Nous ne connaissions Olivier Cachin qu’à travers le prisme des médias. A travers ce rôle d’expert qui lui colle à la peau, le dessert parfois. Celui que l’on appelle pour tout et rien, pour faire gagner en crédit le moindre débat ou pour analyser le vide dans les médias. LE spécialiste du hip-hop en France. Invité de l’inauguration du CECU (Centre Eurorégional des Cultures Urbaines – le premier en Europe) dont ReapHit était partenaire, nous avons eu le plaisir de découvrir le journaliste. Accueillis très chaleureusement, nous avons pu poser quelques questions sur son parcours, le rap et les nouveaux médias à ce véritable passionné, bien moins formaté qu’il n’y parait. Rencontre.
Revenons dans un premier temps sur le magazine « L’Affiche », premier réel média consacré au rap dont on connait l’impact. Pourtant, après son lancement, il aura fallu attendre 4 ans pour qu’il se commercialise. Comment êtes-vous passé du statut de fanzine au magazine payant ?
Techniquement, « L’Affiche » n’a jamais été fanzine. On était un magazine gratuit, mais dès le début, on a fonctionné avec de la publicité. Pour résumer, ça s’appelle « L’Affiche » parce que les deux personnes qui l’ont financé et lancé, c’était un colleur d’affiches sauvages et un producteur de spectacles qui, à cause des restrictions de l’époque, à la fin des années 80, sur l’affichage sauvage dans Paris ne pouvaient plus promotionner les concerts qu’ils organisaient. Donc ils ont pour eu idée de faire ce magazine, et ça ne devait être que des affiches. Si on ne peut pas les mettre dans la rue, on va les mettre dans une espèce de tract publicitaire avec quelques pages de pub.
C’était donc un magazine gratuit distribué sur la région parisienne sur une dizaine de points de distribution, puis 150 environ au bout de quelques numéros. Ce qui est très drôle, c’est qu’à l’époque on s’est dit « on essaie trois mois puis si ça ne marche pas, on arrête » . Sauf qu’évidemment, ça n’a pas marché au bout de trois mois, mais on a continué. (rires)
Très vite avec Franck, le fondateur, on a voulu faire un petit magazine avec des articles. Pour ma part, j’ai écrit dès le premier numéro, puis à partir du 7ème ou 8ème numéro – c’était KRS Oneen couverture – j’ai dit à Franck que ce qui était intéressant c’était le rap américain – puisqu’à l’époque le rap français commençait à peine – et c’est à partir de ce numéro qu’on s’est focalisé sur le HipHop US. Puis nous sommes devenus payant avec Spike Lee en couverture, il y avait un petit encadré sur Ice Cube également. On l’a vendu 10 francs.
Mais en réalité, ce grand virage a été imposé aussi par une contrainte : la publicité de cigarettes qui faisait la 4ème de couverture et garantissait l’économie du journal a été interdite. C’est comme si on avait dit à toute la presse : « Votre source de financement principale c’est fini, merci, au revoir ». Donc le seul moyen de continuer d’exister était de devenir un magazine payant, et d’espérer trouver une nouvelle économie. Qu’on n’a d’ailleurs pas trouvé tout de suite, bien sûr ! Parce que ça ne marche pas comme ça. (sourire)
Le premier numéro payant a plutôt bien marché, le deuxième beaucoup moins, c’est classique. Mais on a tenu, c’était une passion. Puis en 1994, 1995, 1996 on a réussi à faire un magazine super riche en contenu, en photos, en reportages. En ventes, on est quand même monté avec le Babyface qui était le plus gros numéro avec le Snoop, à des 50 000 ventes kiosque.
Ce sont des chiffres qui ne sont plus réalisables maintenant, simplement parce que la presse musicale ne peut plus exister, puisque internet a tué la presse écrite, c’est ni bien ni mal, c’est juste un constat d’époque. Mais c’est vrai que la presse papier, c’est quelque chose qui m’a toujours excité. Décider de la couv’ et voir l’impact que ça a… Ce n’est plus imaginable maintenant, parce que quelle que soit l’importance d’internet, jamais, ni un webzine ni un site si important soit-il, même Booska-P, ne pourra avoir l’impact que pouvait avoir un magazine papier à l’époque qui a précédé internet.
Le rôle de leader d’opinion qu’avait la presse qui a presque complètement disparu aujourd’hui ?
Pas disparu. Je dirais dilué. Internet a un gros poids, mais il est démultiplié entre les vues Youtube, les sites spécialisés qui mettent en avant tel ou tel article ou interview. Le public est donc beaucoup plus consommateur et cherche à droite, à gauche. Le public actuel, les 15-20 ans – principal public des musiques urbaines – n’ont pas le même spectre de vision que ceux d’il y a 10 ou 15 ans. Il y a encore moins de personnes aujourd’hui qui vont suivre l’histoire d’un mouvement.
Comment réussit-on à faire découvrir une culture alternative par l’intermédiaire de voies déjà contrôlées des grands médias classiques ?
