Aujourd’hui, 120 ans après sa rédaction, Vîrus rend hommage à Jehan-Rictus et nous livre pour son nouveau projet son adaptation des Soliloques du Pauvre en format livre-album. Un projet ovni. Exceptionnel et nécessaire. L’histoire d’une découverte et d’un projet, vers lequel tout semble mener.
Fin 2009, Vîrus découvre Les Soliloques du Pauvre, et fait une rencontre. Celle, près de 100 ans après sa mort, du poète Jehan-Rictus. Une découverte, loin de la « poésie-corvée » des cours de collège, d’une poésie underground, martelée, scandée, presque rappée. Une poésie de rue, un langage cru, d’une modernité glaçante, rempli de hargne et de revendications sous-jacentes, qui offre une plongée dans l’argot des ruelles fétides du vieux Paris, sa misère et son lexique. Dans ce recueil de 1896, Vîrus découvre des mots, les siens. Des darons, des daronnes, des frangins, des mectons et puis aussi de l’argot fait de « mendigots » ou de « vieux birb’s ». Une langue déformée, parfois malmenée, hachurée d’apostrophes, mais prêtant une attention particulière à la sonorité et au rythme des mots. Une écriture de la voix, un sens du rythme et des strophes parlées créant une poésie vivante et une musique… percutante.
De rencontres fortuites en hasards, quelques années plus tard, porté par l’injustice de voir une telle œuvre oubliée, un tel auteur mis au placard, l’idée de réinterpréter Les Soliloques se fait de plus en plus évidente. Pour cela, une exigence. Ne pas voler Rictus, ne pas se contenter de le réciter, mais le rapper. Rendre hommage à son écriture très rythmée, en accentuant l’idée pour permettre aux rimes de retrouver toutes leurs duretés. Pour cela, bien sûr il a fallu faire des choix, et « effectuer une entorse à l’entorse ». Casser le rythme monotone de l’octosyllabe tout en accentuant la rythmique. Remanier quelques vers, s’approprier quelques mots et, comme Rictus l’a fait de son vivant, s’adapter à son époque et à l’actualité.
Dans la continuité de l’oeuvre de Jehan-Rictus, Vîrus nous propose donc son adaptation des « Soliloques du Pauvre » dans un format livre-album original et atypique. Et partout, c’est l’hommage qui transpire. Si sur le visuel, créé par La Rouille, les traits de Vîrus et Rictus semblent se confondre, ce n’est que Vîrus qui s’efface pour laisser transparaître avant tout l’oeuvre et son auteur. Laisser l’écriture de Rictus intacte, la mettre en avant pour ce qu’elle est. La livrer brute, réadaptée, mais fidèle. Pour cela, il était important de conserver le lien avec l’écrit et pour être au plus près de l’hommage, au sein des textes présentés, sa syntaxe, son orthographe ont été conservées.
Ce lien sur CD, c’est Jean-Claude Dreyfus qui se chargera de le conceptualiser. Chaînon manquant entre le texte et son rap, l’homme de théâtre (et spécialiste de Rictus) déclame en guise d’introduction et à l’apostrophe près, sa version de « Crêve Coeur ». Soutenu par une ambiance musicale estampillée Banane, Jean-Claude Dreyfus nous transporte immédiatement dans l’univers et nous présente le personnage. Cet orateur à la voix rauque et l’argot lourd, traînant ses frusques et son parfum de misère du vieux Paris à l’ancien Rouen. L’homme de la rue, « ce pauvre dont tout le monde parle mais qui se tait toujours », héros des sous-sols magnifié par ses souffrances, que Rictus à souhaiter mettre en avant et qui peuple ses soliloques.
Comme un passage de misère, Dreyfus s’effacera « s’ensauvant dans l’hiver » pour laisser place à Vîrus qui, ouvrant « l’Hiver » par « V’la l’temps », transpose immédiatement l’oeuvre dans son époque et entame le récit en six actes des joies, des misères et des peines du petit peuple. Sorte de manifeste de la pensée de Rictus, introduction à ses soliloques parue de façon indépendante en 1895, le poète expose dans « l’Hiver » son combat. L’adaptation, grandiose et puissante, donne au projet une cohérence troublante. Les styles et les rimes se confondent au point de ne plus réussir vraiment à dissocier les univers, et il n’est pas rare au détour d’une strophe ou d’un jeu de mot de voir, aidé par les instrumentales de Banane, apparaître en filigrane l’oeuvre de Virus. Il faut dire que la vision d’un spectre errant, ruminant son incompréhension du monde et le dégoût de ses contemporains décrit dans « Impression de Promenade », n’est pas inédit dans la bouche du rappeur. Après être passé, d’ « Espoirs » – méthodiquement résignés – en « Déceptions », ne trouvant d’oreille attentive qu’auprès de la Mort, s’enfonçant dans la résignation d’une vie d’échec, prêt à périr, le duo Virus-Rictus nous livrera ses souffrances et sa peine dans une ultime « Prière ». Parfaite conclusion au désespoir latent.
120 après après leur parution, les mots de Rictus ont retrouvés toutes leurs duretés. Non grâce au rap, mais à leur intemporalité. Et c’est sans doute le plus déprimant. Se rendre compte que rien n’a changé, que le monde n’a pas bougé. Ainsi, comment ne pas voir dans l’évocation de « l’escroc » Victor Hugo, une critique de notre système culturel, politique et médiatique, toujours d’actualité. Comment ne pas être morose de découvrir entre les lignes une remise en cause d’une justice sociale, du monde du travail ou de nos élites dirigeantes, dans un nihilisme convaincu qui, bien que centenaire, semble toujours aussi pertinent. L’oeuvre de Rictus est cyclique, intemporelle, les peurs, les espoirs et les peines du pauvre du XIXème faisant écho aux événements de notre temps.
Comme à chaque son, à chaque projet, Vîrus à réussi, poussé par un souci du détail quasi maladif, à nous absorber totalement dans son univers. La performance ici réside sans doute qu’il ne s’agit pas du sien. Une oeuvre puissante et atypique qui s’inscrit parfaitement dans la discographie du Rouennais, et qui permet une jolie mise en lumière des écrits du poète et une formidable fenêtre ouverte sur l’oeuvre de Jehan-Rictus. L’EP se terminera sur le sentiment qu’il le fallait. Sortir Rictus du placard, donner à sa vie la considération qu’elle mérite. Si Vîrus ne l’avait pas fait, qui d’autre s’en serait chargé ?
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