Un dimanche d’automne pluvieux, les brumes de la veille et…un rayon de soleil. Une couverture immaculée, comme souvent « Sans signature » marquée sobrement de points de suspension. Derrière ces énigmatiques points se cache le génie d’une entité : Mani Bukowski ou Lucio Deïz, comme vous voudrez. Le rappeur et le beatmaker se retrouvent à nouveau, après La noblesse de l’échec, pour cet EP six titres, prémisse d’un album composé à quatre mains qui devrait sortir d’ici peu.
« … » est une surprise et arrive comme un cadeau dominical. On savait le rappeur alité mais toujours prolifique. Il nous livre sans prévenir une nouvelle entrevue avec son quotidien et sa vision du monde et fait une fois encore preuve de génie dans la noirceur de ses vers.
Cette plume que les aficionados connaissent désormais pour sa singularité et sa profondeur est ici doublée par les productions de Mani Deïz. Le Kids Of Crackling permet à son comparse d’évoluer sur des instrumentales fortement marquées de caisses claires. Des boucles qui s’acharnent à entraîner Lucio sur son terrain de prédilection, après des ouvertures réussie sur de nouveaux horizons tels que le Don Quichotte proposé par Nestor Kea.
L’intro du projet au titre incitateur « N’ouvrez pas ce cercueil ! » dénote déjà de la noirceur de l’EP. Mani y joue de sa MPC, entremêlant violon et caisses claires dans une sombre mélodie. On retrouvera cette teinte musicale tout au long des six titres du projet : litanie quasi-religieuse, saxophone lancinant, complaintes au piano et violon : une production homogène rythmée de caisses claires proéminentes qui accompagne à merveille les textes du lyonnais.
« La dynamite est bonne à boire » et si vous ne le saviez pas encore, préparez vous aux aigreurs d’estomac. « On ne nourrit pas sa famille avec un succès d’estime » et Lucio entame ici une sombre rétrospection car « trente piges dans un studio, j’ai moins de revenus que le Messie ». Bukowski s’amuse d’ailleurs à référencer la noblesse de son échec et réaffirmant ses principes, il « rime, l’époque me cogne au corps, frère je suis plus fort : je ris ».
Entaché d’un egotrip, que Lucio mène comme à son habitude avec brio, le texte finit comme il a commencé, permettant au MC de s’adresser à ceux qui l’écoutent mais ne le comprennent pas. Ces mêmes entités manichéennes dont il rejette toutes les valeurs puisque pour lui « tout est gris dans ses principes » , il continue de mener sa barque selon son propre cap, quitte à tourner en rond. Les « pourquoi » réguliers le résument assez bien, la boucle est bouclée, et le système à la tête sous l’eau. Amer mais non résigné, Lucio continue sa quête d’un exutoire, de l’écriture comme soulagement, comme « éclaircie ». Eh ouais… Bukowski mène « une vie à part l’ami, capish ? »
Cette noirceur ambiante est aussi celle de la nuit, et il est temps alors pour le « Croquelune » d’entamer sa déambulation insomniaque. « Une insomnie égal un texte, regarde le nombre de mes chansons ». Récit d’une nuit de plus à voir défiler les heures, Lucio ne dort plus, il broie du noir. Il prend du recul, essaye de voir « un peu plus clair que leur tour d’ivoire » , mais tout cela n’est qu’utopie et il le sait… tout comme il sait que « les mariages finissent en famines » et que la vie est « moitié liesse, moitié désespoir ».
Malgré la sombre analyse d’un monde à la dérive où la routine noie chacun d’entre nous, Lucio persévère et continue ses rimes « même si tout le monde s’en tape ». Osciller entre passion et désillusion, trouver la beauté là où elle n’est plus et lui redonner de sa splendeur. Foutu paradoxe que cette quête où on se sait foutus d’avance…
Sur un air de Mani Deïz, Frédéric Dard – l’auteur de San Antonio – se lance pleins phares sur le « boulevard des allongés » . Permettant par son biais à Lucio de dénigrer avec finesse et modestie toute une profession composée « d’auteurs qui ont la prétention de bâtir par leurs mots un monde » . Marvin Hagler renfile les gants, seul contre tous et prend, tout comme Frédéric Dard en son temps, le large sur ses contemporains.
« Le tueur triste » sort quelques vers de son revolver pour tirer une nouvelle salve de mesures. « Parait qu’j’suis productif ? Yo, j’ai même pas commencé » . Morceau mélodieux, au flow presque chanté, Lucio y évoque une nouvelle fois sa désillusion face à l’industrie musicale. Avec ironie, il se dénigre : « Un seul vers touche une seule personne : c’est un hit ».
