents projets, articulé autour d’un enchaînement de mini-saynètes au réalisme glauque, Fuzati creuse le fossé entre l’auteur et son histoire pour s’attarder sur ce que le malheur de son personnage possède d’universel. S’éloignant du récit biographique pour adopter la vision d’un personnage passif, plus observateur qu’acteur des malheurs du quotidien.
Fuzati n’est peut être plus aussi fâché, ou tout du moins un peu moins dépité. Quand Vive la Vie nous crachait toute la frustration de son auteur et La Fin de l’espèce nous évoquait sa revanche sur les rapports humains, renvoyant directement l’auditeur face à l’inutilité de sa propre existence, Le Chat et autres histoires semble marquer pour Fuzati la découverte d’une certaine sérénité. A 40 ans, le rappeur a pris de la hauteur et un certain recul sur sa dépression et le monde qui l’entoure. Apaisé, l’auteur n’en oublie pourtant pas ses thèmes de prédilection. La solitude, les ruptures amoureuses, son statut d’inadapté social et la peur du temps qui passe, et nous livre une fois de plus des textes d’une beauté froide teintés d’humour noir et de génial cynisme.
Après avoir posé le contexte et l’ambiance musicale (« Préface » ; « Acétone ») puis s’être accordé quelques souvenirs et flashbacks (« Les fantômes » ; « Sports d’hiver » ; « Le poing américain ») Fuzati entre dans le vif du sujet et construit sur la seconde moitié de l’album une formidable montée en puissance musicale et textuelle. Au somment de son art, Fuz’ réussit à jongler entre story-telling universel au réalisme criant, (« Le Bouquet ») et vision d’une incommensurable tristesse humaine et sociale (« Deux clowns ») dans des textes de toute beauté. Diss libérateur « Générique » viendra conclure au je m’en foutisme assumé de Romain Goehrs, n’oubliant pas au passage d’asticoter discrètement Gérard Baste et ses compères du documentaire « Une autre histoire du rap français ».
Près de vingt ans après ses débuts, Fuzati baise toujours les gens et nous le prouve magistralement avec ce nouvel album. Originalité, éclectisme, influences, textes, tout est là pour permettre au Chat et autres histoires de résister, comme les précédents, à l’épreuve du temps. Et tant pis si, annoncé à l’origine comme une trilogie, l’histoire du Klub dont Fuzati est désormais le seul membre semble avoir pris un chemin différent, laissant l’histoire en suspens. A la fin morbide, Fuzati préfère la fuite.
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