De la chaine en or au bob, et du baggy à la sneaker, pas question d’être rap sans penser style, de parler rue sans évoquer l’impératif du « being fresh ». La rue aime la mode, flirte avec le luxe mais le contraire n’a pas toujours été vrai. Pourtant aujourd’hui, Vuitton collabore avec Supreme, et Balmain propose des hoodies à 600 balles. Deux mondes que tout oppose et qui pourtant s’attirent, et s’inspirent de plus en plus ouvertement. Applecore est à l’image de cette évolution : une marque haut de gamme pour et par la rue, qui chamboule les catégories et qui, progressivement, tisse un lien solide entre mode et hip hop. Entretien avec son co-fondateur, Steven Alexis.
Peux-tu nous parler d’Applecore, de sa création et de l’esprit véhiculé par la marque ?
Applecore, ca a commencé avec mon partenaire, Moriba. Pour faire court, on partageait la même vision de la mode, et on a décidé de se lancer dans quelque chose de conséquent ; on a muri le projet pendant facilement 6 mois avant d’annoncer le truc, avant de tout poser sur la table. On a décidé de faire une marque contemporaine et multiculturelle, hors des cases et en utilisant les codes de tout le monde, de tout ce qui nous entoure. Et c’est comme ça qu’Applecore est né, en 2015.
Comment se déroule votre processus de création ? Vous visez certains milieux en particulier ? Quelles sont vos inspirations ?
En fait on fait tout à deux. Comme dans la vraie vie, quand tu partages des choses avec quelqu’un, tu mélanges tout. Il faut savoir que quand tu créées une marque de vêtements, la création c’est seulement 10 ou 20% de ton temps. 80% du temps tu le passes en rendez-vous, stratégies, presse, et pas à créer. Ca entraine une frustration évidemment, mais elle peut être bénéfique, parce qu’au moment de créer t’es vraiment chaud. En termes d’inspiration, on a pas de règles : c’est la rue, c’est les gens, c’est tout ce qui nous entoure. Chaque collection a un thème bien précis, un sujet qu’on veut soulever et mettre en avant. Et donc, dans la viseur d’ Applecore, se trouvent les gens qui se retrouvent là dedans, dans ce mélange de codes parfois très opposés.
Applecore est généralement catégorisé « streetwear », c’est comme ça que tu le définirais aussi ?
Le streetwear, pour moi, ça veut tout et rien dire ; c’est les vêtements de la rue. Ca veut dire que tous les gens qu’on voit là sont en train de porter du streetwear. Ca veut rien dire, c’est un peu bizarre comme terme. C’est vraiment pour séparer les classes. Il existe des catégorises bien sûr, mais je pense pas qu’il faille pas catégoriser. Et donc mes vêtements, je ne les présente pas comme du streetwear, ni comme du luxe ; Applecore est une marque haut de gamme aux inspirations éclectiques.
Tu parles d’inspiration ; on reconnait certaines de vos pièces au mot « Lovés ». C’est pour Peace N Lovés ? C’est une devise dans laquelle tu te reconnait ?
Je me reconnais dans le Peace N’ Lovés mais à la base c’est pas pour ça ; on cherchait un mot représentatif à la fois de l’époque et d’Applecore, de nos objectifs. Applecore, la marque et sa création, c’est pas pour faire joli, c’est pour faire de l’argent. Et « Lovés » vient d’abord de « J’ai pas les loves », de Sexion d’Assaut, qui est un son qui m’a beaucoup matrixé quand j’étais petit. Mais en vrai ça colle, ça veut dire la même chose finalement, que l’argent c’est important. Ca n’est pas tout, mais pour moi c’est important.
A propos d’argent, est ce que n’importe qui peut se lancer ? Comment on se fait un nom dans le business de la mode ?
En étant débrouillard… « Débrouillard à jamais » ! C’est comme quand tu veux trouver du travail ; tu fouines, tu regardes partout, tu te renseignes, tu prend des conseils autour de toi, c’est de la débrouillardise, clairement. Et quand tu travailles ça paye normalement. La détermination, c’est indispensable. Même quand ça se passe mal, il faut rien lâcher ; comme quand tu joues au foot, quand en match t’as un moment dur, tu dois le surmonter, être réactif, c’est tout. Tout le monde peut y arriver, tout le monde peut le faire. En étant débrouillard à jamais.
Lil Yatchy était en Applecore à la maroquinerie en février, et à Londres deux jours avant… Comment en arrive-t-on là en tant que créateur ? Est-ce que ça fonctionne comme du simple sponsoring ? Vous pensez à d’autres collaborations pour l’avenir ?