Dans un milieu trop codifié pour faire ce qu’il aime comme il l’aime, Lucio est un producteur d’étincelles. Mais le feu s’éteint vite, laissant place à la noirceur, aux coups de blues, et à ces foutues gouttes de sang qui peuplent ses pages. Le refrain apparaît lancinant. Enonçant avec conviction ses principes, Lucio se rassure et se raccroche à ce qu’il est. Rester fidèle aux siens, ne pas travestir son art et pour le reste… faire face.
Personnage atypique, il salue ses potes qui l’apaisent pour que la solitude ne le reprenne que mieux encore. Cette dernière vient le hanter pour en faire un Antoine de St Exupéry seul dans le désert, un anonyme dans la foule. Une fois de plus, l’introspection prend le dessus sur la fin du texte. Le rappeur ne se retourne plus sur ses rêves et campe sur ses positions. Malgré son amertume, il consent à « déposer un couplet sur les lèvres de la vie » , énième baiser du poète sur les lèvres d’une gorgone, Lucio nous offre sa vision de l’adage « ce qui ne me tue pas me rend plus fort ».
Pourtant, c’est mort. Tu ne le savais pas ? Lucio nous l’explique avec un certain recul dans une analyse du pourquoi de son art. L’expression d’un exutoire. Celui qui s’est toujours dissocié de Dieu se met ici sous sa coupe, tout en se définissant comme un rappeur damné, exprimant son mal être, expiant son spleen. Un homme qui se sentait mal avec « des larmes coincées dans l’encéphale » les a encrées sur le papier. Alors oui, c’est sûrement pour ça qu’on l’aime, pour ça qu’on le télécharge, comme il dit si bien.
Entendre la noirceur d’un quotidien qui te fait penser au tien, pour se prouver que non, tu n’es pas seul. Voilà ton cancer, voilà notre cancer. Se laisser ronger par la tristesse jusqu’à l’aimer. Masochisme qui, tel un virus malsain, te pousse jusqu’en concert pour t’en imprégner. Un engouement pour la tristesse de sa prose que Lucio ne comprend pas.
Le refrain reprend les thèses hindouiste du Rig Veda tout en peignant un monde qui part en fumée dans les cônes que l’on s’allume. Lui ne compte pas faire de son art sa vie, se permet la prétention de vouloir marquer la légende de ses « petits » faits d’armes. Rompre la monotonie d’un quotidien sombre et monochrome. Pour l’affronter, chacun use de palliatifs, pour Lucio ce sera la brûlure de ses doigts sur du papier causée par la frénésie de son écriture. Faisant une analogie au monde des insectes où il préférerait vivre, le MC s’exclut à nouveau de cette société qu’il exècre en continuant de critiquer ses normes sociales et ses codes.
L’ultime couplet du morceau, et donc de l’EP, est un cri de son âme de « clochard ivre au fond d’un bus de nuit ». Un cri sourd pour demander aux murs de faire « plus de bruit ». Écrivain prolifique, il lui faudrait plusieurs vies pour tout écrire, tout dire. Mais pour gagner du temps, il en deviendrait coursier pour mieux livrer ses doutes. Loin du narcissisme ambiant, Lucio reste humble, accepte son rang d’homme parmi les Hommes.
Mais contestataire par essence, insoumis par nature, Ludo continue de faire de son art le fer de lance s’opposant au souffle putride du roi. Le rap, l’écriture, comme moyen d’émancipation, mais aussi de revendication. Le MC, au travers de ce morceau, pense comme Ill des fameux X-Men : « C’est presque par défaut que j’ai fait du rap. Pour quelque chose de révolutionnaire, de rebelle, allant vers l’harmonie ». N’oublie pas que le nom du MC préféré de ton MC préféré est Bakounine !
Aidé par son désormais fidèle comparse Mani Deïz, Lucio nous livre une fois de plus une superbe réalisation. Plus homogène et plus noir que les précédents « … » dépeint le quotidien morose et gris d’une société qui bat de l’aile. Raviver l’étincelle du bon sens, rendre possible la prise de recul, nous ouvrir les yeux apparaît presque comme le but inavoué mais bien conscient de son art. On était pourtant prévenus, il ne fallait pas ouvrir le cercueil…
« … » est disponible en écoute et en téléchargement à prix libre sur le Bandcamp de Lucio
.
Share this Post
- Vies et Morts dialoguent dans les Chansons de Lucio Bukowksi et Mani Deïz - 29 mai 2018
- L’éthotrip, rap de fragile ou avènement du sentiment ? - 21 février 2018
- A court de Stamina, Freez comble Les Minutes Vides - 20 novembre 2017