Déjà, c’est une époque où il y a de plus en plus de disques qui sortent, et qui se vendent énormément. Il faut se souvenir que dans le milieu des années 90, c’est 1 million de ventes pour Gynéco, 1 million de ventes pour L’école du Micro d’Argent, NTM frôle le million, MC Solaar en est à son 3ème album. C’est toute une industrie qui est en train de se monter, des majors qui misent, et la pub coule à flots, j’exagère à peine. Tout ça crée un marché qui est en effet alternatif, mais plus le temps avance, plus l’alternatif devient mainstream avec un public intéressé par cette musique et qui a envie de voir des photos, de lire des interviews… Même si au début c’était une culture très minoritaire, elle a rapidement explosé et à l’époque de Radikal en 2002, elle était clairement devenue majoritaire, il y avait le marché de la fringue, etc.
La couv’ qu’on a faite « Doc Gynéco nique les mots » qui est une de mes préférées, on a quand même failli être interdits, parce qu’à l’époque on avait des campagnes de pub, on était régulièrement dans le métro, et on nous apprend que la régie du métro risque de nous refuser l’affiche à cause du mot « nique » qui est passé limite. Ce qui était quand même moins grave que d’avoir une cigarette à la main. D’ailleurs quand on a fait la couv’ NTM avec Joey Starr qui était très en forme ce jour-là (sourire), il n’a rien dans la main mais il mime le geste et on comprend bien que c’est un mec qui fume un joint, mais c’est passé quand même. C’est marrant, il y a toujours ce côté gendarme et voleur.
Est-ce que cette réussite passe aussi par l’émission Fax-O, où l’on retrouvait sur un même plateau des artistes de variété et des rappeurs ?
Oui, en fait j’ai fait Rapline pendant trois ans et demi, et M6 me propose une autre émission pour le mercredi après-midi, donc un horaire beaucoup plus exposé, avec qui plus est une dimension éducative sur le jeune public. L’idée était de faire une émission généraliste, et de me laisser mettre mes « trucs bizarres » de temps en temps. Je souhaitais à l’époque continuer Rapline en parallèle, mais ce n’était pas possible. Et comme j’avais envie de défendre le hip-hop, j’ai intégré ce genre musical dans l’émission. S’il n’y en avait pas eu, ça n’aurait pas traumatisé M6 (sourire).
Et cette période coïncidait, pas encore tout à fait mais presque, vers 94-95, avec la grande bascule qu’est le changement de programmation de Skyrock. On pense ce que l’on veut de Skyrock, mais à ce moment-là, c’est le seul média qui diffuse le hip-hop dans la France entière. Et ça n’était pas le cas avant. C’était le cas pour la presse avec « L’Affiche » et ceux qui sont arrivés après, « Groove », « RER », « Radikal »… Mais c’était des magazines spécialisés, ça n’avait pas l’impact d’un grand média national comme Skyrock.
C’est à ce moment qu’il y a eu une popularisation du genre. Tout d’un coup, n’importe où en France, tu pouvais écouter Gynéco, Secteur Ä, Nèg’Marrons, NTM et Solaar. Alors qu’avant, le seul tube national c’était « Bouge de là » . Il n’y a pratiquement rien eu entre ça et 1995 en diffusion nationale, si ce n’est « Le Mia » et quelques succès épars.
Après cette période charnière, on rentre dans une décennie que l’on pourrait qualifier de « pauvre » (médiatiquement parlant) dans les années 2000, à ce moment vous étiez rédacteur en chef de Radikal, quelle est votre vision de cette période ?
« Pauvre » c’est un point de vue, il y a quand même eu de très bons disques ! Radikal, ça a été une expérience extraordinaire, là aussi ça a duré 3 ans et demi. C’était une époque où on faisait encore des voyages de presse au bout du monde. C’est vrai que ce n’était pas la même innovation que les trois glorieuses, 96-97-98, mais il y a quand même tout l’héritage de Lunatic, de ce rap plus « rue », plus cru, qui retourne à une espèce de truc basique qui aussi, peut-être, prend acte du fait qu’ils ne sont pas les bienvenus.
Parce que c’est vrai qu’à un moment, il y a toute une génération de rap français qui a essayé de devenir une musique, je ne dirais pas comme les autres, mais en tout cas une musique qui soit acceptée comme les autres. Ça n’est jamais arrivé. On voit bien que cette musique est toujours vue à travers le prisme des jeunes de banlieue, les immigrés, la violence. C’est la façon de la présenter la plus systématique et la plus simple pour les médias. Dès qu’il y a une émeute, on nous ressort les banlieusards, les sauvageons… Donc à un moment, ils se sont dit qu’ils allaient faire leur truc entre eux. Ça donne forcément un rap moins ouvert, peut-être moins utopique que celui d’Assassin, par exemple. Mais ça n’empêche pas qu’il y avait La Rumeur, Casey, avec d’autres valeurs, mais autant de principes.