En termes stratégiques, on n’a pas cherché à toucher des stars dès le début ; si tu touches un Kanye West ou un Rocky, il faut assurer les commandes derrière, être à la hauteur sur la suite. Et puis on ne voulait pas s’assimiler au rap dès le début ; notre stratégie était de s’immiscer dans le milieu de la mode française. Notre background, un métisse et un renoi, qui habitent tous deux en banlieue parisienne, ça stigmatise direct dans ce milieu. On voulait d’abord passer entre les mailles du filet, montrer ce qu’on est capable de faire et plaire à la mode française. La collaboration avec Lil Yatchy s’est faite peu à peu mais ça n’est pas une collaboration à proprement parler, c’est un mec qui a voulu porter Applecore, qui fait de la musique ; on a un intérêt commun, il nous passe de la ce-for et fin de l’histoire, on lui a pas couru après, ça c’est fait assez naturellement. Mais quand on sera vraiment établi, on cherchera à faire porter Applecore à tous les artistes dont on aime la musique. Rocky, Rihanna, Stromae, Christine and the Queen, Alicia Keys, Kid Cudy… On ira plus loin que le rap. Mais ça, c’est quand la machine sera lancée, vraiment lancée, pour l’instant, « on est qu’à 30% de nos foutues capacités ».
Pour ce qui est du rap français, ces derniers temps Lacrim a réaffirmé son rôle d’ambassadeur de Philippe Plein en France, Joke a officialisé sa collaboration avec Nike, avec Visions. Tu penses que le rap peut participer à construire la mode, et vice versa ?
Je crois que le rap commence à se diversifier, s’ouvrir petit à petit. Mais pour l’instant, il est encore accroché aux codes Louis Vuitton, Gucci, Philipe Plein. Ca va s’ouvrir peu à peu, notamment avec des artistes comme Joke, Shay, Booba… Ca commence, mais si on prend l’exemple américain, Rocky par exemple, c’est énorme ce qu’il fait, il est entre rap et la mode, il navigue entre les deux, c’est exceptionnel. Des profils comme le sien, comme celui de Franck Ocean, sont très intéressants. Le rap US a sa propre évolution, et je pense que oui, le rap français est amené à servir la mode ; qui aurait imaginé que Chanel inviterait PNL à leur défilé, par exemple ? Les choses évoluent, la mode et le rap vont évoluer, mais pour l’instant, en France, c’est encore à petite échelle.
Quand un rappeur porte une marque pour la promouvoir, est ce que ça la mystifie et la positionne la marque comme un fantasme inaccessible ou bien est ce que ça fonctionne comme une publicité, bête et méchante ?
Le but c’est de faire vendre. La vapor de Nike, il l’ont placée sur Joke parce qu’il influence telle et telle communauté, il influence des gens qui vont acheter. C’est du placement de produit plus que de la publicité.
Récemment, SCH a donné une interview pour Booska P, entièrement dédiée au style. C’est quelque chose qui l’a toujours démarqué du reste du rap jeu. Qu’est ce qu’il apporte pour toi, au rap et à la mode, en osant toujours davantage en termes de style et d’imagerie ?
C’est sûr qu’avant SCH il n’y avait pas de profil comme ça, aux cheveux longs, avec ce style. Il influence la mode dans le rap, et peut-être aussi, indirectement, la mode tout court. C’est vrai qu’il a un profil très différent, mais je ne crois pas qu’il soit le seul, chaque rappeur à son truc. SCH, Joke, PNL, Booba, Shay en tant que femme, ce sont des artistes qui apportent aussi, à la mode dans le rap.
SCH, dans cette même interview, explique qu’il « respecte le truc du mec qui a un tee shirt tout blanc, il a payé 700 balles et y a aucune marque dessus », puis parle de l’importance que ses montres soient chères, et identifiables. Qu’est ce que tu penses de cette contradiction, qui vaut pour le rap mais pas seulement, entre simplicité et bling bling ?
En fait, simplicité et bling bling sont des signes de richesse. C’est très répandu dans le rap, de faire de ses vêtements un indicateur, pour montrer qu’on a de l’argent. Je le comprends, mais je le partage pas, je suis pas dans ce délire de mettre une sappe chère juste parce qu’elle est chère. Mais je pense que c’est dans l’évolution des choses, avant tu portais des choses très voyantes pour montrer que tu pesais, et aujourd’hui le luxe se traduit aussi par des pièces moins voyantes.
Le rap, comme expression de la rue et dans ce qu’il a d’underground, attire et inspire la mode. A l’inverse, porter des pièces de telle ou telle marque ou maison fait souvent partie de l’idéal de réussite ou des références dans le monde du rap. Comment tu vois cette relation ambigüe, depuis le milieu de la mode ?