Mais est-ce que ça n’est pas une époque où on a formaté les bacs de rap français ?
Disons que plusieurs évènements ont précipité ce formatage. D’abord, les maisons de disques étaient en gros déclin à cause de la crise du disque qui a commencé il y a une dizaine d’années, et qui a frappé les majors. Mais surtout, les majors étaient larguées.
Ce n’est pas tellement qu’elles ont voulu forger les artistes, mais plutôt qu’elles étaient tellement larguées qu’elles ont changé leurs critères. Elles regardaient les nombres de vues sur des Skyblog, et décidaient de signer en espérant que ça marche.
Aux États-Unis, les majors ont très bien compris qu’il fallait avoir des têtes d’affiche dans l’underground pour faire ce filtre, c’est ce qui a manqué en France. Et ça, c’est autant de la faute des majors que celle des structures des rappeurs indépendants. N’ayant pas des labels indés qui aident à la diffusion, ils ont été voir qui bossait sur Youtube. Et ça donne quelqu’un comme Jul aujourd’hui qui vend 80 000 albums.
Il a manqué de directeurs artistiques qui prenaient des risques ?
Non, pas qui prenaient des risques, mais qui savaient ce qu’était le hip-hop. Et puis en France, on est très nobles, on ne veut pas se salir les mains. Donc le côté, « nous les gentils indés, eux les méchantes majors », à un moment, si on veut vraiment bosser à l’américaine, ce à quoi prétendent les rappeurs ou les structures, il faut créer des ponts. Justement, aux États-Unis il y a des ponts entre le commerce et l’underground.
Le directeur de Def Jam France aujourd’hui, Benjamin Chulvanij, a commencé comme coursier. Le rap, il l’a toujours vécu de façon très instinctive, très viscérale. Pour un comme lui, on a plein d’autres mecs qui viennent de grandes écoles, qui travaillent dans la musique parce qu’ils n’ont pas réussi à faire de la politique ou de l’industrie, et qui ne connaissent tout simplement rien au HipHop.
Il faut dire que travailler dans le rap, ça n’est pas facile non plus, c’est même épuisant. Il faut accepter de se faire maltraiter, d’être constamment perçu comme le traître, le Judas, le mec qui n’y connait rien. On ne fait jamais rien de bien, quand on est une radio on ne diffuse jamais ce qu’il faut, quand on est directeur artistique, on signe que des nazes, alors que les vrais sont là mais que « seuls les vrais le savent » .
C’est très français comme esprit, non ?
Ah oui, c’est très français. Et ce n’est même pas réservé au hip-hop. C’est un mauvais esprit généralisé.
A l’heure actuelle, la scène se transforme avec les réseaux sociaux. Comment les médias spécialisés doivent s’adapter à cette explosion de créativité indépendante ?
Je pense que chacun trouve sa niche. Un média comme Booska-P a pris le dessus et correspond à ce que pouvait être les médias papiers dominants il y a 15 ans. Chacun essaie de trouver son style, l’ABCDR avec un côté un peu plus intello qui propose des articles de fond. C’est tellement large maintenant, on ne peut plus traiter l’ensemble des nouveautés, c’est fragmenté.
Donc il y a des micro-niches. Le seul petit problème, c’est que ça ne rapporte pas d’argent. C’est la grande différence. Donc si on ne le fait pas pour le plaisir, on fait une erreur en croyant qu’on le fait pour de l’argent. Espérons que ça marquera le retour de la passion.
Pour terminer, le rap, à Marseille notamment, s’est développé à ses débuts via les réseaux rock et punk. Aujourd’hui, on remarque que les Inrocks et le Mouv’, médias rock, récupèrent une certaine vision du hip-hop et relancent la machine médiatique. C’est une continuité logique pour vous ? La boucle est bouclée ?
D’une certaine façon, oui. Pour Les Inrocks, heureusement qu’il reste un magazine musical au rayonnement national qui considère que le rap n’est pas une musique de pestiférés, mais une musique qui a sa part dans l’offre globale.
Pour Le Mouv’ c’est un peu différent, parce que c’est Bruno Laforestrie, qui est un des fondateurs de Générations et de Paris Hip-Hop, a repris la direction du Mouv’ il y a quelques mois et prépare pour janvier une nouvelle grille. Donc ça va être une alternative intéressante à Skyrock, car ce sera une radio urbaine où apparemment le rap aura une grande place. Ce sera un média très différent de ce qu’il est aujourd’hui. Et la grande différence avec Skyrock, c’est que ce sera un média hip-hop du service public et non une radio commerciale. Moi qui suis dans Le Mouv’ depuis 5 ans, ça m’intéresse beaucoup de voir ce que ça va donner….
Retrouvez Olivier Cachin sur Le Mouv’ dans « La Collection » avec Sandrine Vendel le samedi de 10h00 à 11h00. Et dans « La Collection Rap », le dimanche de 10h00 à 11h00.
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