Le luxe est très hypocrite avec tout ça. Maintenant que le streetwear est devenu à la mode, il y a quelques années, le luxe s’est décomplexé. Tu vois un Louis Vuitton en collab’ avec Supreme, tu vois des spots TV de Chanel avec des sneakers… Pour moi c’est hypocrite, ça sonne faux, ils le font pour vendre, c’est du marketing. Bien sur, Louis Vuitton-Supreme, ça restera dans l’histoire, la quintessence du streetwear et la quintessence du luxe assemblés, mais c’est ambigü. De manière générale, les maisons de luxe doivent suivre les tendances, les courants. Je trouve ça pas plus mal, parce que ça démocratise ce qu’ils appellent le streetwear, tu vois des hoodies de luxe, et pour l’avancée des choses c’est tant mieux. Mais ça laisse un coup amer, de la part de gens qui crachaient sur ce style il n’y a encore pas si longtemps.
Dans cette relation entre la rue et la mode, il y a le rap entre les deux, il y a les rappeurs. Qu’est ce que tu penses des rappeurs qui se posent en créateurs, je pense à Tyler the Creator notamment aux Etats Unis ou à Damso en Belgique et en France. Est-ce là un simple outil de promotion de leur carrière musicale et un bon moyen de faire rentrer du blé, ou y vois-tu une véritable démarche artistique ?
Ce que fait ou a fait Taylor c’est juste magique, lui il est à part. C’est exceptionnel ce qu’il arrive à faire, il montre que tout est possible. Mais de manière générale, je pense qu’il y a un peu des deux. Aujourd’hui, faire du merchandising pour un rappeur, c’est un business parallèle nécessaire, ça fait rentrer énormément de blé. Justin Bieber par exemple, il n’est pas créateur, ce qu’il fait c’est du merchandising pur et dur, en parallèle de ses albums, mais ça rapporte des millions. C’est pour ça que les rappeurs le font, pour les tournées notamment, c’est une source de revenu non-négligeable. Tous le font un peu mais certains y attachent plus d’importance que d’autres, et pour ceux-là, la création de vêtements est liée à leur processus de création musicale.
Tu vois un lien direct, entre le processus de création musicale et le tien, dans la mode ?
Oui. Tout est lié, une sortie de collection et une sortie d’album, un drop et un single, sont très liés. Je traine beaucoup dans la musique, et c’est un milieu assez comparable à celui de la mode de ce point de vue-là. Parallèlement à ma création dans la mode, je gravite beaucoup autour des gens d’ETMG, sans rôle défini encore, mais ce sont des gens qui m’ont toujours soutenu. Il y a des jeunes producteurs, des artistes tous différents. Moi, je suis là, avec eux, en session d’écoute, il y a une énergie de partage, une énergie créative que j’adore. Ces mecs sont des génies, ils sont hypercréatifs et ça m’inspire beaucoup.
J’ai l’impression que Booba avec Unküt, ou Damso avec Rosemark, décomplexent peu à peu la création et défont l’idée reçue selon laquelle la mode est dictée par la haute couture. Comme une ré-appropriation progressive de la mode par la rue. Qu’est ce que tu penses de de ça ?
Pour moi, ils font partie de la mode, parce que la mode n’est pas réservée qu’au luxe. La mode, c’est les gens qui s’habillent dans la rue : on s’habille pour vivre, pas pour défiler. La mode est partout, dans ce que les gens portent, qu’ils vivent dans le 16ème ou dans le 93. La mode doit s’inspirer de tout et de tous les vécus, de choses simples et communes.
Le style a toujours fait partie intégrante du rap et de ses codes, et les rappeurs tiennent à leur image, que certains cultivent plus que d’autres. T’es plus Sofiane en chemise Vuitton dans « Bois d’Argent », Jul en survet’ du Barça dans « En Y » , ou Seth Gueko en veste Tommy Hilfiger dans « Rubrique Nécro » ?
Je comprend les trois styles, je vois les références dans les trois, mais je penche pour Jul. Pour le survet, le coté foot. Tu vois, on parlait d’inspiration ; y pas besoin de tricher, on s’inspire de ce qu’on kiffe. Donc Jul oui, en plus j’aime bien sa musique.
On considère souvent que la culture hip hop est constituée de 5 éléments : rap, djying, beatbox, breakdance et graffiti. Tu penses pas qu’on pourrait y ajouter la sape ? Du moins le style ?
Bien sur. La sappe et les bijous, le style fait partie intégrante du hip hop. Et c’est aussi l’esprit d’Applecore d’ailleurs.
Je suis tombée sur un « Behind the scene » d’AppleCore sur la légendaire « Destinée » de Booba et Kayna Samet. Pour finir, pour la présentation de votre collection d’hiver en showroom, ce sera quoi la playlist ?
C’est difficile à dire… Dans nos playlists il y a de tout, et même si on est issus d’une culture hip hop, on s’est ouverts à d’autres genre musicaux : Zouk, Afro, Soul, Gospel… En shooting, on tourne à des Kalash Crimi, Diplo, Shay, Ray Charles, PNL, Kalash, Christine and the Queen, Damso (beaucoup de Damso !), du dancehall, du zouk. Beaucoup d’influences et beaucoup d’artistes ; dans nos playlists il y a de tout, à l’image de ce qu’on est et de ce qu’est Applecore.
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